Politique Internationale — Au début de la pandémie de Covid-19, un discours s’est fait très insistant, selon lequel il fallait privilégier les moyens de paiement électroniques au détriment du cash. Comment avez-vous réagi à ces annonces ? Un opérateur comme Oberthur Fiduciaire, spécialisé dans la production de billets de banque, s’est-il senti fragilisé ?
Thomas Savare — Des propos de ce genre ont effectivement circulé. À dire vrai, ils étaient pour le moins confus. Pour faire court, l’utilisation de billets de banque était présentée comme un moyen de propagation du virus. Sans doute les opérateurs de paiement électronique ont-ils relayé ces rumeurs, mais est-ce bien important de le savoir ? De son côté, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a d’abord évoqué un facteur de dangerosité, sans que cela soit toutefois argumenté. À l’arrivée, ces discours n’ont pas tenu très longtemps. D’ailleurs aujourd’hui, ni l’OMS ni la Banque centrale européenne (BCE) et encore moins les différentes banques centrales n’évoquent la moindre crainte. Chacun de ces acteurs s’appuie sur des informations scientifiques : aussitôt après le début de la crise sanitaire, Oberthur Fiduciaire a procédé à des tests extrêmement sérieux pour mesurer le facteur de risque des billets. Ces tests ont été vérifiés de la manière la plus scrupuleuse : il en ressort que les billets non seulement ne sont pas des vecteurs de propagation privilégiés, mais qu’ils le sont beaucoup moins que la plupart des autres objets. Cet aspect très rassurant ne signifie pas que nous sommes restés les bras croisés face au développement de la pandémie : en marge des tests, nous avons développé des solutions de protection. En particulier, l’application d’un nouveau vernis qui constitue une parade supplémentaire efficace face aux bactéries et à l’irruption des germes. Ces travaux ne ciblent pas uniquement le coronavirus : de l’avis général, nous sommes dans un monde qui devrait à l’avenir être la proie d’épidémies récurrentes ; notre industrie a donc pour mission de prévenir le maximum de dangers et d’œuvrer sur un spectre très large.
P. I. — Plusieurs mois se sont écoulés depuis la période de confinement général de la planète. Avec un peu de recul, l’utilisation de cash a-t-elle pâti de cet épisode ?
T. S. — C’est l’un des grands paradoxes de cette crise sanitaire, surtout par rapport aux rumeurs précitées : l’utilisation et la circulation de cash ont augmenté dans des proportions importantes pendant toute la période d’essor de la pandémie. Et je ne parle pas de quelques pays en particulier ou d’une région ciblée dans le monde : cette tendance d’un recours accru au cash s’est vérifiée aussi bien dans les économies développées que dans les pays émergents. Les économistes vous diront que cela n’a rien de surprenant : l’Histoire montre qu’en période de crise le cash est encore davantage perçu comme un refuge ; c’est un moyen de protection des valeurs, au moment où une certaine défiance peut s’installer vis-à-vis d’un système bancaire jugé fragile. Cela étant, crise ou pas, l’attachement des populations au cash continue de traverser les époques ; certes, d’une année sur l’autre, sa part de marché continue de s’éroder au profit des moyens électroniques mais le recul est très lent. À l’heure où le budget des ménages est de moins en moins extensible, un moyen de paiement gratuit conserve de solides atouts. Enfin, le cash génère peu de fraudes, tandis que les malversations sont légion pour défier les systèmes de sécurité des paiements électroniques. Bref, la pérennité du cash s’inscrit sur le long terme.
P. I. — On parle beaucoup de l’émergence d’un nouveau monde, où les moyens de paiement électroniques seraient en première ligne. A contrario, le cash symboliserait l’ancien monde. S’agit-il d’une approche réductrice ?
T. S. — Réductrice et surtout simpliste. D’abord, la diversification des moyens de paiement est une force, quel que soit le profil du pays. Ensuite, le poids de l’Histoire est éloquent : le cash est un outil millénaire, apprécié par les populations et qui a fourni toutes les preuves d’un bon fonctionnement. Dans ces conditions, envisager un tout-électronique serait un mirage ou alors le meilleur moyen pour courir de graves dangers. Je pense notamment à la protection de la vie privée. Poussé à son extrémité, le paiement électronique constitue une irruption permanente dans la sphère personnelle des individus. C’est déjà le cas concernant les modes de consommation : quand vous êtes tracé grâce à l’électronique, vous croulez rapidement sous les propositions commerciales, la plupart non souhaitées.
P. I. — À vous entendre, si le cash était définitivement supplanté par le paiement électronique, c’est un peu de la démocratie qui serait menacée…
T. S. — Il est évident que la motivation de certains pays qui œuvrent activement à la suppression du cash traduit une volonté de contrôle sur leurs citoyens. Les paiements électroniques présentent le gros avantage de pouvoir suivre l’activité des agents économiques. La justification est souvent de lutter contre l’économie grise, mais la motivation réelle est parfois moins vertueuse.
Ce qui est certain, c’est que la démocratie, c’est l’État au service des citoyens et que le cash est un service public essentiel, pour son efficacité, son ubiquité et la protection de la vie privée qu’il permet.
P. I. — Il y a aussi le cas de la Suède qui a décrété un recul du cash sur son territoire…
T. S. — Justement, l’exemple suédois est très intéressant. Dans un premier temps, ce pays s’était montré assez jusqu’au-boutiste : il avait même purement et simplement programmé la fin du cash. Aujourd’hui, la Suède a fait machine arrière : les autorités se sont rendu compte que la voie initialement tracée perturbe les mécanismes qui régissent le bon fonctionnement de la société. En clair, les plus fragiles ont besoin de cash pour vivre ; il s’agit d’une population privée le plus souvent des facilités du système bancaire et qui, sans la possibilité de recourir au cash, se retrouve encore plus fragilisée.
P. I. — Protection de la démocratie d’un côté, préservation du pouvoir d’achat des plus fragiles de l’autre, votre logique est bien articulée. Cela n’empêche pas que le paiement en cash souffre d’opacité. Cela fait longtemps qu’on parle même d’une économie souterraine…
T. S. — Cette opacité est très exagérée. Peut-être a-t-elle existé par le passé mais plusieurs moyens permettent aujourd’hui de contrôler les flux de circulation du cash. Cette idée selon laquelle le cash étaye systématiquement les opérations illicites a fait long feu. Plutôt que de parler d’économie souterraine, il convient de souligner que le billet de banque irrigue tous les types d’économie. Dans les pays en voie de développement où le taux de bancarisation reste parfois très faible, notre industrie constitue un socle essentiel pour permettre aux échanges de fonctionner.
On s’aperçoit aujourd’hui qu’un grand nombre de transactions illicites, et pour des sommes très importantes, transitent par des systèmes de monnaies électroniques dématérialisées.
P. I. — Face au séisme que représente la pandémie de Covid-19, une entreprise comme Oberthur Fiduciaire a-t-elle été ébranlée ? Certains objectifs ont-ils été remis en cause ?
T. S. — Par rapport à d’autres secteurs économiques, d’autres industries et/ou d’autres groupes, nous avons été peu impactés par la crise sanitaire. Notre cœur de métier a même été totalement préservé puisque la demande en billets est demeurée forte. Cela ne nous a pas empêchés de redoubler d’efforts pour nous adapter à la nouvelle donne. Car si la demande est restée dynamique, la capacité d’offre de notre industrie en général a été freinée. Parmi les fabricants, certains ont été obligés d’arrêter provisoirement des unités de production. En marge de ce contexte, Oberthur Fiduciaire s’appuie depuis longtemps sur une structure de bilan particulièrement solide. En cas de coup dur, nous sommes donc en mesure de le parer. Quant aux objectifs, ils ont été tenus : l’exercice 2020 se révèle satisfaisant et ouvre la voie à des perspectives stimulantes dans un futur proche.
P. I. — Quand une crise survient, les différents secteurs économiques sont souvent guettés par des mouvements de recomposition, les difficultés des uns ouvrant des opportunités pour d’autres… Qu’en est-il pour votre industrie ?
T. S. — Ces périodes de crise sont toujours des moments particuliers. Il faut à la fois sécuriser ses fondamentaux et regarder les opportunités qui ne manquent pas de se présenter. Cependant, la fabrication de billets de banque n’est pas un secteur en ébullition. Notre industrie est déjà concentrée autour d’une poignée d’acteurs : dans ces conditions, il n’y a pas d’opération de rapprochement qui s’impose spontanément. Et je répète que la double crise, sanitaire et économique, ne nous a pas empêchés de continuer à travailler : personne, parmi les quatre ou cinq entreprises de tête du secteur, n’est exsangue. En outre, notre activité est à la fois sensible et essentielle : quel que soit le pays, les autorités suivent avec attention le moindre mouvement. Cette donnée entre en ligne de compte dans l’examen d’une éventuelle recomposition.
P. I. — Quelle est la place de l’innovation dans des métiers comme les vôtres ?
T. S. — Chaque année, nous consacrons des budgets importants à la recherche-développement. Qu’il s’agisse des papiers, des techniques d’impression, des encres ou des éléments de sécurité, nos différents domaines d’intervention enregistrent en permanence des avancées technologiques.
Le billet de banque, par exemple, est de par sa nature un produit hautement sécurisé et technologique. Les éléments de sécurité présents sur les billets font l’objet de développements permanents. Notre division R&D travaille d’arrache-pied pour créer de nouveaux éléments de sécurité que nous proposons à nos clients afin de faire face aux contrefaçons. L’évolution des séries de billets de nos clients illustre parfaitement les innovations technologiques à l’œuvre dans notre industrie. Il en est de même pour le papier fiduciaire que nous produisons ; les techniques évoluent en permanence et nous devons investir dans des équipements à la fois de plus en plus performants et de plus en plus pointus. C’est le cas de la dernière machine de fabrication de filigranes que nous avons co-conçue avec le fabricant afin de l’adapter à nos besoins spécifiques.
Dans un autre registre, nous proposons à nos clients Bioguard, un traitement intégré dans le papier ou se présentant sous forme de vernis protégeant les billets des bactéries et des virus.
P. I. — L’activité d’Oberthur Fiduciaire est tournée quasi exclusivement vers l’impression de billets de banque. Avez-vous des projets de diversification ? Peut-on imaginer qu’à l’horizon de cinq, dix ou quinze ans l’entreprise se porte sur d’autres créneaux ?
T. S. — On ne va pas se diversifier pour se diversifier. L’expérience montre qu’une diversification ne naît pas en un claquement de doigts. En réalité, c’est l’innovation qui doit générer une volonté de se diversifier. Le savoir-faire lié à nos métiers peut se décliner dans d’autres domaines : notre maîtrise éprouvée des technologies est susceptible de trouver des applications supplémentaires, en matière de documents sensibles par exemple. Pour autant, dès qu’il s’agit de passer à un stade industriel, le chemin doit être bien balisé. Notre but n’est pas de lancer des ballons d’essai mais, le cas échéant, de déployer des produits innovants et performants.
P. I. — Quels sont les principaux marchés d’Oberthur Fiduciaire ? Au fil des ans, la géographie de vos clients a-t-elle évolué ?
T. S. — Le marché du billet de banque s’étend à tous les pays et à tous les gouvernements. Et contrairement aux idées reçues, ce marché est en progression constante, en lien avec la croissance économique mondiale et la démographie. Mais les relais de croissance principaux, pour Oberthur, viendront de l’intensité technologique des billets et de la valeur ajoutée que nous apporterons par le dynamisme de notre innovation.
P. I. — Parlons un instant de l’organisation de l’entreprise : y a-t-il des choses que vous faisiez avant le début de la pandémie et que vous ne faites plus aujourd’hui ?
T. S. — La crise sanitaire pose une question redoutable : comment introduire de la fluidité dans le fonctionnement de l’entreprise alors que de nombreux freins ont surgi, notamment dans les circuits logistiques ? Au pic de la crise, nous avons pu mesurer notre capacité à effectuer un grand nombre de tâches à distance. Cela cependant ne doit pas devenir la règle, même si certaines procédures nées des parades face à la pandémie vont s’installer sur la durée. La vie d’une entreprise, ce sont d’abord les hommes et les femmes qui la font. Plus le lien social est développé, plus les ferments de la progression de l’entreprise sont en mesure de prospérer. De même, les contacts avec nos clients se nourrissent d’une grande interaction. Pendant la pandémie, par la force des choses, nous avons dû raréfier les échanges en présentiel mais notre volonté est de ne pas y renoncer. Pour la partie commerciale, nous avons accentué notre communication en visio afin de continuer à accompagner nos clients malgré la distance et l’impossibilité de leur rendre visite. Nous avons la chance d’avoir à notre disposition de nombreux moyens pour pouvoir maintenir des relations suivies et efficaces avec nos clients et prospects. Comme de nombreuses sociétés, nous avons multiplié les contacts par email et par visio, mais également créé de nouveaux médias tels que des mini-séminaires clients, des newsletters régulières ou encore de courtes vidéos spécifiques…