Politique Internationale — Plus un jour ne s’écoule sans que l’urgence climatique ne soit mise sur la table. Et avec elle l’exigence d’une mobilité qui soit davantage décarbonée. Comment intégrez-vous cette nouvelle donne ? Comment un groupe industriel comme le Groupe PSA, qui emploie plus de 200 000 personnes et qui est à l’aube d’un rapprochement majeur avec Fiat Chrysler Automobiles (FCA), s’empare-t-il du dossier environnemental ?
Carlos Tavares — Avec quelle casquette dois-je vous répondre ? Celle de patron d’une grande entreprise du CAC40 et d’un géant de l’automobile dans le monde, ou celle d’un simple citoyen ? En qualité de dirigeant, je prends conscience que l’urgence climatique fait peser une menace sur la pérennité des opérations d’un groupe industriel comme le nôtre. Si rien n’est fait pour corriger la situation climatique actuelle marquée au premier chef par la hausse des températures, l’environnement et tous ses composants — eau, air, biodiversité… — courent le risque d’être un jour tellement altérés que des activités humaines devront être arrêtées. Le constat est lapidaire mais personne ne doit se voiler la face : on pourrait débrancher le secteur automobile, comme d’autres secteurs clés d’ailleurs. Nous allons voir au cours des prochains mois comment va se décliner le Green Deal européen (NDLR : la feuille de route écologique de l’Union européenne) : de l’efficacité de ses actions dépend largement l’avenir de pans entiers de l’industrie.
Avec ma casquette de citoyen, je ne rentre même pas dans l’étude de ces arbitrages au sommet. Je mesure simplement les immenses difficultés qui attendent les générations futures. On tombe aussitôt sur des questions éthiques : comment faut-il changer nos comportements pour continuer à vivre ? Jusqu’à quel point mener un développement économique accéléré ? Toutes les régions de la planète peuvent-elles avoir accès aux mêmes standards de confort ? Les réponses sont d’autant plus difficiles que le débat climatique souffre d’une grande étroitesse d’esprit. Alors qu’une vision à 360° est nécessaire pour embrasser toutes les problématiques environnementales, de nombreux observateurs persistent à regarder le paysage par le petit bout de la lorgnette.
P. I. — Qu’entendez-vous par étroitesse d’esprit ? Cela veut-il dire que les gens en charge du dossier climatique — et ils sont nombreux — se méprennent sur les caractéristiques et les enjeux du secteur automobile ?
C. T. — Je continue à être frappé par la fausseté des appréciations portées sur l’industrie automobile. À entendre certains, nous serions le secteur responsable par excellence du réchauffement climatique, le volet de l’économie le plus polluant et celui qu’il faut taxer en priorité. Même si nous ne sommes pas la seule activité ciblée par ces critiques, cela se traduit par une écologie punitive, qui est souvent la règle appliquée par les pouvoirs publics pour tenter de répondre à l’urgence environnementale. L’industrie automobile est prise en otage, soumise à des mesures qui freinent son développement. Pour être encore plus explicite, comment investir dans des équipements et des services plus vertueux sur le plan écologique si, en amont, des taxes viennent rogner les moyens nécessaires ? Je ne dis pas non plus que l’industrie automobile doit être exonérée de tout reproche : la manière dont un constructeur a triché avec les règles a jeté l’opprobre sur l’ensemble du secteur (NDLR : Volkswagen a été reconnu coupable d’avoir faussé les résultats des émissions de certains de ses moteurs).
Pour revenir au Groupe PSA, nous faisons preuve d’agilité et d’anticipation afin d’adapter nos produits, nos services et nos process à la nouvelle donne. Aujourd’hui, le groupe propose une gamme d’une bonne dizaine de véhicules électrifiés et est leader en matière d’émissions de CO2 des véhicules. En attendant, le monde politique, dans sa réflexion climatique, devrait considérer le paysage industriel dans son ensemble et ne pas se limiter à l’analyse des émissions entre le réservoir ou la batterie et la roue. Nous avons énormément investi et progressé, jusque dans nos process industriels pour réduire nos émissions de CO2. Pourtant, nous continuons d’être bien plus incriminés, et pénalisés, que les énergéticiens. Au lieu de prendre des mesures isolées et de laisser chacun travailler dans son coin, pourquoi ne pas réfléchir à un cadre global qui mutualiserait les compétences, dans une approche à 360 degrés où les uns et les autres contribueraient à un objectif partagé ?
P. I. — D’un point de vue opérationnel, comment le Groupe PSA travaille-t-il pour devenir plus vertueux sur le plan écologique ?
C. T. — D’abord et avant tout, nous disposons au sein du Groupe PSA d’un certain nombre de dispositifs et d’instances chargés de concevoir et de valider la stratégie du groupe en matière environnementale. La feuille de route sur la mobilité décarbonée entre dans ce cadre ; elle est entérinée au sommet de l’entreprise par notre comité CO2 que nous avons voulu mensuel. Je préside ce comité et y sont présents tous les décideurs du groupe qui contribuent à ce travail de réduction de nos émissions de CO2. Nous sommes certes leader aujourd’hui, mais nous avons défini une trajectoire et prenons en responsabilité les décisions nécessaires pour atteindre nos objectifs. Nous avons déjà engagé plusieurs actions, décidé d’arrêter la commercialisation des véhicules « les moins performants » en CO2 et d’intégrer dans les programmes des véhicules futurs le critère climat. Mais notre volonté est aussi de nous projeter dans l’avenir. Voilà pourquoi j’ai demandé à plusieurs jeunes cadres d’envisager les contours du groupe à l’horizon de 2030, dans la perspective d’une mobilité décarbonée intensifiée. Cette échéance à 2030 n’a pas été choisie au hasard : on sait que le Parlement européen s’est prononcé sur une réduction massive des émissions de CO2 des voitures et utilitaires de moins de 3,5 tonnes au cours de la décennie à venir. Cette décision, même si elle a des effets de bord sociétaux, permet au moins de travailler sur un agenda. D’ici là, de nombreux équipements vont continuer à progresser, avec des gains technologiques et écologiques à la clé. À commencer par les véhicules électrifiés : aujourd’hui, ces véhicules sont disponibles mais à un prix élevé. D’ici une dizaine d’années, ces tarifs de vente devraient avoir considérablement baissé. En tout cas, nous travaillons dur pour cela : qu’il s’agisse des moteurs électriques, des batteries ou des boîtes de vitesse, tous ces produits seront désormais fabriqués selon un mode d’intégration verticale. Ce qui veut dire que nous maîtrisons toute la chaîne de production. Nous avons créé en 2020 une joint-venture — ACC (Automotive Cells Company) — qui produira en France et en Allemagne des batteries, permettant ainsi de relocaliser 40 % de la valeur d’un véhicule électrique. La création d’ACC marque la naissance d’un acteur majeur de la production de batteries en Europe au meilleur niveau de performance mondial. Cette étape, que j’appelais de mes vœux depuis longtemps, constitue un tournant dans la construction de la transition énergétique en Europe puisqu’elle s’appuie sur une dynamique impulsée par Groupe PSA et Total avec le soutien des gouvernements français et allemand ainsi que de l’Union européenne.
P. I. — Le Groupe PSA a vécu longtemps sans que la mobilité décarbonée soit considérée comme un élément de stratégie. Comment faites-vous pour sensibiliser les salariés à l’importance de la mutation en cours ? N’y a-t-il pas le risque que certains restent au bord du chemin ?
C. T. — Groupe PSA est depuis longtemps engagé pour réduire les émissions de CO2 de ses véhicules. Certes, le vocabulaire a changé. Par le passé, on parlait d’efficience énergétique, de réduction des consommations des véhicules. Mais les ingénieurs de Groupe PSA se sont toujours mobilisés sur cet enjeu climat, que notre entreprise considère comme un sujet lié à l’éthique. Maintenant que l’on parle largement du changement climatique dans les médias et à l’école, un grand nombre de nos salariés doivent pouvoir répondre à leurs enfants, dont certains sont des ados prompts à s’animer sur les questions de développement durable, voire à reprocher à leurs parents de travailler pour l’industrie automobiles, si souvent taxée des pires maux. J’encourage donc tous les collaborateurs du groupe à leur dire que le virage en faveur de la mobilité décarbonée est un moyen important pour satisfaire aux enjeux de préservation de la planète tout en préservant la liberté de mouvement.
J’utilise aussi un autre argument pour que tout le monde s’y retrouve dans le cadre de la révolution actuelle : s’agissant de l’écologie punitive précitée, on sait à quel point les amendes peuvent mettre en péril la santé financière des groupes industriels. Sur ce point, l’impact des décisions politiques se chiffre parfois en milliards d’euros. Que faut-il alors préférer ? Travailler sans relâche pour se mettre aux normes écologiques en essayant de conserver des prix abordables ou alors s’acquitter d’amendes qui peuvent faire tomber une entreprise ? La réponse des salariés est vite trouvée, même si ce n’est pas la peur des sanctions qui incite le Groupe PSA à développer des solutions durables.
Personne ne peut dire aujourd’hui exactement quel tour va prendre la lutte contre le réchauffement. En revanche, face à l’ampleur des adaptations, de nombreux industriels, tous secteurs confondus, vont rester sur le bord de la route. Dans le domaine de l’automobile, les mouvements de concentration sont voués à encore s’intensifier pour bénéficier d’économies d’échelle. Je ne sais pas jusqu’où le Groupe PSA résistera si l’on opte un jour pour une civilisation sans automobile, mais je fais tout pour qu’il soit le dernier ébranlé par ce type de secousse.
P. I. — L’aménagement des zones urbaines n’a jamais été à ce point au cœur des campagnes électorales. On a pu le constater cette année en France. À Paris en particulier, plusieurs candidats aux municipales ont travaillé sur la ville sans voiture. Qu’est que cela vous inspire, vous qui dirigez un groupe automobile ?
C. T. — Je n’ai aucun problème avec cela. Le Groupe PSA est un groupe industriel spécialisé dans l’automobile mais, s’il doit se consacrer à d’autres activités, il le fera. Le savoir-faire dont dispose le groupe peut parfaitement être exploité dans des domaines différents du périmètre originel. Cela étant dit, vous semblez sous-entendre que le Groupe PSA serait un ardent défenseur de la primauté de la voiture en ville. C’est faux : nous sommes d’autant plus convaincus de l’évolution des comportements que nous ne vendons pas plus de 2 000 voitures par an à des Parisiens intra-muros. D’une manière générale, l’utilisation de la voiture en ville doit certainement être repensée, mais faut-il pour autant se priver de l’automobile dans la civilisation moderne ? C’est « la » question qui se pose en creux. Chaque matin, des millions de Français — pour ne parler que de la France — doivent-ils renoncer à prendre le volant pour conduire leurs enfants à l’école, pour aller travailler ou tout simplement pour effectuer 1001 gestes de la vie quotidienne ? Je pose simplement cette question, qui est à la source même d’une réflexion sociétale : la liberté de se mouvoir peut-elle faire l’impasse sur l’automobile ? Et doit-on considérer la mobilité de manière identique dans les centres villes et en milieu rural ? Nous proposons un objet de mobilité 100 % électrique, qu’on pourrait conduire dès l’âge de 14 ans et pour un coût mensuel inférieur à un pass Navigo : la Citroën Ami. Le débat sur la mobilité doit également prendre en compte la dimension sociale : quelque 14 millions de personnes travaillent pour l’industrie automobile en Europe ; si l’on décide du déclin de ce secteur, il faut penser en priorité à l’avenir de ces salariés.
P. I. — À ce stade, tous ces dossiers sont au moins autant politiques qu’économiques et écologiques. Comment se passent les échanges entre les dirigeants du monde industriel et les autres acteurs ?
C. T. — Un exemple qui résume bien la situation : pendant deux ans, j’ai été président de l’Association des constructeurs automobiles européens et je n’ai pas été en mesure d’être reçu par l’Union européenne (UE) pour faire le point sur le fond de ces dossiers. La décision d’une réduction massive des émissions de CO2 d’ici à 2030 a été prise unilatéralement. Les professionnels de l’automobile que nous sommes n’avons pas de parti pris contre les grandes orientations environnementales, au contraire. En revanche, nous méritons d’être écoutés. Le virage vers la voiture électrique ne se fait pas en un claquement de doigts. C’est une mutation profonde qui doit être accompagnée par des programmes industriels de grande ampleur, avec l’assurance d’un déploiement massif de bornes de recharge de manière synchrone. Notre industrie est déjà suffisamment fragilisée par les grandes déclarations de principe pour ne pas être mise davantage en péril.
Du point de vue sociétal, cette année de crise sanitaire a montré la dureté de l’assignation à résidence pour les habitants qui se sont retrouvés confinés. Et ce fut pour une durée limitée ! Nous mesurons bien la valeur croissante que les citoyens accordent dorénavant à leur liberté de mouvement. Imaginez ce que serait la vie sans voiture pour les habitants des territoires ruraux ou péri-urbains : c’est l’assignation à résidence à vie et l’incapacité de travailler. Pour prendre des décisions publiques sur la mobilité, il faut d’abord comprendre pourquoi on se déplace, avec qui, à quelle fréquence et proposer des solutions qui garantissent à la fois de la sécurité, de la souplesse et des prix acceptables.
P. I. — Une question plus personnelle. On vous sait amateur de sport automobile. Que répondez-vous à ceux qui disent qu’il y a des activités plus écologiques ?
C. T. — Je pourrais vous répondre que le sport automobile, à l’échelle des émissions de gaz à effet de serre de la planète, pèse de façon infinitésimale. Mais le sujet n’est pas là : je préfère vous dire que je n’ai pas envie de mourir d’ennui ! Ou alors que je me méfie du conformisme ambiant, qui débouche souvent sur une analyse superficielle des choses. À question personnelle, réponse personnelle : quand il m’arrive de participer à un rallye automobile historique, je suis toujours très heureux de l’atmosphère de convivialité qui s’en dégage. Cette discipline, comme tant d’autres activités, crée du lien entre les gens et on aurait tort de s’en priver. La fragmentation, voilà l’ennemie. Quel non-sens de vouloir opposer les fanas de course à pied et les amoureux de la course automobile ! Va-t-on demander aux premiers quelle est l’empreinte écologique de leurs chaussures de running fabriquées à l’autre bout du monde ? Ou bien combien d’énergie a dépensé le bulldozer qui a aménagé le sentier ou le stade sur lequel ils se dépensent ? Dans la même veine, j’essaie d’éviter toute fragmentation au sein de l’entreprise. Si les collaborateurs commencent par défendre leur appartenance à une marque, à une ligne de produits ou à une zone géographique, alors le projet commun est torpillé dès le départ. En fragmentant, les risques de conflits stériles sont démultipliés. C’est hautement dommageable pour le climat de travail.
D’autre part, la course automobile, comme toutes les compétitions, est un puissant fédérateur d’énergies dans l’entreprise. Nous repoussons les limites de nos capacités à innover pour trouver la solution la plus efficace et dans le temps le plus court. Les ingénieurs qui travaillent sur les véhicules de course vont ensuite travailler sur les véhicules de série. Les avancées bénéficient à tous. Je vois la compétition comme un laboratoire pour incuber des idées. Notre marque premium DS a gagné deux fois de suite le championnat du Monde de Formula-e (100 % électrique) et nous avons conditionné le retour de la marque Peugeot aux 24 heures du Mans au fait que cette compétition fasse courir des motorisations hybrides. J’ai moi-même déjà pu essayer un véhicule de compétition de génération future uniquement à propulsion hydrogène. Le sport auto et l’environnement ne sont pas antinomiques.
P. I. — Le rapprochement avec Fiat Chrysler Automobiles (FCA) est une opération majeure pour le Groupe PSA. Dans quelle mesure les questions écologiques abordées précédemment sont-elles prises en compte dans ce dossier de fusion ? S’effacent-elles derrière les évolutions de gouvernance, l’alliance des marques ou la complémentarité des sites ?
C. T. — Oui, le rapprochement entre le Groupe PSA et FCA est une opération formidablement structurante. Mais derrière les marques, les chiffres ou les usines, n’oublions jamais qu’il y a d’abord des hommes et des femmes. Et tous ont l’idée d’une transmission, au sens où les générations se succèdent et où l’on se passe le relais. La plongée dans un dossier économique aussi important que la création de Stellantis n’empêche surtout pas de garder en tête les préoccupations environnementales avec la mutualisation de nos savoir-faire. Grâce à l’addition de nos forces, nous allons augmenter la surface de cette brique innovante. Au passage, un tel effort industriel que celui illustré par le développement des voitures électriques représente un risque financier. Voilà pourquoi il est essentiel que ce mouvement technologique soit mieux accompagné par les pouvoirs publics. En France, nous sommes fermement encouragés à investir dans le parc électrifié. À ceci près que les bornes de recharge font cruellement défaut. Nous sommes tous prêts à exercer notre rôle industriel au service des grands objectifs de la COP21, et Stellantis poursuivra dans ce sens. Mais à la condition qu’il n’y ait pas de fossé entre la rupture que nous proposons et la façon dont elle est relayée sur le terrain.
Cet entretien a été réalisé le 22 octobre 2020.