Entretien avec Paolo Gentiloni, Commissaire européen à l’Économie, par Richard Heuzé, correspondant de Politique Internationale en Italie
Richard Heuzé — En février 2021, Mario Draghi — que certains décrivent comme l’« homme des miracles » — a pris les rênes du gouvernement italien à un moment particulièrement critique : plongé en pleine crise sanitaire, le pays doit faire face à un déficit public de 12 % et à un endettement supérieur à 160 % du PIB. Lorsque le président Sergio Mattarella a fait appel à lui pour succéder à Giuseppe Conte, avez-vous été surpris ?
Paolo Gentiloni — Absolument pas. En cette période très difficile, vous l’avez dit, Mario Draghi a mis à la disposition de l’Italie son capital de compétences, sa réputation internationale et sa longue expérience politique — une expérience que certains ont tendance à sous-estimer. Car, pour se maintenir à la tête d’une institution comme la Banque centrale européenne (BCE) pendant huit ans (de 2011 à 2019), il faut, outre des connaissances techniques, une sacrée dose de sens politique ! C’est un atout de taille pour l’Italie. Mais le présenter comme l’« homme des miracles » n’est pas lui rendre service. D’abord, parce qu’il n’y a pas d’« homme miraculeux ». Et ensuite, parce qu’en politique il ne faut jamais nourrir d’attentes déraisonnables.
R. H. — Reconnaissez quand même qu’il réunit sur sa personne des qualités utiles…
P. G. — « Utiles » est un euphémisme ! Je dirais que ces qualités sont fondamentales pour permettre à l’Italie de jouer en Europe le rôle qui lui revient de droit et que, souvent, elle n’a pas pu exercer en raison d’une instabilité gouvernementale chronique.
R. H. — Vous avez souvent fustigé l’incapacité de l’Italie à utiliser les fonds structurels européens. En ira-t-il différemment cette fois-ci ? Y aura-t-il un meilleur suivi lorsqu’il s’agira d’appliquer le plan de relance européen, le programme « Next Generation EU » (1) ?
P. G. — Fustigé mais aussi vécu! N’oubliez pas que j’ai été des deux côtés. Certes, je suis aujourd’hui commissaire à Bruxelles, mais j’ai également été aux commandes dans mon propre pays. L’Italie et l’Espagne sont traditionnellement les deux pays qui ont eu le plus bas taux d’absorption des fonds structurels. Cela tient à la fois à des disparités régionales et à des structures administratives défaillantes. Or l’Italie percevra avec le programme « Next Generation EU » quelque 191,5 milliards d’euros d’aides sur cinq ans, plus d’un quart du total. À cause de ce montant très élevé de ressources disponibles et compte tenu de la gravité de la crise, l’Italie a l’occasion de faire mentir cette réputation (2).
R. H. — De nombreux gouvernements doutent que l’Italie puisse devenir vertueuse du jour au lendemain. Ont-ils raison de se montrer sceptiques ?
P. G. — Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un problème spécifiquement « italien ». La Commission a souvent formulé des recommandations très précises à l’attention de divers pays. Dans plus de la moitié des cas, ces recommandations n’ont malheureusement pas été suivies d’effets. Par rapport aux autres pays, l’Italie a un handicap supplémentaire : depuis une vingtaine d’années, elle connaît une croissance trop faible. Espérons que le plan de relance européen lui procurera un sursaut d’énergie qui lui permettra de renouer avec des performances plus soutenues. Il faut tordre le cou à une croyance qui voudrait que ce ralentissement de l’économie italienne soit dû à l’introduction de l’euro. La principale raison est liée, en fait, à des faiblesses structurelles. Pour revenir à votre question, chaque État membre regardera de près les plans de ses voisins pour s’assurer que chacun sera traité de la même manière, mais cela est tout à fait normal.
R. H. — Sur quel type d’Europe le programme « Next Generation EU » peut-il déboucher ? Va-t-il changer les mentalités ?
P. G. — L’idée qui consiste à contracter une dette commune pour réaliser des objectifs communs est totalement inédite. Si ce pari, qui n’a jamais été tenté jusqu’ici, réussit, on peut penser qu’il créera un précédent et que l’expérience sera renouvelée à l’avenir, peut-être avec des objectifs plus limités pour répondre à des situations d’urgence. Cela permettrait à l’Union européenne de faire un grand pas en avant. Les présidents de la BCE, Mario Draghi hier, Christine Lagarde aujourd’hui, ont souvent répété que le fait d’avoir une politique monétaire commune sans politique économique équivalente déséquilibrait la construction européenne. Pour la première fois, non seulement la politique économique de l’Union sera soumise à des règles communes, mais elle disposera aussi d’une force de frappe qui la rendra plus efficace. Il est clair que Next Generation EU est une réponse unique à une crise sans précédent ; mais si les résultats sont probants — ce que souhaite ardemment la Commission — il pourra être un modèle pour le futur.
R. H. — L’une des clés du succès reposera sur le « Green Deal » (3)…
P. G. — Effectivement. C’est en quelque sorte l’ADN de cette Commission. Le « Green Deal » absorbera 37 % du total des investissements du plan de relance. Il avait été décidé en janvier 2020, avant que n’éclate la pandémie. Quand la crise sanitaire est survenue, non seulement les objectifs du programme « vert » n’ont pas été mis en pause, mais on les a au contraire accélérés. Au cours de l’été 2020, l’Europe a décidé en très peu de temps d’élever le niveau de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 à 55 % d’ici à 2030. Reconnaissons-le, ce fut un choix extrêmement courageux. L’Europe n’est pas restée isolée. Entre septembre et novembre 2020, le Canada, l’Afrique du Sud, la Corée du Sud, le Japon ont décidé de lui emboîter le pas. Après les élections américaines, la nouvelle administration de Joe Biden s’est rangée dans le camp des acteurs globaux et s’est engagée à atteindre zéro émission en 2050. Puis à l’occasion de la « Journée de la Terre », le 22 avril dernier, les États-Unis, à quelques nuances près, se sont ralliés à l’objectif européen d’une réduction de 55 % en 2030.
L’Europe présentera en juillet un large paquet de propositions pour réaliser ces objectifs ambitieux, dont celle d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (4).
R. H. — Le fait d’avoir été la première à prendre une telle décision est donc un avantage pour l’Europe ?
P. G. — Certainement. …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :