Entretien avec Dominique de Villepin, ancien Premier ministre.
Politique Internationale — Le fait de pouvoir battre monnaie est-il le critère le plus important de la souveraineté nationale ?
Dominique de Villepin — La monnaie est un enjeu central de notre époque parce qu’elle se trouve à l’intersection de trois types de problématiques de ce nouvel âge conflictuel de la mondialisation : d’abord, la possibilité d’échanges commerciaux et financiers garants de stabilité et de prospérité ; ensuite, l’expression d’une forme de souveraineté de l’État ; et, enfin, la participation à la manifestation d’une identité collective nationale.
La monnaie, c’est aussi un enjeu d’aujourd’hui qui résonne avec les débats sur la technologie, avec la digitalisation d’une partie des échanges monétaires, que ce soit par les banques centrales ou dans le cadre d’initiatives privées de plus ou moins bon aloi. Quand on voit Facebook créer la Libra, on est face à la possibilité inouïe d’une monnaie globale privée, assise sur la confiance que les utilisateurs d’un réseau de communication placent dans les organisateurs de ce réseau. Bien plus que le bitcoin, il s’agit d’une monnaie sans État qui cherche à s’imposer parmi les monnaies des États. Je ne suis pas sûr que nous ayons à ce jour mesuré toutes les implications de ces évolutions. Pour l’heure, Facebook a mis de l’eau dans son vin, réduit la portée du projet et allongé le calendrier mais, une fois dans la place, ce concurrent nouveau jouera nécessairement un rôle important.
P. I. — Et quel est le rôle de la monnaie fiduciaire ?
D. de V. — La monnaie fiduciaire, c’est d’abord un attachement affectif à un objet, une pièce, un billet, qui exprime une sorte de continuité, de mémoire collective. Dans tous les pays où j’ai pu me rendre, j’ai toujours été frappé par la propension des gens à vous expliquer leurs billets, les symboles qu’ils portent, les personnages qu’ils honorent. C’est le manuel d’Histoire des rues. En France, vous trouvez encore de nombreux nostalgiques qui se souviennent des billets « Delacroix » par exemple, ou des « Molière » de la génération précédente.
C’est en même temps l’un des rares signes concrets de la puissance de l’État. Car c’est l’État qui conserve le monopole de la frappe et de l’impression — ce que rappelaient jadis les articles de loi sur la répression du faux-monnayage inscrits sur les billets. Aujourd’hui, grâce aux technologies d’impression, les niveaux de sécurité des billets ont donné un avantage spectaculaire aux États dans cette lutte. Mais il y a un dernier aspect qui m’intéresse encore plus, c’est que la pièce de monnaie, le billet sont l’incarnation même de la confiance, qui est le socle et en fait la seule réalité de la politique. Ces objets n’ont de valeur d’échange que parce que nous accordons notre confiance à ceux qui les ont émis et nous disent « voilà sa valeur officielle ». Un pays en hyperinflation, le Venezuela ou le Zimbabwe dans l’histoire récente, est un pays où le peuple a cessé de croire à l’État ; où la confiance minimale qui permet de faire société a disparu. La confiance entre les personnes se rompt également, et avec elle les échanges, entraînant misère et pénurie. La monnaie est à la fois signe et signal.
P. I. — Le lien entre le peuple et la monnaie est donc victime d’un État qui s’affaiblit…
D. de V.— Nous sommes entrés dans un nouvel âge des nationalismes, non tant parce que le sentiment national serait vigoureux, mais surtout parce que l’État semble faire défaut, ses protections semblent se retirer, ses limites semblent se brouiller. C’est pourquoi, dans la mondialisation, la dimension symbolique de la monnaie me paraît au moins aussi importante que son aspect instrumental. Depuis toujours, la frappe de la monnaie — et depuis quelques siècles l’impression des billets de banque — est un signe de la force et de la crédibilité d’un État. Un exemple parmi tant d’autres : Philippe de Macédoine qui, frappant des statères d’or, venait concurrencer le prestige du Grand Roi vécut comme l’ennemi héréditaire perse des cités grecques. Un autre plus proche : face à la défaillance de l’État central en Allemagne en 1923, les communes ou les districts se sont mis à émettre des monnaies provisoires, l’« argent d’urgence », décoré de vers de Goethe ou de gravures modernistes pour signaler soit une tradition digne de confiance, soit une innovation source de croissance dynamique.
La monnaie est aussi le symbole de l’identité d’un peuple se montrant à lui-même ses grands accomplissements, ses grands hommes. C’est en réalité un objet essentiel, quotidien, populaire, résilient qui n’a pas vocation à disparaître. C’est la croissance démographique qui dicte les besoins, davantage que des révolutions technologiques proclamées d’en haut.
P. I. — La naissance de l’euro, il y a presque vingt ans, s’est-elle traduite par une perte de souveraineté pour les pays européens ?
D. de V.— L’euro a provoqué un bouleversement identitaire, mais pas à strictement parler un transfert de souveraineté. Simplement parce que celui-ci avait déjà eu lieu avec la décision du Système monétaire européen (SME) d’instaurer des parités fixes. Mais il a rendu ce choix irréversible, il l’a ancré dans la nouvelle identité commune.
On confond souvent souveraineté étatique et souveraineté nationale. La monnaie exprime d’abord, et cela depuis toujours, l’autorité d’un État, d’une institution publique capable de contrôler la production et la diffusion du signe monétaire. Une zone économique cohérente suppose une unité de valeur commune. C’était l’étalon-or hier, c’est l’euro aujourd’hui. Sinon, on se retrouve avec une multiplicité de risques de change qui entravent l’initiative et donnent une place démesurée au système financier. Ce n’est pas tant l’affaire du peuple, ou de la nation, que d’un acteur institutionnel agissant en fonction d’un mandat d’efficacité. À ce titre, le passage à l’euro marque moins la perte d’une identité nationale que le regain d’une souveraineté partagée, mise à mal par la mondialisation et la fin de la prééminence européenne dans le monde après-1945.
P. I. — La transformation programmée du franc CFA en éco relève-t-elle de la même logique ?
D. de V. — Il s’agit, là aussi, d’un problème d’adéquation entre …
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