Les Grands de ce monde s'expriment dans

Géopolitique du numérique

Guillaume Pitron aime renverser les totems. Dans son précédent ouvrage (1), il montrait comment les pays riches « délocalisaient » en quelque sorte leur pollution de l’autre côté de la planète via la promotion des énergies « vertes » et, plus largement, de notre économie digitalisée : nos téléphones portables, les batteries de nos véhicules électriques, les microprocesseurs de nos ordinateurs ultra-performants ne fonctionnent que grâce à l’utilisation de métaux rares, extraits principalement en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud. Avec un coût non négligeable pour l’environnement des pays concernés.

Cette fois, le journaliste et écrivain a décidé de mettre en lumière l’envers du décor. Son idée de départ est aussi simple que lumineuse : quand nous envoyons un email depuis notre ordinateur portable ou notre téléphone, que se passe-t-il ? En racontant son cheminement, c’est toute une infrastructure que Guillaume Pitron fait surgir sous les yeux du lecteur : antennes 4G (et déjà 5G), fibres optiques, câbles sous-marins, centres de données, etc. Plus notre monde se « digitalise », donnant l’illusion de se dématérialiser, plus cette infrastructure prolifère. Et avec elle notre consommation d’énergie. À ce jour, le secteur du numérique représenterait, selon des estimations concordantes, 2 % de la consommation électrique mondiale. Et au rythme actuel de la croissance de ce secteur, ce chiffre pourrait être multiplié par quatre ou cinq d’ici à 2030. C’est-à-dire demain.

Cette croissance exponentielle dessine peu à peu une géopolitique du numérique : quel chemin les câbles sous-marins qui acheminent nos données empruntent-ils ? Par quels pays transitent-ils ? Qui les fabrique ? Où sont situés les points d’interconnexion, potentiellement intéressants pour les services de renseignement en quête de données sensibles ? Où sont situés, précisément, les centres qui stockent nos milliards de données personnelles et professionnelles ? Pourquoi la Chine a-t-elle autant investi dans la fabrication de ces câbles ? Pourquoi l’Europe tient-elle à disposer de son propre cloud ? Et pourquoi Moscou veut-il se doter de réseaux sociaux nationaux ?

Autant de questions sensibles, et profondément contemporaines, abordées dans l’entretien qui va suivre. Nous ne pourrons plus, désormais, envoyer un email de la même manière. Et c’est tant mieux : un homme digital averti en vaut deux !

T. H.

 

Thomas Hofnung — Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce que vous appelez l’« enfer numérique » ?

Guillaume Pitron — La transition énergétique — ce basculement vers un monde plus respectueux de l’environnement — dépend fondamentalement de deux familles de technologies : les technologies vertes et les technologies numériques. Ce sont les deux piliers d’un monde dans lequel l’homme peut espérer cohabiter avec son environnement tout en protégeant la biodiversité. Ces piliers nous permettent, a priori, de régler la quadrature du cercle : un enrichissement continu compatible avec la préservation des écosystèmes et de la planète. Mais en m’intéressant spécifiquement à l’impact écologique du numérique, j’ai pris conscience de toute l’infrastructure qui permet, par exemple, d’envoyer un simple email. C’est un peu comme un immeuble : au-delà de la façade (ici un email), il y a des fondations, des planchers et des murs.

T. H. — Précisément, vous vous êtes penché sur le cheminement d’un email que nous envoyons depuis notre ordinateur. Quelles sont les infrastructures que ce geste banal met en jeu et que représente cet envoi en termes de consommation d’énergie ?

G. P. — Envoyer un email mobilise une infrastructure en passe de devenir, selon l’organisation Greenpeace, la chose la plus vaste jamais construite par l’espèce humaine. Une infrastructure tout à la fois souterraine, sous-marine et spatiale. Pour être acheminé d’un téléphone mobile à un autre, le mail va « voyager »

T. H. — Il y a l’infrastructure, nous y reviendrons, mais il y a aussi les matières premières et l’énergie. Dans votre précédent livre, vous évoquiez la guerre des métaux rares — ces métaux qui entrent dans la fabrication des composants électroniques de nos téléphones portables et de nos ordinateurs ou des batteries de nos véhicules propres. À l’époque, vous notiez le retard préoccupant des Occidentaux dans ce domaine. Les choses ont-elles évolué depuis ?

G. P. — J’ajouterai que ces métaux rares — le lithium, le cobalt, le nickel, les terres rares (2), le graphite, etc. — sont également ceux qui nous permettent de mettre au point des équipements destinés à produire ou à stocker de l’électricité « verte » (éoliennes, panneaux solaires…), dont les technologies numériques sont grandes consommatrices. Ils sont présents, en quelque sorte, aux deux bouts de la chaîne. Pas un jour ne se passe sans qu’on se demande où nous allons trouver le lithium dont nous avons besoin pour les piles de nos voitures électriques. On pourrait citer l’exemple de la Nouvelle- Calédonie dont l’avenir est intrinsèquement lié à la production de nickel. Mais aussi celui de la Chine, qui avait menacé, en 2019, de stopper ses exportations de terres rares à destination des États-Unis en réaction à la guerre commerciale qu’avait lancée Donald Trump. Plus récemment, au moment de la chute de Kaboul, en août 2021, la question des gisements de lithium, de terres rares et de cuivre a brusquement surgi. Un nouveau grand jeu géopolitique pourrait d’ailleurs émerger autour de l’Afghanistan si la Chine …