Entretien avec François Lecointre, général d'armée, chef d’état-major des armées depuis 2017, par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
Isabelle Lasserre — D’un point de vue militaire, comment avez-vous traversé les années Donald Trump ? Dans quel sens la coopération franco-américaine va-t-elle évoluer avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche ?
François Lecointre — Depuis la guerre en Afghanistan, la coopération militaire entre les Français et les Américains est excellente. Je dirais même qu’elle n’a cessé, au fil des années, de s’améliorer. Il y a aujourd’hui, de la part des Américains, une vraie reconnaissance du niveau d’excellence de notre armée, de ses modes opératoires, de sa doctrine et de sa façon d’agir. Cette estime se manifeste dans tous les domaines, à commencer par celui des forces spéciales. Au cours des sept ou huit dernières années, ces forces ont énormément progressé en coopérant avec leurs homologues américains dans le cadre d’opérations en Irak et au Levant que nous étions les seuls, avec les Britanniques, à pouvoir réaliser. Cette collaboration dans des modes d’action militaire très sophistiqués a renforcé le respect et la considération que les Américains ont pour les armées françaises.
Nous avons aussi avec eux une coopération maritime de plus en plus importante, notamment en matière de lutte anti-sous-marine, afin de surveiller les mouvements des bâtiments russes qui quittent la presqu’île de Kola pour entrer dans l’Atlantique ou qui opèrent en mer Méditerranée. Là encore, les Américains louent notre compétence et nos performances techniques, en particulier celles de nos nouvelles frégates FREMM, qui les ont impressionnés.
Je terminerai par la coopération aérienne : nous sommes, au Levant, le deuxième contributeur derrière les Américains, depuis la base aérienne projetée de Jordanie. Nous sommes aussi les seuls à ne jamais avoir interrompu nos missions dans la région, y compris au-dessus du Nord-Est syrien.
Enfin, ce qui vient parachever le tout, c’est l’engagement au Sahel, où les Américains nous apportent un soutien constant dans les domaines du renseignement, du transport aérien stratégique et du ravitaillement en vol. Les militaires américains considèrent que nous sommes parmi les seuls Européens à réellement assumer notre part du fardeau sur le terrain. Chaque réunion des treize chefs d’état-major des armées qui forment le cœur de la coalition antiterroriste (1) est l’occasion pour eux de rappeler le leadership français en Afrique et de demander à nos partenaires européens de s’engager à nos côtés. Pour résumer, nous sommes considérés comme un acteur et un partenaire essentiel, notamment depuis que les Britanniques ont quitté l’Union européenne. Et il existe une volonté très forte outre-Atlantique de poursuivre cette coopération.
I. L. — Avez-vous néanmoins souffert de la période Trump ?
F. L. — Quelle qu’ait été la volonté des chefs d’état-major américains, l’imprévisibilité des décisions de Donald Trump a rendu les choses très compliquées pour l’appareil militaire. Ce dernier a atténué les soubresauts décisionnels de la Maison-Blanche. Il a par exemple insisté sur le fait qu’il ne fallait pas retirer brutalement les troupes américaines du Levant. C’est d’ailleurs l’annonce du retrait des forces de Syrie, souvenez-vous, qui avait provoqué la démission du secrétaire d’État à la Défense James Mattis, qui y était opposé. Toute cette structure administrativo-militaire a essayé, pendant quatre ans, de conserver une vision stratégique cohérente contre les décisions erratiques du président Donald Trump. Y compris, je pense, en faisant valoir aux successeurs de Mattis, Mark Esper et Christopher Miller, que l’engagement français au Sahel était un cas à part, et qu’il fallait que les Américains lui conservent leur soutien. Mais, encore une fois, les militaires américains défendent ardemment une coopération dans laquelle ils ne voient que des avantages. Ils se sont aussi récemment rapprochés des positions françaises sur la Turquie. À l’instar des Français, ils ne cachent plus désormais les nombreux différends qui les opposent à Ankara, qu’il s’agisse de la zone économique exclusive de Chypre, de l’intervention en Libye, en violation des résolutions de l’ONU, ou du soutien turc à l’Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabakh.
I. L. — Très concrètement, à quoi se mesure le rapprochement entre les positions américaines et françaises ?
F. L. — Davantage qu’un rapprochement, je vois la fin d’une sorte de neutralité américaine dans le cadre de l’Otan. La France a beaucoup gêné ses partenaires de l’Alliance en dénonçant l’attitude de la Turquie. Photos à l’appui, nous avons signalé des navires turcs qui escortaient des bâtiments se livrant au trafic d’armes. Nous avons apporté, dans les chaînes de renseignement de l’Otan, la preuve indiscutable des violations de l’embargo en Libye et contraint, d’une certaine façon, nos partenaires à condamner le gouvernement turc.
I. L. — Était-il gênant de les gêner ?
F. L. — Au contraire, je pense que nous avons eu raison. Il n’était plus supportable de voir nos partenaires de l’Otan dans un profond déni. Cela a-t-il produit tous les résultats que nous attendions ? Sans doute pas. La ministre des Armées Florence Parly a d’ailleurs rappelé au secrétaire général de l’Otan qu’elle attendait des réponses claires avant de réengager les moyens français dans l’opération Sea Guardian en Méditerranée (2). La ministre souhaite en effet voir l’émergence de solutions pérennes en matière d’identification et de déconfliction des différents bâtiments qui opèrent dans la zone. Le sujet n’est pas clos. Mais le fait que, désormais, les États-Unis nomment clairement les choses à l’Otan est positif. Jusque-là, Washington donnait en quelque sorte quitus aux Turcs pour leur comportement parce qu’ils s’opposaient aux Russes. Or Ankara a acheté des S400 à la Russie et s’est rapprochée de Moscou. Aujourd’hui, les États-Unis ont pris conscience de la brutalité de l’attitude turque et réalisé que la Turquie pose de vrais problèmes pour la cohésion de l’Alliance atlantique.
I. L. — Rien, dans les statuts de l’Otan, ne permet d’exclure un membre ou de le sanctionner. La Turquie, de son côté, n’a aucun intérêt à quitter l’Alliance atlantique. Dans ces conditions, comment sortir de l’impasse ?
F. L. — On continue à dire à la Turquie qu’il n’y a pas d’impunité et qu’elle ne peut pas continuer à agir comme elle le fait. C’est déjà ça. Dénoncer les violations de l’embargo, s’opposer à ce trafic comme l’a fait notre frégate Courbet au début de …
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