Plus d’un an et demi après le déclenchement d’une révolte populaire sans précédent au Liban, le 17 octobre 2019, et l’éclatement d’une crise économique et financière tout aussi inédite, le pays du Cèdre n’en finit plus de sombrer. Le système politique en place depuis la fin de la guerre de 1975-1990 est totalement incapable de gérer la désagrégation de la société libanaise qui encaisse choc après choc. L’explosion de stocks de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth le 4 août 2020, qui a dévasté une grande partie de la capitale, symbolise de façon tragique l’incurie du régime. Mais les dégâts économiques et sociaux qui bouleversent les Libanais sont nettement plus difficiles à appréhender de façon tangible.
Quelques éléments donnent une idée de l’ampleur du désastre : plus de la moitié de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté ; l’émigration des classes moyennes est massive, malgré les restrictions dues au Covid-19 ; le PIB a été divisé par deux ; la monnaie nationale qui s’échangeait à 1 500 livres pour un dollar, a dépassé les 9 000 livres pour un dollar en février 2021, et cela alors que le Liban importe la quasi-totalité de ses biens de consommation. Quant aux importations, elles ont logiquement chuté de moitié, alors qu’elles continuent de bénéficier de subventions étatiques. La Banque centrale alloue, en effet, à ces achats les avoirs en devises restants dans les caisses de l’État au détriment des déposants qui peuvent globalement tirer un trait sur leur épargne en devises dont la valeur dépassait les 200 % du PIB avant la crise. En résumé, à défaut de capitaine aux commandes, le navire coule inexorablement.
Ce scénario catastrophe aurait pu être évité. C’est le pari qu’ont fait un certain nombre de fonctionnaires ou de personnalités libanaises, convaincus de la possibilité de réformer le système « de l’intérieur ». C’est notamment le cas d’Alain Bifani, directeur général du ministère des Finances depuis 2000. Né en 1968, ingénieur physicien diplômé de l’École supérieure d’optique et de HEC, il a été nommé à ce poste par le ministre des Finances de l’époque Georges Corm. Cet intellectuel appartenait alors à un gouvernement qui espérait infléchir les choix de politiques publiques opérés au lendemain de la guerre. Ce fut un échec. Alain Bifani, qui s’était précédemment présenté aux élections municipales de Beyrouth en 1998 sous la bannière d’une liste « anti-système » alors opposée à la pax syriana imposée au Liban à partir de 1990, a choisi de rester haut fonctionnaire, malgré ses divergences affichées avec les gouvernements qu’il a servis. Après l’éclatement de la crise, en 2019, il fait partie de ceux qui ont cru un sursaut possible. Il a élaboré un plan de sauvetage financier qui devait servir de base à des négociations avec le FMI, seule institution internationale en mesure de renflouer l’économie, à condition que de véritables réformes soient engagées. Mais ce plan a été saboté par les tenants du système politico-financier qui ont choisi de préserver leurs intérêts, condamnant la population à subir l’un des ajustements les plus violents de l’histoire des crises économiques.
Le départ du directeur général du ministère des Finances, fin juin 2020, qui faisait suite à celui d’un autre membre de la commission chargée de négocier avec le FMI, l’économiste et banquier Henri Chaoul, a sonné les glas des maigres espoirs placés dans le gouvernement de Hassane Diab. Ce dernier avait les mains liées par les chefs communautaires qui l’ont nommé, comme il l’a lui-même déclaré en présentant la démission de son gouvernement après la destruction du port de Beyrouth. Depuis l’été 2020, deux premiers ministres ont été désignés successivement pour le remplacer : Mustafa Adib, ambassadeur en Allemagne, puis Saad Hariri, chef désigné de la communauté sunnite à laquelle revient traditionnellement ce poste. Mais jusque-là, aucun n’a été en mesure de former un gouvernement. Confronté à des crises gravissimes, le Liban est sans tête. Et c’est désormais à une réforme complète du système que certains aspirent, même si la plupart des analystes estiment que le scénario le plus probable est une poursuite de la désintégration du pays. Bien qu’il soit installé à Paris, où il prépare une thèse de doctorat en économie à la Sorbonne, Alain Bifani réfléchit avec certains autres de ses concitoyens aux moyens d’éviter le pire…
S. R.
Sibylle Rizk — Vous avez démissionné avec fracas en juin dernier après vingt ans passés à l’un des postes les plus en vue de l’administration libanaise. En tant que directeur général du ministère des Finances, vous avez en effet été le témoin des dérives d’un système qui a conduit le Liban au bord du gouffre. Pourquoi partir maintenant, en pleine crise économique et financière ?
Alain Bifani — En mars 2020, le Liban a fait défaut sur sa dette. Jusque-là, je cherchais à pousser autant que possible les réformes, aussi minimes fussent-elles, pour tenter d’inverser la tendance et d’éviter le crash. Désormais, la situation a changé. Le temps des demi-mesures est révolu. Il faut engager résolument un plan de sortie de crise.
Or certains à Beyrouth continuent de dépeindre cet événement majeur — le défaut — comme la décision catastrophe qui a provoqué tout le reste, autrement dit la crise économique et financière sans précédent que traverse le pays. C’est grotesque. Le défaut était inéluctable, et ces gens-là l’avaient eux-mêmes avoué. De nombreux pays à travers le monde y ont eu recours. En soi, le défaut ne justifie nullement la gestion criminelle qui s’est ensuivie. Bien avant qu’il ne soit officialisé à l’égard des créanciers étrangers, le défaut était là : depuis l’été 2019, les banques rationnaient les dollars, ce qui a d’ailleurs constitué l’un des déclencheurs du soulèvement populaire d’octobre 2019. Lorsqu’une Banque centrale annonce qu’elle est obligée de contingenter ses devises pour garantir l’achat d’importations de première nécessité, il est évident qu’il n’est plus question de privilégier les créanciers étrangers… Ces derniers l’ont parfaitement compris.
S. R. — Après la déclaration de défaut, qu’avez-vous fait ?
A. B. — Je me suis attelé à la conception d’un plan de sauvetage, avec le concours de la banque Lazard, conseiller officiel du gouvernement. Le Fonds monétaire international a considéré ce plan, qui comprenait un projet de restructuration de la dette, comme un excellent document de départ pour des négociations. Il a été adopté à l’unanimité par le gouvernement et salué par tous les bailleurs bilatéraux et multilatéraux, y compris par nos créanciers.
Je savais bien qu’il heurtait de front les élites politiques et bancaires, à commencer par le tout-puissant gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé. Mais je comptais sur la résolution du gouvernement qui pouvait, en principe, s’appuyer sur une majorité parlementaire. Malheureusement, la pression a été trop forte : un certain nombre de clans, des députés proches des banquiers, des médias stipendiés par divers groupes d’intérêt ont fini par faire craquer l’exécutif. On est alors entré dans une logique absurde : aujourd’hui, non seulement ceux qui ont profité des largesses des « ingénieries financières » (1) du gouverneur de la Banque centrale n’ont rien à craindre, mais les actionnaires des banques refusent de supporter les pertes de leurs institutions. Le choix politique qui a été fait est celui de l’inaction. C’est un crime inqualifiable. Le système politique et financier a délibérément décidé de faire porter le fardeau de la crise à l’ensemble des citoyens afin de …
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