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Ukraine : un pays sous influence

Entretien avec Volodymyr Zelensky, Président de l'Ukraine depuis 2019 par Isabelle Lasserre, rédactrice en chef adjointe au service international du Figaro, correspondante diplomatique.

n° 172 - Été 2021

Isabelle LasserreJoe Biden est-il pour l’Ukraine un meilleur président que ne l’a été Donald Trump ?

Volodymyr Zelensky — Nous ne sommes pas au supermarché des présidents américains ! Et heureusement qu’il ne nous appartient pas de choisir ; sauf erreur, ce sont les Américains qui élisent leur président ! J’ajoute que la relation entre les États-Unis et l’Ukraine est basée sur des fondamentaux qui transcendent la personnalité des hommes au pouvoir. Les Américains soutiennent l’Ukraine, et je n’ai pas de raison de penser que ce soutien peut être remis en cause par les alternances politiques à Washington. Mais il est vrai que les relations sont meilleures et plus profondes quand les présidents de nos deux pays échangent plus qu’un unique coup de téléphone officiel, quand leurs équipes travaillent harmonieusement ensemble ou quand il existe une « alchimie » entre les chefs d’État. Ce qui ne dépend ni du genre ni de l’âge.

I. L.En ce qui vous concerne, vous avez attendu très longtemps le coup de téléphone de Joe Biden après son installation à la Maison-Blanche. Jusqu’au mois d’avril…

V. Z. — Trop longtemps, vous voulez dire… Les États-Unis sont une grande puissance, ils entretiennent des relations avec de nombreux pays et l’Ukraine n’est pas nécessairement une priorité. Je le regrette. J’aimerais que mon pays occupe une place plus importante auprès des autorités politiques américaines. Cela étant dit, Joe Biden présente un avantage par rapport à Donald Trump : il connaît mieux le « dossier ukrainien » parce qu’il est venu sur place (1). Mais il faut toujours juger sur les résultats. Et pour obtenir des résultats, il faut du temps. Lorsque ce temps sera écoulé, je pourrai certainement vous dire lequel, de Donald Trump ou de Joe Biden, aura été un meilleur président pour l’Ukraine. Aujourd’hui, il est trop tôt pour le savoir.

I. L. — Au printemps, la Russie a massé ses troupes à la frontière et organisé des exercices militaires. Ces provocations étaient-elles liées à l’arrivée de la nouvelle administration américaine ? Étaient-elles destinées à tester la volonté de Joe Biden ?

V. Z. — D’une certaine manière oui, les événements sont liés. Depuis l’élection de Joe Biden, la planète entière bande ses muscles. Personnellement, je n’ai pas envie que cette démonstration de force se fasse aux dépens de l’Ukraine. Mais le fait est que chaque fois que les États-Unis se rapprochent de nous, chaque fois que l’Ukraine noue de nouvelles relations économiques à l’étranger, chaque fois que la question de l’Otan ressurgit, les Russes réagissent. Pourquoi ? Parce qu’ils ne veulent pas d’une Ukraine indépendante et forte. À mes yeux, c’est une marque de faiblesse. Dans la vie, il y a deux catégories de gens : ceux qui se réjouissent du bonheur des autres et ceux qui s’en affligent. J’ignore à quel moment la Russie a cessé de se féliciter des réussites de l’Ukraine. Probablement depuis l’indépendance. Parce que l’Ukraine a grandi et a pris son envol, parce qu’elle est devenue libre. Mais nous ne voulons pas être la propriété de la Russie. Nous ne sommes pas un jouet. Les Russes feraient mieux de s’occuper de leur propre pays.

I. L.Selon vous, la Russie veut-elle annexer le Donbass, comme elle l’a fait avec la Crimée ?

V. Z. — Je ne suis pas dans la tête de Vladimir Poutine ! Ou, plus exactement, je crois savoir quelles sont les intentions de Poutine, mais je n’en parlerai pas pour éviter de le pousser dans ses retranchements… Même s’il n’y a que 1 % de chances pour qu’il change d’avis, la possibilité existe et il faut la préserver. Ce qui est certain, c’est que nous n’abandonnerons pas un centimètre carré de la terre du Donbass car elle nous appartient. Les Russes nous provoquent pour nous forcer à répliquer. Nous ne leur ferons pas ce plaisir. Mais la pression n’est pas seulement militaire, elle est aussi politique et psychologique. L’entourage de Vladimir Poutine affirme que la Russie est prête à défendre les citoyens russes où qu’ils se trouvent dès lors qu’ils se sentent menacés. Le problème, c’est que les citoyens russes sont présents dans le monde entier ! On ne peut pas tout baser sur la nationalité des gens ! Dans la Silicon Valley, par exemple, la plupart des employés sont étrangers. Ils sont indiens, britanniques, russes… Les Américains n’y sont plus majoritaires. Les pays de ces ressortissants sont-ils, pour autant, tentés de déployer leur armée pour garantir leur sécurité ? La rhétorique du Kremlin est extrêmement dangereuse car, dans le Donbass comme en Crimée, Moscou octroie des passeports aux habitants afin d’en faire des citoyens russes à qui il promet une protection militaire. On estime que 250 à 300 000 de ces passeports ont déjà été distribués.

I. L.Combien de temps vous faudra-t-il pour récupérer la Crimée ?

V. Z. — Ceux qui ne vivent pas en Ukraine estiment généralement que le Donbass finira par nous revenir mais que la Crimée est perdue pour toujours. D’autres, y compris chez nous, pensent que l’Ukraine ne récupérera le Donbass et la Crimée qu’après le départ de Vladimir Poutine et l’arrivée d’un nouveau président en Russie. Je suis d’un autre avis. Pour moi, la Crimée et le Donbass n’ont jamais cessé d’être des terres ukrainiennes et je suis convaincu qu’elles ne sauraient s’épanouir hors de l’Ukraine. On le constate dans d’autres territoires occupés comme l’Abkhazie ou la Transnistrie. Que sont-ils devenus ? Des pôles de développement constellés de tours aussi hautes qu’à Hong Kong, où le business est florissant ? Absolument pas. On a au contraire l’impression que toute vie a déserté ces territoires. Et sans vie il n’y a pas de bonheur possible. Or, quand les gens sont malheureux quelque part, ils partent. Les terres ukrainiennes occupées vont devenir des « territoires morts », encore plus morts que Tchernobyl, parce qu’au moins Tchernobyl attire des touristes ! De nombreux civils vivent comme des prisonniers dans les zones occupées par la Russie. Ils continuent à se considérer comme ukrainiens, même si le Kremlin leur distribue des passeports russes. La Russie était censée transformer la Crimée en « perle des mers ». Mais …