Homme d'affaires, philanthrope et intellectuel engagé, Osman Kavala est en détention provisoire à la prison de haute sécurité de Silivri à Istanbul depuis son arrestation, le 18 octobre 2017. Son cas illustre la déliquescence de l’institution judiciaire turque, devenue un instrument de vengeance au service du président Recep Tayyip Erdogan.
Son parcours judiciaire est kafkaïen. Accusé d’avoir commandité et financé le vaste mouvement de contestation antigouvernementale de Gezi, en juin 2013, le prévenu Kavala a été acquitté, faute de preuves, par un tribunal d’Istanbul le 18 février 2020. Il n’a pourtant pas été autorisé à quitter la prison. Son acquittement était à peine prononcé que le parquet d’Istanbul émettait contre lui un nouveau mandat d’arrêt concernant, cette fois, son implication présumée dans la tentative de putsch du 15 juillet 2016. En mars 2020, le ministère public a rajouté un nouvel élément — « espionnage politique et militaire » — à la liste des crimes qui lui sont imputés.
Rien ne permet à ce jour d’étayer ces accusations, passibles de la réclusion à perpétuité. Surtout pas l’institution judiciaire, incapable, après plus de trois années d’instruction, de fournir la moindre preuve de sa culpabilité. Les dossiers ne sont qu’une suite de supputations ridicules du genre : « En juillet 2012, Osman Kavala et des représentants d’Open Society (l’ONG du milliardaire américain d’origine hongroise George Soros) ont voyagé pendant vingt-cinq jours en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis puis à nouveau en Allemagne, ce qui établit un lien entre ces voyages et la coordination des événements de Gezi »…
Plusieurs diplomates européens sont cités dans le document de 657 pages où ils apparaissent comme les présumés complices d’un complot ubuesque. En Turquie, il est vrai, voyager et fréquenter M. Soros sont devenus des crimes depuis que M. Erdogan l’a décrété. « Qui est derrière Kavala ? Le fameux juif hongrois Soros, un homme qui incite les populations à diviser les nations et à les démembrer », avait-il déclaré en novembre 2018.
Les preuves de la participation du mécène au putsch raté du 15 juillet 2016 sont tout aussi fantaisistes. Les procureurs fondent leurs accusations sur le fait que M. Kavala a serré la main du chercheur américain Henry Barkey, croisé dans un restaurant d’Istanbul ce soir-là, et que leurs téléphones portables ont été repérés aux mêmes endroits.
Pourtant, Osman Kavala, 63 ans, n’a vraiment rien d’un agitateur. Avant son arrestation, ce géant aux yeux bleus perçants et au sourire débonnaire a consacré l’essentiel de sa fortune familiale à financer des œuvres caritatives, se portant au chevet de l’enfance maltraitée, restaurant le patrimoine architectural, appelant sans relâche au dialogue avec les minorités religieuses et ethniques de Turquie.
Initiateur de la campagne de reconnaissance du génocide arménien de 1915, M. Kavala a soutenu des actions mémorielles à travers tout le pays. Sans compter les ponts culturels qu’il a contribué à jeter entre la Turquie et l’Europe. Le jour de son interpellation, à l’aéroport d’Istanbul, il revenait de Gaziantep, la grande ville située à 50 kilomètres de la frontière syrienne où, en partenariat avec l’Institut Goethe, il travaillait sur un projet destiné aux réfugiés syriens.
L’administration Biden s’est jointe au Conseil de l’Europe et à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour réclamer la libération d’Osman Kavala. Mais le « Grand Turc » freine des quatre fers, bien décidé qu’il est à punir le mécène et, à travers lui, tous ceux qui font obstacle à son projet de « révolution culturelle » fondée sur l’islamo-nationalisme, la détestation de l’Occident et le chantage au conflit. À l’égal de son allié, le président russe Vladimir Poutine, Erdogan vit dans la peur d’être renversé. Aussi voit-il en Osman Kavala, comme Poutine en l’opposant Alexeï Navalny, l’instigateur d’une « révolution de couleur », le représentant d’une « cinquième colonne » occidentale programmée pour « mettre la Turquie à genoux ».
Membre fondateur du Conseil de l’Europe, signataire de la Convention européenne des droits de l’homme, la Turquie a sombré dans l’arbitraire après le putsch manqué du 15 juillet 2016. Des purges massives ont été ordonnées, à l’issue desquelles 55 000 personnes ont été écrouées et 160 000 fonctionnaires mis à pied sur simple décret. Aujourd’hui encore, les procès d’avocats, d’universitaires, d’étudiants, de journalistes, de militants pro-kurdes affiliés à un parti légal, le parti de la démocratie des peuples (HDP, gauche pro-kurde), se succèdent à un rythme effréné dans tous les tribunaux du pays.
M. J.
Marie Jégo — Voilà plus de trois ans que vous êtes derrière les barreaux. À quoi ressemble votre quotidien ?
Osman Kavala — Je suis seul dans ma cellule. L’unique moment où cette solitude est rompue, c’est pendant la promenade quotidienne dans la cour, que je partage avec un autre détenu. Pendant que nous marchons, nous aimons regarder vers le ciel pour voir les mouettes voler. Au printemps, la cour s’anime, les oiseaux font leur nid en haut des murailles. Entendre leurs chants, observer leurs allées et venues sont pour nous des moments privilégiés. De cette façon, notre lien avec la nature n’est pas totalement coupé.
Pandémie oblige, les visites des familles ont été restreintes de moitié. J’ai droit à vingt minutes de conversation téléphonique chaque semaine avec mes proches. En revanche, les rencontres avec mes avocats n’ont pas été limitées.
Les trois quarts du temps, je suis plongé dans la lecture et l’écriture ; l’enfermement est propice à ce genre d’occupation. En période normale j’ai accès aux journaux mais, à cause du Covid, je les reçois avec retard, vingt-quatre heures après leur distribution. Sinon, je regarde un peu la télévision et je lis beaucoup. La prison possède une bibliothèque et il est également possible de recevoir des livres de l’extérieur.
Quand je lis ou quand j’écris, mon esprit s’évade. Momentanément, j’oublie que je suis enfermé depuis plus de trois ans. Malgré la lourdeur du quotidien, le temps passe vite, ce qui n’est pas une consolation. Le fait est que je ne suis plus tout jeune, j’ai 63 ans, et que ces années passées en prison sont perdues ; personne ne me les rendra.
M. J. — Quelles sont les conditions sanitaires à la prison de Silivri où vous êtes incarcéré ? Y a-t-il eu des cas de Covid-19 ? Avez-vous des inquiétudes pour votre santé ?
O. K. — Silivri est un énorme complexe carcéral, avec différents types de prisons. Moi, je suis écroué à la section dite de «
M. J. — Vous n’avez jamais été un opposant politique. Toute votre énergie a été consacrée à la promotion et à la préservation des cultures minoritaires de Turquie. En quoi votre action a-t-elle pu contrarier les autorités ?
O. K. — Ce portrait est incomplet. Il est vrai que j’ai dépensé tout mon temps et toute mon énergie à tenter de faire avancer la société civile à travers les échanges culturels. Et que le sort des minorités kurde et arménienne m’a toujours beaucoup tenu à cœur.
Cela dit, avec des ONG, des universitaires, des représentants de la société civile, nous avons tenté à maintes reprises de faire connaître notre point de vue sur les principaux problèmes sociaux et politiques du pays, les manquements à la démocratie, les atteintes aux libertés fondamentales, les dysfonctionnements du système judiciaire. Nous avons critiqué le gouvernement pour ses entorses à l’État de droit. Nous avons également fait des propositions. Par exemple, en 2010, lorsque les autorités ont commencé à parler de modifier la Constitution afin de l’orienter vers une plus grande …
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