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Dans les coulisses de la Banque de France

Politique InternationaleCommençons par une question abrupte : qui contrôle le cash en France ?

Erick Lacourrège — Tout dépend de ce dont on parle. Personne ne contrôle la demande de cash en soi : les billets et les pièces sont demandés par le public, par exemple pour régler des achats, rembourser des amis, constituer une épargne de précaution ou encore disposer d’une réserve d’argent en vue d’une dépense future. C’est la Banque de France qui émet les billets en euros, en fournissant aux banques les quantités qu’elles commandent pour répondre aux besoins de leurs clients et approvisionner leurs guichets et automates. L’État est responsable de l’émission des pièces, qu’il fait frapper par la Monnaie de Paris. La Banque de France se charge ensuite de les mettre en circulation de la même façon que pour les billets. En revanche, la qualité de la monnaie fiduciaire est soigneusement contrôlée : cette mission clé de la Banque de France lui est conférée par la loi. Cela implique à la fois l’entretien de la monnaie fiduciaire et la bonne qualité de sa circulation sur l’ensemble du territoire. Ainsi, la Banque de France trie plusieurs milliards de billets par an sur des machines de haute performance : ceux qui sont trop usés pour être remis en circulation sont détruits et remplacés par des coupures neuves. Depuis une dizaine d’années, les banques et les sociétés de transport de fonds sont elles aussi autorisées à trier et à remettre en circulation des billets et des pièces, mais sous le contrôle étroit de la Banque de France. En particulier, seul un matériel de tri dûment homologué est utilisé.

P. I.Quels volumes sont traités chaque année ? Comment s’établit le circuit ?

E. L. — Pour vous donner un ordre de grandeur, les prélèvements aux guichets de la Banque de France et de l’Institut d’émission des départements d’outre-mer (IEDOM) se sont élevés en 2019 à 5,4 milliards de billets (136 milliards d’euros) et à 1,25 milliard de pièces (500 millions d’euros) ; soit près d’un billet sur six prélevé au guichet d’une banque centrale dans la zone euro. Une fois en circulation, ces billets et ces pièces s’échangent entre les différents acteurs économiques, principalement les banques, les commerçants et les consommateurs. Le public se procure les billets auprès des établissements de crédit, majoritairement via les distributeurs automatiques mais aussi les agences bancaires. Après avoir été utilisés, les billets et les pièces sont retournés aux agences bancaires ou bien récupérés directement par les transporteurs de fonds — comme dans la grande distribution, par exemple — avant d’être reversés aux guichets de la Banque de France et de l’IEDOM. Les billets sont ensuite triés pour vérifier leur authenticité et leur qualité. Avec 7 billets sur 10 triés dans ses caisses, la Banque de France demeure aujourd’hui l’acteur principal de l’entretien de la monnaie fiduciaire sur le territoire national. Néanmoins, les opérateurs privés occupent une place croissante, leur part dans le recyclage des billets augmentant continûment : elle a ainsi doublé depuis 2015, passant de 15 % à un peu plus de 30 % en 2019.

P. I.À travers ces différents acteurs, peut-on parler d’une logique de filière ? Si oui, quel est le dossier prioritaire auquel ils doivent s’atteler collectivement ?

E. L. — Depuis quelques années déjà, les acteurs de la filière fiduciaire sont confrontés à un enjeu commun : la baisse de l’usage des espèces dans les achats du public. Ce phénomène est lié à l’évolution des modes de consommation et à la progression des moyens de paiement scripturaux, particulièrement de la carte et de sa fonction sans contact. L’ensemble de la filière fiduciaire doit donc s’adapter pour répondre à cette baisse globale du volume des billets à traiter. La Banque de France joue tout son rôle en pilotant les processus de modernisation du métier et d’optimisation du circuit des espèces en concertation avec ses principaux partenaires. Je préside en particulier une instance de place, le Comité de pilotage de la filière fiduciaire (CP2F), créé en 2014, et qui réunit, outre le ministère de l’Économie et des Finances, des représentants des banques et des sociétés de transport de fonds. L’objectif est de partager une vision prospective commune et d’examiner les grands projets en cours. En septembre 2018, un groupe de travail a été missionné pour évaluer l’accès aux espèces sur le territoire métropolitain. Parallèlement, les évolutions réglementaires et organisationnelles de la filière fiduciaire sont discutées au sein du Comité français d’organisation et de normalisation bancaire (CFONB), à l’initiative d’un autre groupe de travail co-animé par la Banque de France et l’un des représentants des banques.

P. I. La crise sanitaire est loin d’être terminée, mais quels sont les premiers enseignements que vous en retirez ?

E. L. — Un élément mérite d’emblée d’être souligné. Depuis le début de la crise, aucun dysfonctionnement n’a été identifié et l’alimentation des points de distribution d’espèces sur le territoire a continué d’être assurée normalement. C’est la preuve de la capacité de résilience de la filière fiduciaire, rendue possible grâce à son approche concertée des problématiques. Concernant l’alimentation, le groupe de robustesse piloté par la Banque de France associe l’ensemble des acteurs : transporteurs de fonds, Fédération bancaire française, établissements de crédit, fédérations du commerce et pouvoirs publics. Bien entendu, le contexte difficile de ces derniers mois accentue les incertitudes de long terme sur l’évolution de l’usage des espèces dans les paiements. Bien qu’on manque de recul, il est vraisemblable que les effets de substitution entre moyens de paiement se sont accélérés durant la crise. Cela valide la démarche volontariste adoptée par notre filière avant même la montée de la pandémie, visant à établir une politique nationale de gestion des espèces. Celle-ci, fondée sur le constat partagé d’un repli des paiements fiduciaires et sur un diagnostic commun des enjeux, déclinera un plan d’action en plusieurs volets dont, évidemment, la préservation de l’accessibilité aux espèces. Ce projet doit aboutir dans les prochains mois.

P. I.Ces effets de substitution sont-ils en mesure de remettre en cause l’accessibilité au cash ?

E. L. — Dans un contexte de déclin de l’utilisation des espèces comme moyens de paiement, la question de l’accessibilité du cash se pose forcément. L’enjeu est crucial : la capacité à accéder à des points de retrait, pour l’ensemble des Français, où qu’ils se trouvent sur le territoire. Le groupe de travail précité, créé en 2018 par la Banque de France, a déjà publié deux rapports, en 2019 puis 2020. Chaque fois, un examen très minutieux de la situation est conduit. Partant du parc des 50 000 distributeurs automatiques de billets (DAB) et des points d’accès privatifs — c’est-à-dire les commerces où l’on peut se procurer directement des espèces —, plusieurs indicateurs sont calculés. La cartographie — de l’accessibilité du cash à la population sur l’ensemble du territoire métropolitain — qui en ressort ne laisse aucune zone d’ombre. Les derniers travaux montrent que cette accessibilité est aujourd’hui satisfaisante. Au cours des dernières années, des DAB ont certes disparu mais le mouvement demeure limité. Pour l’essentiel, les DAB supprimés le sont dans des villes déjà bien équipées. Compte tenu de la taille de notre pays, de sa géographie et de son hétérogénéité en termes de densité de population, tous les territoires ne sont pas équipés au même niveau. Il apparaît néanmoins que près de 99 % de la population vit aujourd’hui dans une commune située à moins de 15 minutes en voiture d’un DAB.

Parallèlement, les points d’accès privatifs constituent une solution permettant de maintenir un bon niveau d’accessibilité. Ce réseau continue à s’étendre : +10 % en 2019 avec 25 000 points recensés. L’augmentation est plus forte dans les communes les plus peuplées mais ces accès privatifs se développent aussi dans les territoires où les DAB sont moins présents. Parmi les solutions offertes par les commerçants, le « cash-back » permet de retirer des espèces à l’occasion d’un achat payé par carte bancaire. Cette possibilité, assez récente, a été introduite fin 2018. Pour l’heure, elle semble encore peu utilisée en France contrairement à Allemagne : outre-Rhin, selon une étude, près d’un quart des habitants y auraient déjà eu recours, qu’il s’agisse d’un retrait de fonds simple ou d’un cash-back associé à un achat. Signe que ce service est apprécié des clients, la part tend à s’accroître.

P. I.Jusqu’à quel point un recours moindre au cash pourrait-il générer des économies ?

E. L. — Bien entendu, les espèces ont un coût, comme tous les autres moyens de paiement. Cet enjeu économique devient d’autant plus aigu que les flux de billets et de pièces à traiter tendent à diminuer. Le transport, mais aussi la manipulation et le traitement des billets représentent des dépenses non négligeables, dont une bonne partie est supportée par les commerçants mais aussi par les banques. En France, la Fédération bancaire française estime à environ 2 milliards d’euros par an le coût de la gestion des espèces pour le secteur bancaire. La Banque de France et son réseau de caisses sont également concernés. Voilà pour les arguments tangibles en faveur d’une moindre utilisation du cash. Mais, dès lors qu’on se rapproche du consommateur, ils pèsent tout de suite moins lourd.

Les espèces sont, en effet, le seul moyen de paiement gratuit qui ne nécessite pas de disposer d’un compte courant bancaire. Il est donc très adapté aux populations en situation de fragilité financière, dont c’est parfois le seul recours. Et ce ne sont pas les coûts résultant du temps passé à se rendre à un point de délivrance d’espèces qui vont modifier cette perception. Il convient d’ailleurs de noter que les banques sont systématiquement tenues d’offrir un service de collecte-retrait d’espèces dans leurs différentes implantations physiques : cela rentre dans le cadre des prestations de base fixées par le législateur, avec en toile de fond la double exigence du droit au compte et de l’offre spécifique proposée aux clients fragiles. Il ne faut pas non plus minorer l’importance d’une monnaie physique et tangible dans la perspective d’une discipline financière : les espèces facilitent la prise de conscience des contraintes budgétaires.

P. I.Votre argumentation résonne presque comme un plaidoyer en faveur du cash…

E. L. — Je constate simplement que le cash est un instrument de paiement particulièrement robuste et résilient, dont l’utilisation ne requiert pas d’infrastructures techniques ni d’accès aux réseaux de télécommunication. Même en cas de crise — catastrophes naturelles, pannes… —, et Dieu sait si la période se prête aux incertitudes, il reste accessible. Certes, cette solidité a un coût, mais elle est indispensable au — bon — fonctionnement de notre société.

P. I.Un monde sans cash, c’est possible ?

E. L. — Peut-être et même sans doute, mais cette situation ne se produira pas avant longtemps ! J’ai coutume de dire que toute chose est mortelle… mais que le cash restera dans nos vies à horizon visible, cet horizon visible se comptant probablement en décennies. D’abord et avant tout, les espèces restent encore le moyen de paiement le plus utilisé dans les magasins, en France comme dans la zone euro. Selon les dernières données disponibles, les analyses Eurosystème montrent que, selon les endroits, les consommateurs règlent encore majoritairement leurs achats de proximité en espèces. Il est possible que la pandémie entraîne une baisse, mais le niveau des règlements en espèces restera durablement significatif. L’utilisation des billets et des pièces de monnaie est donc aujourd’hui loin d’être anecdotique, en dépit de l’écho médiatique entendu ici ou là.

En outre, la demande de billets reste paradoxalement très forte. Elle a même grimpé au cours des derniers mois sous l’effet de la crise : la croissance annuelle des billets que nous mettons en circulation atteint désormais deux chiffres, avec + 10,5 % à fin septembre 2020. On a même relevé en mars 2020 un pic historique de demande de billets auprès de l’ensemble des banques centrales de la zone euro, dans des proportions proches de celles observées en octobre 2008 lors de la crise financière : plus de 36 milliards d’euros en un mois. Ce paradoxe apparent trouve son explication dans la multiplicité des usages des espèces : le billet est désormais tout autant un instrument d’épargne qu’un instrument de paiement, voire plus. Cela concerne aussi bien les résidents de la zone euro que les non-résidents, avec une extension dans le monde entier. La demande internationale de billets en euros est devenue très forte : la part de la circulation en euros détenue en dehors de la zone euro est estimée aujourd’hui à environ un tiers. Les régions voisines, comme les pays d’Europe centrale et orientale, la Russie ou la Turquie, témoignent de ces flux.

P. I.D’une manière générale, les politiques et les économistes partagent-ils vos positions ?

E. L. — En France, les autorités publiques sont engagées fermement aux cotés de la Banque de France et de l’ensemble de la filière fiduciaire dans le projet de « Politique nationale de gestion des espèces », lancé par la Banque de France. L’objectif est de garantir la liberté d’utilisation des espèces : il ne s’agit pas de favoriser un moyen de paiement plutôt qu’un autre et encore moins d’influencer les comportements et les préférences du public. Chacun doit être libre de régler ses achats en espèces s’il le souhaite, ce qui implique d’en garantir l’égale qualité, l’égale sécurité et l’égale accessibilité. De son côté, la Stratégie nationale des moyens de paiement scripturaux de 2019, co-pilotée par la Banque de France et le ministère de l’Économie et des Finances, repose également sur les principes de neutralité et de libre choix des moyens de paiement ; des principes indispensables pour permettre de concilier la promotion des moyens de paiement électroniques et le maintien de l’universalité des espèces. Celles-ci doivent demeurer facilement accessibles pour tous ceux qui ont besoin de les utiliser, en particulier les populations fragiles.

S’agissant des économistes, il est probable que, pour la plupart d’entre eux, la question ne se pose même pas !  La confiance dans la monnaie est un élément clé de la stabilité des systèmes monétaires, et les billets et les pièces sont, à ce jour, la seule matérialisation physique de la monnaie centrale, accessible aux citoyens et bénéficiant de la garantie de la collectivité. Il est vrai toutefois, dans le cadre des débats sur l’efficacité des taux d’intérêt négatifs, que certains économistes ont défendu l’idée d’une abolition des espèces. C’est le cas de Kenneth Rogoff, en 2016, dans son ouvrage The Curse of Cash. Parallèlement, d’autres analyses académiques ont plaidé pour une élimination, pour commencer, des coupures de haute dénomination. En réalité, l’audience de ces analyses paraît très limitée, compte tenu de l’attachement du public aux espèces et à la difficulté d’imposer au corps social des changements touchant aux préférences de paiement et aux comportements d’épargne. En revanche, l’appel à supprimer les dénominations de valeur faciale élevée a été entendu : le billet de 500 euros, qui était soupçonné de faciliter les activités illicites, a ainsi été supprimé de la gamme des billets en euros et n’est plus émis par l’Eurosystème depuis avril 2019.

P. I.L’euro digital, c’est la voie de l’avenir ?

E. L. — L’innovation est réelle s’agissant des moyens de paiement alternatifs aux espèces ou aux cartes de crédit. Des progrès notables ont été réalisés sur les projets de monnaie digitale, à l’initiative notamment de grands opérateurs privés. Les banques centrales se sont également emparées du sujet, comme en témoignent les travaux de l’Eurosystème et de la Banque de France. La BCE a publié un rapport important en 2020. Pour résumer, il convient de distinguer deux niveaux dans les projets de monnaie digitale des banques centrales : dans le cadre du premier niveau, l’euro digital peut servir à effectuer des transactions concernant le « commerce de gros » ; par exemple, de grosses opérations interbancaires impliquant des acteurs institutionnels. S’agissant du deuxième niveau, l’euro digital peut servir pour régler des achats du quotidien, c’est-à-dire le commerce de détail. Le premier niveau est de loin le plus avancé. Pour le commerce de détail, nous sommes sur le plus long terme. Il est important de préciser que cet euro digital qui pourrait voir le jour n’a pas vocation à se substituer aux espèces. Il permettrait de fournir de la monnaie banque centrale, sous une autre forme que le cash, et coexisterait avec les autres moyens de paiement que sont les espèces, les cartes et les autres dispositifs électroniques. L’euro étant la monnaie de dix-neuf pays, ce projet sera piloté par l’Eurosystème avec un rôle actif de la Banque de France.