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Respect et transparence : les clés de la « méthode Barnier »

Entretien avec Michel Barnier, Conseiller spécial pour le Brexit auprès de la Commission européenne, ancien négociateur en chef de l'Union européenne sur le Brexit (2016-2020), par Isabelle Lasserre, rédactrice en chef adjointe au service international du Figaro, correspondante diplomatique.

n° 171 - Printemps 2021

Michel Barnier

Isabelle LasserreAvez-vous connu des moments de découragement au cours de vos négociations sur le Brexit ?

Michel Barnier — Le découragement ou les doutes se maîtrisent plus facilement quand on travaille collectivement. Cela a toujours été ma méthode, que certains ont bien voulu appeler la « méthode Barnier ». Je n’ai pas eu de moments de découragement car je savais que cette négociation serait longue, compliquée et que les Britanniques allaient jouer la guerre des nerfs. J’en avais déjà eu l’expérience comme commissaire aux services financiers (2010-2014), chargé de mettre en œuvre les recommandations du G20 après la crise financière. Pendant toutes ces années, j’ai été confronté à la technique de négociation des Britanniques : ils exigent, bloquent, obtiennent satisfaction à 3 heures du matin et reviennent à la charge avec de nouvelles demandes ! J’étais donc préparé. Mais nous avons eu des moments de doute, notamment lorsque Theresa May a échoué à trois reprises à faire voter l’accord à la Chambre des communes faute d’unanimité dans son propre parti — certains députés Tories l’avaient lâchée sous l’influence de Boris Johnson — et aussi parce que le Labour n’a jamais été très clair sur la question. À ce moment-là, nous nous sommes dit qu’on n’allait pas y arriver et qu’on se dirigeait tout droit vers un « no deal ». Et nous avons craint d’avoir travaillé trois ans pour rien. Et puis Theresa May a été renversée et Boris Johnson l’a remplacée. Les dernières négociations avec lui ont été très longues et très rudes. Mais mon analyse, en tant qu’homme politique observant un autre homme politique, est qu’il avait besoin d’un accord.

I. L.Quel est votre jugement sur Boris Johnson ? A-t-il évolué au fil des négociations ?

M. B. — À l’époque où il était maire de Londres et même ministre des Affaires étrangères, il a souvent eu une attitude baroque, disruptive, tenant des propos parfois insensés. Lorsqu’il est devenu premier ministre, j’ai découvert un homme très cordial, habile, souvent chaleureux. Certes, Georges Pompidou disait qu’en politique il ne suffit pas d’être habile. Mais Boris Johnson est, de surcroît, très pragmatique. Ayant beaucoup observé le débat interne chez les Tories, qui commandent tout depuis cinq ans, depuis le début du Brexit, mais avec des turbulences et des querelles internes incessantes, je savais qu’il fallait que ça se termine. En 2020, j’ai acquis la certitude que Boris Johnson, pour pouvoir réaliser son programme de révolution économique, avait besoin de calme du côté européen. Le gouvernement britannique a, en effet, de vraies ambitions pour le Royaume-Uni. Il ne faut pas sous-estimer Boris Johnson. J’ai écouté très attentivement ce que disait Dominic Cummings, son conseiller spécial. Leur philosophie n’est pas ultra-libérale mais nationale-populiste. Ils sont prêts, par exemple, à soutenir massivement des secteurs industriels entiers. Ils veulent faire du Royaume-Uni une sorte de hub mondial, une super start-up des technologies modernes. Ils ont voulu, pour des raisons idéologiques et presque rhétoriques, se retirer de l’Union, retrouver ce qu’ils appellent les conditions d’une « Global Britain ». Mais, pour atteindre ce but, il leur fallait un accord de base avec l’Europe. Un accord qui leur assure une certaine stabilité. Ils ne pouvaient pas ajouter les désordres qu’auraient provoqués un no deal à ceux qu’implique leur programme économique. En tout cas, à court terme.

I. L.Qu’avez-vous appris des Britanniques ?

M. B. — J’ai pour la capacité d’invention et d’innovation des Britanniques, pour leur flexibilité, leur adaptabilité, leur ouverture au monde, une grande admiration. J’ai essayé de comprendre les raisons du Brexit ; je n’en ai jamais compris la valeur ajoutée. Je leur souhaite sincèrement le meilleur ; mais, étant redevenus seuls dans la compétition mondiale, il leur sera plus difficile de négocier avec les Chinois ou les Russes et de se faire entendre. Si, pendant quatre ans, Donald Trump a malgré tout été obligé de nous respecter, ce n’est pas en raison de notre politique étrangère ou de notre politique de défense, mais de notre marché intérieur. J’ai donc pour les Britanniques de l’incompréhension, car ils ont pris une décision que je crois contraire à leur intérêt national tant sur le plan économique que politique. Je l’ai toujours dit : le Brexit, c’est « lose-lose ».

I. L.Envisagez-vous qu’un jour les Britanniques reviennent dans l’Union européenne ?

M. B. — Il est paradoxal de se poser cette question aujourd’hui ! Si c’est le cas, ce retour ne pourra pas se produire à court terme, ce sera l’affaire de plusieurs générations. Dans l’avenir, à la faveur d’un changement de pouvoir à Londres et en fonction de l’évolution du contexte mondial, ils pourraient être conduits à se rapprocher de l’Europe. Pour ce qui est du passé, ils auraient pu par exemple rester dans l’Union douanière. Un tel choix aurait été dans leur intérêt économique. Ils auraient pu — mais c’était contraire à leur volonté de souveraineté et d’autonomie — faire partie du marché unique comme les Norvégiens, sans être dans l’Union. Toutes ces options-là ont été sur la table à un moment ou à un autre. Mais ils ont choisi la plus dure, la plus éloignée de l’Union européenne, celle qui ne les liait plus que par un accord de libre-échange et des accords économiques. C’est, soit dit en passant, une vieille histoire : le général de Gaulle la racontait déjà en novembre 1967 dans une conférence de presse au cours de laquelle il expliquait pourquoi selon lui l’Angleterre, pour des raisons économiques, politiques, historiques et culturelles, ne pouvait pas intégrer le marché commun. Il avait dit : « Vous comprenez, les Anglais voudraient entrer mais à leurs conditions. Il n’en est pas question. » C’est ce qu’ils ont essayé de faire avec le Brexit : sortir à leurs conditions. Il n’en était pas question non plus. Il reste que la porte est toujours ouverte… aux conditions, bien sûr, qui sont celles de l’Europe et du marché unique.

I. L.Qu’avez-vous appris de l’Union européenne ?

M. B. — Dans cette négociation, l’Union a été capable d’unité, et ce n’était pas évident. Le Brexit a été un électrochoc, en juin …