Entretien avec Svetlana Tikhanovskaïa, candidate à l’élection présidentielle en Biélorussie, par Natalia Routkevitch, journaliste indépendante, spécialiste de la Russie
Natalia Routkevitch — Il y a encore quelques mois, vous étiez très loin de la politique. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous porter candidate à l’élection présidentielle ? L’avez-vous fait à la demande de votre mari, qui a été empêché de se présenter et qui se trouve derrière les barreaux depuis mai 2020 ?
Svetlana Tikhanovskaïa —Non. C’était ma propre décision. Comme vous le savez, c’est Sergueï qui devait être candidat. C’est moi qui suis allée déposer tous les documents nécessaires pour enregistrer le groupe de soutien à sa candidature (1). Or la Commission électorale a refusé, arguant du fait que, à ce moment-là, Sergueï était déjà en prison. C’est alors que l’idée m’est venue. Dès le lendemain, j’ai demandé à enregistrer ce même groupe, mais à mon nom à moi. Je l’ai fait parce que, dans ces circonstances, cela me semblait la bonne chose à faire. Et le groupe a été enregistré !
Les choses sérieuses ont commencé : en Biélorussie, pour se porter candidat à la présidence, il faut récolter 100 000 signatures de citoyens. J’étais totalement inconnue du grand public. Et pourtant, nous sommes parvenus très rapidement à atteindre l’objectif. Dans tout le pays, les gens, mus eux aussi par un profond besoin de justice, faisaient la queue pour me donner leur signature. Les Biélorusses, plus personne ne peut en douter aujourd’hui, ont une grande soif de changement. C’est pourquoi ils ont été si nombreux à se mobiliser pour que je puisse me présenter, et c’est pourquoi ils ont majoritairement voté pour moi lors de l’élection, le 9 août. Depuis ce jour, j’essaie de justifier la confiance qui m’a été accordée.
N. R. — Aujourd’hui, vous considérez-vous comme une femme politique à part entière ?
S. T. — Franchement, non. Pour moi, les vrais acteurs politiques doivent posséder un détachement et un recul que je n’arrive pas à avoir. Il est clair que je joue un certain rôle actuellement, mais je ne me sens pas dans la peau d’une politicienne tout simplement parce que, selon moi, tant que votre âme souffre pour chaque personne, tant que votre cœur ressent toute la douleur des gens, tant que vous ne pouvez pas dormir parce que ces souffrances, cette peur, c’est tout ce à quoi vous pensez, vous ne pouvez pas vous dire politicien ou politicienne. Politicien, c’est un métier !
N. R. — Vous avez contesté les résultats officiels de l’élection présidentielle (selon lesquels Loukachenko aurait obtenu 80 % des suffrages et vous 10 %) et vous vous êtes déclarée gagnante. Sur quels chiffres vous êtes-vous basée ? Vous considérez-vous comme la présidente élue de la Biélorussie, notamment lorsque vous dialoguez avec des responsables politiques étrangers ?
S. T. — En Biélorussie, tout le monde sait qui est le véritable vainqueur de cette élection. Et pas seulement en Biélorussie : les dirigeants de nombreux autres pays du monde savent aussi que je suis la présidente légitime (2). C’est pourquoi ils viennent me rencontrer (3) moi, et non Loukachenko. Ils viennent dialoguer avec moi, et non avec lui, de ce qui se passe dans mon pays. Oui, les procès-verbaux des commissions électorales ont été falsifiés et dissimulés au public. Ces commissions ont été formées par les autorités précédentes et se trouvent totalement sous leur contrôle. Et pourtant, dans des centaines de bureaux de vote, les assesseurs ont eu le courage de procéder au dépouillement de manière honnête et de rendre les procès-verbaux publics, comme le veut la loi. D’après ces données (partielles), Loukachenko a subi une défaite cinglante. Aux yeux d’énormément de gens, le résultat réel de l’élection ne fait aucun doute. J’en veux pour preuve que, immédiatement après la proclamation de la prétendue victoire écrasante de Loukachenko, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues — non pas pour célébrer la victoire du président sortant, mais pour protester contre la fraude. Toutefois, d’un point de vue légal, le résultat ne peut pas être établi car il n’existe pas de données fiables sur tous les bureaux de vote. C’est pourquoi nous exigeons de nouvelles élections, justes et transparentes.
N. R. — Loukachenko est au pouvoir depuis 1994. Comment qualifieriez-vous ce régime ? S’agit-il d’une dictature de type soviétique ? Quels sont ses principaux échecs et lui reconnaissez-vous, malgré tout, certains succès ?
S. T. — Le premier chef de la Biélorussie post-soviétique, Stanislav Chouchkevitch, dont le titre était président du Conseil suprême de la république de Biélorussie, avait échoué à mener à bien les réformes nécessaires. Début 1994, le Parlement a destitué Chouchkevitch, adopté une nouvelle Constitution créant la fonction de président et organisé, en juin de cette année-là, une élection présidentielle dont Loukachenko, ancien directeur de sovkhoze promouvant un programme populiste, est sorti vainqueur. Il est donc devenu le premier président de la Biélorussie indépendante. Une fois au pouvoir, il s’est accroché, refusant de céder son poste et s’opposant à tout changement. Il a mis en place un système autoritaire dans lequel les élections étaient réduites à de simples formalités. Aujourd’hui, cette soif de pouvoir contraire au bon sens se retourne contre lui. Ses efforts visant à préserver un système de style soviétique semblaient promis à l’échec, mais cette parenthèse a quand même duré plus d’un quart de siècle. Il n’a toutefois pas réussi à stopper toute évolution sociale et économique. L’économie a connu une phase de croissance et s’est adaptée à la nouvelle situation née de l’effondrement de l’Union soviétique, comme ce fut le cas dans tout l’espace post-soviétique. Certaines réformes ont été mises en œuvre par le gouvernement, mais le cœur du système est resté inchangé : durant toute cette période, notre pays a fonctionné selon le principe « c’est moi qui commande ; vous, vous obéissez ». Le résultat, à savoir la défaite de Loukachenko lors des élections, n’est que la suite logique de cette politique. Comment a-t-il réussi à rester au pouvoir si longtemps ? Il n’a laissé subsister aucun espace où auraient pu apparaître de nouveaux leaders susceptibles de le concurrencer. Au début, il bénéficiait de la confiance de la majorité des Biélorusses ; ensuite, on ne savait pas par qui le remplacer… Maintenant, on sait : …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :