Anton Shekhovtsov est le spécialiste mondial des relations entre la Russie et les extrêmes droites européennes. Né en 1978 à Sébastopol, en Crimée (Ukraine), à l’époque soviétique, il a fait ses études à Kiev et a, depuis, vécu entre la capitale ukrainienne, Londres et Vienne, où il a fondé le Centre pour l’intégrité démocratique. Il a mené une enquête sur les liens croissants entre la Russie et les partis ou hommes politiques d’extrême droite en Europe. Cette enquête a fait l’objet d’un livre très remarqué, Tango Noir, publié en 2017. Ce rapprochement entre le Kremlin et les extrêmes droites européennes est particulièrement visible dans la Russie de Vladimir Poutine depuis le début des années 1990. Anton Shekhovtsov est le premier à avoir restitué le phénomène dans sa globalité. Il s’interroge à la fois sur les objectifs du gouvernement russe quand il coopère avec les mouvements d’extrême droite européens et sur les raisons du positionnement prorusse de l’extrême droite occidentale.
Il a aussi écrit, en langue russe, un ouvrage sur les partis de l’extrême droite radicale dans les démocraties européennes. Partisan d’un rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne et l’Otan, ce libéral démocrate collabore à de nombreux think tanks occidentaux, notamment la Free Russia Foundation aux États-Unis ou l’Institut suédois des affaires internationales à Stockholm. C’est aussi un homme courageux. En tant que Russe d’Ukraine, il représente le cœur de cible de la propagande du Kremlin, surtout depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Il a, pour sa part, choisi de défendre les intérêts de l’Ukraine, dont il est aujourd’hui citoyen. Et il n’hésite pas à dénoncer la façon dont le Kremlin « embauche » des responsables ou ex-responsables européens afin d’en faire — sur ce dossier ukrainien comme sur d’autres — des agents d’influence de la Russie.
I. L.
Isabelle Lasserre — Le Kremlin recrute d’anciens responsables européens pour les placer dans les conseils d’administration des grandes entreprises d’État russes. Vladimir Poutine est-il personnellement impliqué dans le recrutement de telles personnalités étrangères ?
Anton Shekhovtsov — Tout dépend du niveau des personnalités en question. S’il s’agit de gros poissons, d’anciens responsables politiques, oui, il est toujours impliqué. D’autant qu’en général il les connaît personnellement. Mais ce n’est pas automatique. Silvio Berlusconi, par exemple, qui est pourtant un ami intime du président russe, n’a pas été approché pour la bonne raison qu’il est à la tête d’une immense fortune et qu’il n’a pas besoin d’argent. L’ancien chancelier allemand Schröder, lui, a accepté de travailler pour Gazprom et d’entrer au conseil de surveillance de Nordstream. Il préside aussi le conseil d’administration du géant pétrolier Rosneft. Quand il a quitté la chancellerie, Schröder n’avait plus de travail et voulait s’enrichir. En Allemagne, il est normal pour les responsables qui ont fini leur carrière politique de rejoindre le monde des affaires. C’était donc une décision naturelle pour lui.
Vladimir Poutine a aussi son mot à dire sur les prises de plus petit calibre, comme François Fillon, qui a rejoint le conseil d’administration du groupe pétrolier Zaroubejneft ou Karin Kneissl, l’ancienne ministre des Affaires étrangères autrichienne, qui est entrée dans celui de Rosneft. Ni elle ni François Fillon n’ont pour Vladimir Poutine l’importance d’un Schröder. François Fillon n’a plus beaucoup d’influence dans la vie politique française. Quant à Karin Kneissl, elle n’en a jamais eu, même lorsqu’elle était chef de la diplomatie autrichienne. Experte du Moyen-Orient, elle avait été suggérée pour ce poste par le parti d’extrême droite FPÖ. Le périmètre de son portefeuille était limité. C’est le chancelier Kurz qui gérait directement les Affaires européennes, les plus importantes pour l’Autriche. Kneissl s’occupait du reste. En fait, elle n’a jamais été prise au sérieux dans le gouvernement. Mais, comme Fillon, elle s’est toujours montrée loyale envers Vladimir Poutine. Elle l’avait d’ailleurs invité à son mariage en 2018 et dansé une valse avec lui. François Fillon comme Karin Kneissl ont critiqué les sanctions européennes contre la Russie. Et c’est cette loyauté que récompense le président russe. Vladimir Poutine, ne l’oublions pas, était un officier du KGB et, pour le KGB comme pour tous les services de renseignement, la loyauté est une qualité essentielle. C’est même une valeur. Si on la respecte, on est soutenu. Et on peut même en tirer des bénéfices…
En recrutant ces deux personnalités pour les placer dans de grands groupes, le Kremlin fait passer un message aux autres hommes politiques européens : jouez selon nos règles, dites du bien de la Russie, appelez à la levée des sanctions et vous serez grassement récompensés, même si vous n’êtes personne ! C’est un pari sur l’avenir. Vladimir Poutine leur dit : « Si vous n’avez plus de travail ou si vous êtes à la retraite et que vous avez du respect pour la Russie, venez nous voir, nous avons une proposition à vous faire ! »
I. L. — Peut-on faire …
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