Politique Internationale — La monnaie fiduciaire est un secteur industriel à part entière, qui comprend un grand nombre d’acteurs. Comment la Bundesbank sélectionne-t-elle ses partenaires ?
Johannes Beermann — Nous ne sommes pas seuls pour identifier ces partenaires. Par exemple, pour les questions liées à la production des billets, nous travaillons en étroite collaboration avec l’ensemble des banques centrales de l’Eurosystème. Environ un quart des besoins en billets de banque dans la zone euro est couvert par la Bundesbank. Nous le faisons d’autant mieux qu’une charte commune a été élaborée : ce document de référence permet de sélectionner les partenaires à partir de critères très précis. C’est bien simple : si ces critères ne sont pas remplis, les entreprises et les acteurs en général qui voudraient être sélectionnés par la Deutsche Bundesbank ne sont pas en mesure de candidater. Une remarque importante au passage : contrairement à d’autres banques nationales, notre établissement ne fabrique pas de la monnaie en direct. Nous sommes donc obligés de nous appuyer sur différentes sociétés : des procédures traditionnelles d’appels d’offres sont lancées régulièrement pour retenir tel ou tel industriel.
P. I. — Combien de temps durent ces appels d’offres ? La Bundesbank travaille-t-elle à partir d’un calendrier précis de production de pièces et de billets ?
J. B. — Rappelons d’abord comment s’organise la chaîne de décision. La Commission européenne est en première ligne puisqu’elle est chargée d’allouer à chaque État les volumes de monnaie qu’il pourra produire. Une fois que les appels d’offres sont lancés, il est très difficile de fixer un délai quant au déroulement des opérations. Les fabricants de pièces et de billets sont comme tous les industriels : selon les périodes, ils travaillent à flux plus ou moins tendus. Si leur carnet de commandes est plein, il leur est encore plus difficile d’accélérer. La question du prix joue aussi un rôle important : si vous consentez un effort tarifaire, le partenaire peut fabriquer plus vite, ou alors se rendre plus rapidement disponible. Nous sommes là dans un fonctionnement classique de l’économie. Tout en sachant qu’au-delà des coûts et du rythme de travail les industriels de la monnaie sont d’abord des experts de la sécurité. Sur ce volet précisément, le cahier des charges est exigeant et il passe avant tout. La production de produits sécurisés est une donnée sur laquelle personne ne transige.
P. I. — Après la production, la mise en circulation. Comment votre institution s’occupe-t-elle d’acheminer les volumes de monnaie fiduciaire ?
J. B. — Notre organisation dispose de plusieurs relais. Plus de la moitié des billets de banque qui, en valeur, sont en circulation dans la zone euro proviennent des coffres de la Bundesbank. Tout le monde sait, ou presque, que le siège de la Deutsche Bundesbank est à Francfort. En revanche, les gens savent peut-être moins que nous disposons de neuf autres sièges sur l’ensemble du territoire. Soigneusement réparties, ces implantations supplémentaires gèrent des problématiques moins centralisatrices qu’à Francfort. Et ce n’est pas fini : pas moins de 35 succursales complètent le dispositif. Le maillage du pays par notre institution se révèle ainsi très étroit. J’insiste sur ces succursales car la mise en circulation des pièces et des billets fait partie de leurs missions. Elles choisissent pour cela les sociétés privées qui mettront la monnaie fiduciaire à disposition. Les consommateurs peuvent se procurer de la monnaie fiduciaire aux distributeurs de billets ou aux guichets bancaires. Ils peuvent également obtenir des billets directement dans les commerces, soit sous forme de monnaie rendue, soit en ayant recours à la possibilité offerte par certains commerçants de retirer du cash en débitant leur compte courant, dans le cadre ou indépendamment d’un achat.
P. I. — Quel est le département, au sein de votre institution, qui a en charge la lutte contre la contrefaçon ?
J. B. — Le risque de fausse monnaie existe, bien sûr, mais nous ne pouvons pas dire, à la Deutsche Bundesbank, que nous y soyons confrontés avec intensité. Les parades technologiques — je viens de vous rappeler quel prix nous attachons à la sécurité — expliquent pour une part cette situation. Nos succursales jouent également un rôle crucial. Environ toutes les six semaines, l’ensemble des billets mis en circulation transitent par leurs structures. Cette récurrence fait que si contrefaçon il y a, celle-ci est très vite repérée. Dans ces conditions, les services de police peuvent être saisis sans délai. Nous disposons, en outre, d’un centre national d’analyse à Mayence où les billets contrefaits sont examinés plus en détail.
P. I. — Depuis presque un an, le coronavirus s’est invité dans le paysage. Cette crise sanitaire a-t-elle eu une incidence sur le mode de fonctionnement de la Deutsche Bundesbank ? Par ailleurs, avez-vous observé des réticences de la population à utiliser des billets de banque ?
J. B. — Faut-il rappeler que cette pandémie est un événement hors norme ? Cela étant, la Deutsche Bundesbank continue à travailler normalement. La crise sanitaire n’a remis en cause ni l’éventail de nos missions, ni le déroulement de nos processus. S’agissant des craintes de la population, il y a un devoir d’information. D’une manière générale, les banques centrales, telles que la Bundesbank, effectuent de nombreuses recherches sur les risques sanitaires liés aux billets de banque. Assez tôt après le début de la crise, nous avons tenu une conférence de presse pour faire un point précis. Il en ressort, sur la base d’une approche scientifique, que les billets de banque ne sont pas vecteurs de transmission du virus. Ce qui pouvait être un sujet d’inquiétude légitime ne l’est plus.
P. I. — Depuis le début de la crise, avez-vous constaté une baisse des dépenses en cash ?
J. B. — Ces dépenses ont diminué mais cela n’a rien à voir avec les fondamentaux de l’utilisation du cash. Cela tient simplement au fait qu’à certains moments les magasins et beaucoup d’autres endroits sont restés fermés : dans ces conditions, les gens n’ont plus la même latitude pour faire leurs achats. Les consommateurs ont également adapté leur comportement. En cette période de pandémie, de nombreux achats sont réalisés en ligne — ce qui se reflète dans les opérations de paiement. D’ailleurs, ce repli ne concerne pas uniquement les dépenses en cash. L’ensemble des autres moyens de paiement sont impactés de la même manière.
P. I. — On se demande parfois s’il existe des disparités géographiques dans l’utilisation du cash, en fonction des régions ou selon qu’on habite en ville ou à la campagne...
J. B. — On ne peut pas dire qu’il y ait des écarts. Que ce soit à Berlin, Hambourg, Munich ou Münster, les gens consomment de la même façon et leur utilisation des moyens de paiement est très similaire. Nos études ont montré qu’en matière d’approvisionnement en billets il n’y a pas de clivage entre villes et campagnes. Même si certaines agences ont été fermées au cours des dernières années, le nombre de distributeurs demeure pratiquement inchangé.
P. I. — Au fur et à mesure que se développent de nouveaux moyens de paiement, la place du cash alimente de nombreux scénarios. Faites-vous partie de ceux pour qui cette place est pérenne, ou croyez-vous à une profonde mutation du paysage ?
J. B. — Je ne vois pas très bien comment le rôle majeur exercé par le cash pourrait disparaître, ni même comment il pourrait s’affaiblir. À cela plusieurs raisons : d’abord, le cash est simple d’utilisation ; il ne nécessite pas de support particulier. Cette praticité est fondamentale parce que les gens n’ont pas accès de la même manière aux nouveaux moyens de paiement. Ensuite, l’utilisation du cash est garante du respect de la vie privée. À l’heure où la confidentialité et la protection des données personnelles sont des chantiers importants, cet aspect doit être souligné. Le cash est la seule forme de monnaie qui établit un lien direct entre les ménages et la banque centrale. En tant que tel, il est largement accepté. Il exclut tout risque d’insolvabilité et de cybercriminalité. Selon notre dernière étude sur les comportements en matière de paiement, neuf Allemands sur dix veulent pouvoir continuer à utiliser le cash pour régler leurs achats. Pour nombre d’entre eux, il est synonyme de stabilité et de liberté personnelle.
P. I. — Sur l’ensemble de ces dossiers, la Deutsche Bundesbank a-t-elle des échanges avec d’autres institutions et d’autres établissements internationaux ?
J. B. — Ces échanges font partie de notre quotidien. Nous collaborons étroitement avec d’autres banques nationales, dans le cadre de services réciproques. C’est le cas, notamment, avec les banques centrales de Lettonie et de Lituanie ; les volumes de billets que nous sommes autorisés à produire intègrent les quantités nécessaires à ces deux pays. D’une manière générale, nous sommes très souvent en relation avec nos collègues des autres banques centrales de l’Eurosystème quand il s’agit de satisfaire une demande en billets, dans un sens ou dans l’autre, parce que des stocks sont épuisés.
P. I. — Vous avez exercé de nombreuses responsabilités tout au long de votre carrière. Ce qui ne vous empêche pas, au sein de la Deutsche Bundesbank, d’intervenir sur des problématiques très techniques. Peut-on dire que travailler sur la monnaie nécessite à la fois de l’expertise et une vision plus globale ?
J. B. — Je suis devenu haut fonctionnaire après avoir suivi en Allemagne le cursus de l’équivalent de l’ENA en France. J’ai eu la chance ensuite de vivre des expériences variées. J’ai même été avocat au cours des années 2000. Plus la formation est solide, plus le parcours est dense, et plus l’exercice de responsabilités peut bénéficier de ces acquis. Mais l’essentiel réside dans la composition du directoire de la Deutsche Bundesbank : sur six membres, trois sont nommés par le gouvernement fédéral, et trois par la chambre basse du Parlement. C’est une alliance de compétences au service d’un fonctionnement efficace, avec le souci de s’appuyer sur des profils expérimentés.