En annonçant le 12 mars dernier son départ inattendu de Sciences Po, Enrico Letta a déclaré que le moment était venu pour lui de retourner à la politique active en Italie, sa « véritable passion ». Deux jours plus tard, plébiscité par l’assemblée du Parti démocrate italien (PD), il en devient secrétaire général, avec la ferme volonté de le refondre en profondeur en vue des élections législatives de 2023. « Je suis de retour pour gagner », proclame-t-il. Son objectif est clair : enrayer l’effritement électoral de la plus grande formation de la gauche italienne — héritière du Parti communiste, puis de l’Olivier de Romano Prodi —, aujourd’hui devancée dans les sondages par la Ligue de Matteo Salvini et en compétition pour la deuxième place avec le Mouvement Cinq Étoiles (M5S).
« Ho imparato » (J’ai appris), a titré Enrico Letta dans un livre consacré à ses années d’« exil » à Paris et paru en 2019. En février 2014, ce dirigeant à la longue carrière politique et aux convictions européennes solidement enracinées avait été contraint de démissionner du poste de président du Conseil qu’il occupait depuis dix mois, sous le feu des attaques de son camarade de parti Matteo Renzi, qui s’empressa de prendre sa place. Amer et désorienté, Enrico Letta avait demandé conseil à son ami, le politologue français Marc Lazar, qui l’a invité à rejoindre Sciences Po. Il prendra la tête de l’École des affaires internationales au départ de son titulaire Ghassan Salamé, en septembre 2015. « À ce poste, il a pu prendre un recul salutaire. Je crois qu’il a beaucoup changé. Lui qui était très lié à la culture démocrate-chrétienne, faite de compromis et de jeux collectifs, est devenu un leader qui sait maintenant décider », affirme Marc Lazar.
Après une enfance à Strasbourg, Enrico Letta (55 ans) a été formé à la faculté des sciences politiques de Pise, la ville dont il est originaire et où son père enseignait les mathématiques à l’université. Docteur en droit (sa thèse portait sur la communauté européenne), il fut tour à tour secrétaire général du Comité euro au ministère de l’Économie en 1996-1997, ministre des Affaires communautaires, de l’Industrie et du Commerce extérieur, député au Parlement italien (trois législatures) puis député européen (2004-2006).
En France, il a pris en 2016 la présidence de l’Institut Jacques-Delors, un « think tank » fondé vingt ans plus tôt par l’ancien président de la Commission européenne. En 2017, il a créé l’académie « Notre Europe », centre de formation rattaché à l’Institut Delors, et a rejoint le Comité action publique 2022 (CAP 22) voulu par Emmanuel Macron.
Il s’est décidé en huit jours après la démission de Nicola Zingaretti qui dirigeait le PD depuis quatre ans, cédant aux appels du président du Conseil italien Mario Draghi et du commissaire européen aux Affaires économiques et monétaires Paolo Gentiloni, qui l’incitaient tous deux à rentrer en Italie pour combler le vide à la tête du Parti démocrate. « J’ai accepté par sens du devoir », affirme-t-il.
R. H.
Richard Heuzé — La question qui obsède l’Europe ces temps-ci est celle des vaccins. Pourquoi tant de retards quand d’autres pays, pour ne citer que la Suisse, la Grande-Bretagne ou encore Israël, parviennent à mettre leurs concitoyens à l’abri ? Comment analysez-vous les ratés de cette politique de vaccination ?
Enrico Letta — Notons d’abord que l’Europe n’a pas de compétence spécifique en matière de santé. La faute en incombe aux veto des pays qui s’y sont opposés, en particulier au Royaume-Uni qui a bloqué par le passé toute avancée d’une Europe sociale et d’une Europe de la santé. Malgré tout, un énorme pas en avant a été accompli. Il est parfaitement compréhensible qu’on se soit heurté à des problèmes. Espérons qu’ils seront surmontés rapidement car l’Europe risque de le payer cher en termes d’image, d’autant qu’elle se trouve en concurrence avec la Grande-Bretagne qui, elle, a réussi sa campagne de vaccination massive.
R. H. — L’ancien président de la BCE Mario Draghi dirige le gouvernement italien depuis le 13 février dernier. Tout le monde s’accorde à lui reconnaître compétence et détermination. Quelles grandes propositions devrait-il, selon vous, mettre sur la table pour renforcer la construction européenne ?
E. L. — Je vois trois thèmes essentiels. D’abord, le programme Next Generation EU (1) qui doit devenir un instrument structurel de la vie européenne. On doit le sortir de la conjoncture Covid, faire en sorte qu’il ne se termine pas avec la fin de la pandémie. Il faut donc le rendre permanent. C’est un premier sujet sur lequel l’Italie et la France doivent travailler de concert car les deux pays ont des vues très proches en la matière.
Ensuite, le nouveau Pacte de stabilité européen. Il faut un changement radical et passer d’un pacte financier à un pacte de solidarité et de durabilité, sur le double plan environnemental et social. Le Pacte actuel est suspendu jusqu’à la fin de l’année prochaine, mais il faut ouvrir la discussion dès maintenant sur le pacte du futur. C’est, là aussi, un point crucial qui doit figurer au menu de la coopération franco-italienne.
R. H. — Et dans le domaine purement social ?
E. L. — C’est le troisième point : la construction d’une Europe sociale. Jacques-Delors en avait fait son cheval de bataille tout au long de son mandat à la tête de la Commission européenne, de 1985 à 1995. En tant que président de l’Institut qui porte son nom, je partage pleinement cette préoccupation. D’ailleurs, je conserve cette charge alors que j’ai démissionné de toutes mes autres responsabilités pour ne pas prêter le flanc à d’éventuelles accusations de conflit d’intérêts. Je le dis et je le répète : sans Europe sociale, il n’y a pas d’Europe. Après le Brexit, le moment est venu de s’atteler à cette tâche. Par chance, c’est le Portugal qui assume ce semestre la présidence du Conseil — un pays dont on connaît l’attachement au concept d’Europe sociale. Le sommet de Porto, qui doit se réunir le 8 mai prochain, va marquer une étape importante. Ce sera l’un des dossiers …
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