Politique Internationale — La crise sanitaire s’est installée pour longtemps et, avec elle, une aggravation de la crise économique. Parmi les conséquences de cette crise, faut-il craindre une remise en cause de la part du cash dans les transactions ?
Wolfram Seidemann — Les faits sont éloquents : la confiance des consommateurs dans la monnaie est énorme. Elle l’était déjà avant le début de la pandémie ; elle l’est encore plus depuis quelques mois, avec des dépenses en cash qui augmentent un peu partout dans le monde. Sait-on que 80 % des transactions dans les points de vente répartis à la surface du globe sont effectuées à l’aide de billets et de pièces ? Il est peut-être de bon ton d’évoquer la fin programmée du cash — le débat n’est pas nouveau —, mais la thèse est infirmée par la réalité. Bien sûr, un certain nombre d’établissements financiers ont changé leur modèle de fonctionnement — moins tourné vers la monnaie fiduciaire —, mais les fondamentaux en faveur d’une utilisation soutenue du cash sont solidement installés.
P. I. — Dans ce contexte où le cash résiste bien, les missions de l’International Currency Association (ICA) restent-elles inchangées ou connaissent-elles des inflexions ?
W. S. — L’International Currency Association (ICA) a été fondée en 2016 afin de permettre aux entreprises spécialisées dans la fabrication de la monnaie — pièces et billets — de disposer d’un véritable organe de représentation. Pour les membres de cette association, le lieu est idéal pour échanger autour des problématiques qui concernent le secteur et interagir avec les parties prenantes, dont fait partie la communauté des banques centrales. Notre but premier consiste à nous assurer que le consommateur, où qu’il soit dans le monde, peut continuer s’il le souhaite à payer en cash. C’est un droit que nous considérons comme inaltérable et qui mérite que les politiques des États en ce sens soient à la fois scrutées et encouragées. Rappelons que le cash est un bien public, au sens où il permet de vivre librement en garantissant la protection de la vie privée. Ce sont des enjeux pour lesquels il est important de se mobiliser. Les membres de l’ICA sont d’abord enracinés aux États-Unis, au Canada, au Japon, en Australie et en Europe. Dans la mesure où ces entreprises sont actives aux quatre coins de la planète, les dossiers traités sont universels, sans qu’il y ait la moindre exagération dans ce propos.
P. I. — Il n’empêche : la composition de l’ICA peut donner le sentiment que le marché de la fabrication de billets est dominé par une poignée de pays…
W. S. — Il y a deux choses à prendre en compte : d’un côté, la chaîne de production telle qu’elle se présente aujourd’hui à travers le monde ; de l’autre, le poids de l’Histoire. S’agissant du premier point, le secteur est beaucoup plus disséminé qu’auparavant ; d’ailleurs, les banques centrales du monde entier sont associées à la fabrication de billets et elles travaillent avec de nombreux opérateurs. Quant à l’Histoire, la trajectoire est ainsi dessinée que l’Europe a été l’une des pionnières de notre industrie. En matière de sécurisation des opérations, ce continent, avec les États-Unis et l’Australie, s’est inscrit en pointe. La création de l’ICA reflète cette donnée mais, depuis, notre périmètre d’intervention a largement franchi les frontières initiales.
P. I. — Comme on le sait, il existe plusieurs zones monétaires : zone dollar, zone euro, zone franc suisse… Lorsqu’un membre de votre association travaille pour un pays d’une zone, a-t-il plus de facilités pour travailler avec un autre pays de cette même zone ?
W. S. — Cette logique géopolitique n’est pas celle qui guide en premier le choix des opérateurs. Pour une banque centrale, le lancement d’un billet ne s’inscrit pas dans un rapport de force. La marque d’une souveraineté et l’expression d’une identité sont les deux piliers de sa réflexion. Voilà pourquoi le design du billet est aussi important : on en parle trop peu, mais la puissance d’évocation que diffuse un billet à travers son dessin est forte. Un billet de banque, c’est un élément de civilisation : il doit transmettre quelque chose.
P. I. — Pour en revenir à la crise sanitaire, avez-vous senti votre secteur d’activité fragilisé par les événements ? Comment qualifieriez-vous sa capacité de réaction ?
W. S. — Notre secteur s’est distingué par sa très grande robustesse. À preuve, aucun pays n’a été victime d’une rupture de sa chaîne d’approvisionnement en pièces et en billets. Cela signifie que tous les maillons de cette chaîne tiennent bon, en dépit de fortes secousses. Par exemple, notre industrie a dû, au même titre que les autres, prendre des mesures drastiques de protection des salariés. Cela implique des contraintes dans les environnements de travail mais personne n’a le choix. Les fortes restrictions imposées aux voyages nous ont conduits à développer de nouveaux modes de coopération, à trouver des solutions adaptées et alternatives. Nous sommes une branche d’activité particulièrement résiliente et qui le prouve chaque jour.
P. I. — Une bonne capacité de résilience, dites-vous. Pourtant, des craintes sur les risques de transmission du virus par la monnaie fiduciaire se font jour…
W. S. — Le moins que l’on puisse dire est que nous n’avons pas été épargnés ! Nous avons dû faire face, en effet, à une sérieuse campagne de désinformation. Les conséquences sont d’autant plus dommageables que de nombreux observateurs, comme les médias, et acteurs, comme les détaillants, sont tombés dans le piège de ces accusations malveillantes. Heureusement, il me semble que les choses rentrent peu à peu dans l’ordre et que la vérité est désormais clairement établie : à savoir que le cash est un moyen de paiement parfaitement sûr, suffisamment propre, et avec extrêmement peu de risques de contamination. Notre industrie est sans danger pour le consommateur, et ceux qui en douteraient encore peuvent se reporter aux constatations des autorités compétentes : ils seront parfaitement rassurés. Mais plus que de longs discours, le terrain parle de lui-même : depuis le début de la crise, les retraits en cash augmentent partout dans le monde, dans des proportions significatives.
P. I. — Quand une association fédère plusieurs membres, l’expérience montre qu’il est souvent difficile de parler d’une seule voix. Comment faites-vous pour arrêter des positions communes ?
W. S. — Nos membres ne sont pas calqués sur un même modèle. Pour la plupart, ils sont affectés à différents types d’activités. Certains sont spécialisés dans la production de billets de banque, d’autres dans celle de pièces, d’autres encore travaillent sur les procédures de sécurité
P. I. — Face aux bouleversements actuels — induits par la pandémie mais pas seulement —, les observateurs évoquent un « monde d’après ». Est-ce à dire que le « monde d’avant » est fini pour la monnaie et qu’il va falloir rompre avec une certaine normalité ?
W. S. — Il est difficile de définir le mot « normal » aujourd’hui tant les modes de paiement sont un univers en constante mutation, entre les choix de la population, les innovations ou encore l’accès de plus en plus large aux biens de consommation et aux services. La monnaie fiduciaire n’a jamais été un secteur d’arrière-garde. Au contraire, ses représentants dont je fais partie considèrent les progrès de la technologie comme une excellente chose : il est normal que la révolution digitale débouche sur la possibilité accrue d’acheter des produits et de se procurer des services. Nous ne sommes opposés ni au progrès ni au changement et encore moins à leur traduction dans la vie de tous les jours. Tous ces moyens de paiement peuvent coexister. Le cash devient encore plus important face à la dépendance et aux risques liés aux moyens de paiement digitaux et garde son importance pour protéger la vie privée des consommateurs et la liberté individuelle. En revanche, pour toutes les raisons précitées, il nous paraît indispensable de garantir la continuité d’accès au cash. Son utilisation représente de gros avantages pour le consommateur et nous devons veiller au maintien de ce système. Aujourd’hui comme hier, mais surtout comme demain, il n’est pas question de marginaliser le cash.
P. I. — Vous parlez de mutations : celles-ci sont souvent le résultat d’innovations. La recherche et développement est-elle aussi dynamique pour le cash que pour les autres moyens de paiement ?
W. S. — L’innovation dans le cash se manifeste à plusieurs stades. Le développement des parades contre la contrefaçon, sur lesquelles nous reviendrons, est un volet important. Pour résumer les progrès accomplis, on peut dire que nous sommes protégés pour les trois générations à venir. L’innovation se vérifie aussi dans les moyens d’accès au cash. Pendant longtemps, les guichets et les distributeurs étaient les deux principales sources d’approvisionnement pour le consommateur. Celles-ci restent prépondérantes mais d’autres relais constituent un réseau précieux, comme les supermarchés, avec un nombre croissant d’enseignes où l’on peut retirer de l’argent. Aux États-Unis, ce dispositif concerne également les boutiques de petite taille. La clé de voûte des démarches innovantes réside dans cette capacité à mettre le cash à la disposition du plus grand nombre de gens possible, y compris dans des zones reculées géographiquement ou touchées par la précarité.
P. I. — Où en est-on en termes de sécurisation ? La fraude a-t-elle significativement reculé ?
W. S. — La lutte contre la contrefaçon est une affaire de longue haleine. Parmi les membres de l’ICA, plusieurs combattent au quotidien le faux monnayage. Les missions sont nombreuses : il s’agit à la fois de concevoir les produits et les solutions les plus efficaces contre les faussaires et de les rendre opérationnels. Nos membres travaillent aussi étroitement avec les banques centrales pour identifier les risques et définir les procédures qui seront les plus rigoureuses. Force est de constater que la contrefaçon diminue en intensité. Cela signifie que nos efforts paient, dans le sillage des différentes innovations. La sécurisation est un domaine ultra-technologique dans lequel nos membres ont énormément investi, de telle sorte que la fraude est aujourd’hui moins présente dans le secteur du cash que dans celui des paiements électroniques.
P. I. — L’urgence climatique est devenue un horizon incontournable pour les industriels. Dans le cas de la monnaie, l’argument selon lequel les moyens de paiement électroniques seraient les plus vertueux est souvent mis en avant. Que répondez-vous ? La monnaie fiduciaire est-elle un mauvais élève de la lutte contre le réchauffement ?
W. S. — Qui a dit que nos industriels ne s’engageaient pas en faveur du climat ? Avant de détailler les démarches mises en œuvre, il est temps de mettre fin à quelques idées reçues. Jusqu’à preuve du contraire, les billets produits ne le sont qu’une seule fois, avec une empreinte écologique fixée dès le départ et qui ne bouge plus ensuite. A contrario, les paiements électroniques qui se répètent indéfiniment nécessitent des besoins en énergie considérables. Ensuite, nous sommes déjà une industrie durable : 80 % de la matière première qui sert à fabriquer des billets sont issus des déchets de coton. Une fois retirés de la circulation, ces mêmes billets font l’objet de procédures de recyclage soigneusement définies. Au fil du temps, l’espérance de vie des billets s’est accrue dans des proportions importantes. Chacune de ces étapes — depuis la production jusqu’à la mise en circulation — témoigne d’un fonctionnement responsable. Depuis plusieurs années, l’urgence climatique est au menu des travaux de l’ICA et de ses membres. Cet enjeu, nous l’avons même formalisé en adoptant une charte de développement durable. Qu’il s’agisse des bonnes pratiques à mettre en œuvre, des innovations technologiques plus vertueuses ou des indicateurs de l’empreinte écologique, nous disposons des outils pour progresser.
P. I. — À vous entendre, la monnaie fiduciaire n’a rien à envier aux branches d’activité les plus responsables…
W. S. — Parce que c’est la réalité. La thèse de deux industries antagonistes — d’un côté, des paiements électroniques érigés en modèle écologique et, de l’autre, une activité fiduciaire peu respectueuse de l’environnement — ne tient pas. Nous savons produire rapidement et à des coûts maîtrisés : cette double dimension qui est la nôtre est aussi un rempart efficace contre la production de CO.
P. I. — Par définition, tous les États qui utilisent des billets de banque ne sont pas mus par les mêmes réflexes démocratiques. Les représentants de votre industrie n’ont-ils pas des difficultés à travailler avec certains d’entre eux ?
W. S. — D’abord et avant tout, il faut se demander à qui sert en priorité la monnaie fiduciaire. La réponse est simple : à la population qui l’utilise tous les jours pour tâcher de vivre du mieux possible. Je ne dis pas que les débats géopolitiques sont inutiles mais, avant de disserter, commençons par observer le quotidien : le cash est essentiel pour permettre aux sociétés de rester en mouvement. Le mode de fonctionnement de la monnaie fait que les interlocuteurs de nos entreprises sont les banques centrales. Dès l’instant où ces banques sont reconnues par la Banque mondiale et où les pays dont elles sont issues sont représentés aux Nations unies, il n’y a pas de frein pour travailler avec les États.
P. I. — On mesure bien l’intensité des problématiques de l’ICA. Au final, celle-ci est-elle un lobby comme un autre ?
W. S. — Nous soutenons le cash. Cette démarche implique des échanges récurrents avec les autorités et les régulateurs du monde entier sans oublier, bien sûr, les banques centrales. Nous sommes aussi au contact de la société civile, des médias et du grand public. Dans ce cadre, nous avons des messages à faire passer, avec l’ambition qu’ils résonnent fort. La question de la terminologie vient après, mais je préfère nous considérer comme un groupe qui promeut l’utilisation du cash.