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La poudrière éthiopienne

En 2019, Abiy Ahmed, alors âgé de 43 ans, devenu un an plus tôt premier ministre d’Éthiopie, obtenait le prix Nobel de la paix. Son mérite, aux yeux du Comité : avoir signé un accord de paix avec Issayas Afeworki, le président de l’Érythrée, ancienne province éthiopienne ayant accédé à l’indépendance en 1993, avec laquelle Addis-Abeba était officiellement en état de guerre depuis 1998, malgré la conclusion d’un cessez-le-feu en 2000. Le monde entier saluait alors un dirigeant novateur, énergique, qui allait permettre à son pays de quelque 100 millions d’habitants, et à toute la Corne de l’Afrique, de tourner la page après des décennies de conflits sanglants.

Rétrospectivement, la décision prise par le Comité Nobel en 2019 apparaît pour le moins discutable. L’homme de paix que semblait être Abiy Ahmed s’est mué en chef de guerre en ordonnant, en novembre 2020, une intervention militaire à grande échelle dans la région septentrionale du Tigré, peuplée d’environ 8 millions de personnes. Cette offensive, conduite de concert par les forces éthiopiennes et par leur nouvel allié érythréen (la province du Tigré est frontalière de l’Érythrée), s’est soldée par des affrontements violents et, de toute évidence, par de nombreux massacres. Après avoir reculé dans un premier temps, les forces tigréennes ont su réagir. En juin 2021, leur capitale Mekele, qu’ils avaient perdue fin 2020, a été reconquise. Un cessez-le-feu a été instauré, mais il n’a pas duré, des combats ayant repris à l’automne 2021. À la mi-octobre, Mekele a été soumise à des bombardements aériens.

Pour comprendre comment on est arrivé là, un bref rappel historique s’impose.

En 1974, l’empereur Haïlé Sélassié Ier, au pouvoir depuis quarante ans, est renversé par une junte militaire qui prend le nom de « Gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste » (Derg). À la tête de cette mouvance d’inspiration marxiste-léniniste, on retrouve un officier nommé Mengistu Haïlé Mariam, qui va imposer au pays dix-sept ans de terreur. Durant cette période, des insurrections éclatent un peu partout dans cet État multiethnique où aucun peuple n’est majoritaire. Le groupe le plus nombreux est celui des Oromos (35 % de la population environ), suivi des Amharas (26 %), des Tigréens (8 %) et des Somalis (6 %).

En 1989, les organisations rebelles s’allient au sein du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), qui comprend quatre principales composantes : l’Organisation démocratique des peuples oromos (ODPO), le Mouvement national démocratique amhara (MNDA), le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) et le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie (MDPSE). Les Tigréens du FLPT constituent le fer de lance de l’opposition armée à Mengistu. Celui-ci est contraint de prendre la fuite en 1991 : il se réfugie au Zimbabwe de Robert Mugabe, où il vit encore aujourd’hui bien que la justice éthiopienne l’ait condamné à mort par contumace en 2008. À sa chute, le FDRPE prend le pouvoir.

De 1991 à 2012, l’homme fort du pays est le chef du FLPT, Meles Zenawi. C’est à cette époque, en 1993, que l’Érythrée obtient son indépendance et porte à sa tête Issayas Afeworki. Pour récupérer quelques territoires frontaliers, ce dernier se lance en 1998 dans une guerre meurtrière contre l’Éthiopie qui s’achève en 2000 par la victoire d’Addis-Abeba.

Le règne de Meles est aussi celui de la minorité tigréenne, qui s’empare de nombreux leviers de commande. Lorsqu’il meurt en 2012, le FDRPE le remplace par le terne Haile Mariam Dessalegn, issu d’une petite minorité du sud de l’Éthiopie. Il ne peut empêcher la contestation de monter, spécialement parmi les Oromos et les Amharas, tandis que les Tigréens s’inquiètent de voir leur influence décroître. Après six années au pouvoir, il démissionne et est remplacé par un autre membre du FDRPE, Abiy Ahmed.

L’espoir généré par cet homme jeune et énergique est rapidement douché par la guerre du Tigré, dans laquelle il bénéficie du soutien de son nouvel allié Afeworki. En outre, le reste du pays est également travaillé par diverses tendances protestataires, voire irrédentistes. Enfin, le grand barrage sur le Nil, le Great Ethiopian Renaissance Dam (GERD), suscite des tensions de plus en plus vives avec le Soudan et avec l’Égypte, qui craignent que cette immense retenue d’eau ne les prive d’indispensables ressources hydriques…

Pour mieux appréhender la si complexe et si tragique réalité éthiopienne, Politique Internationale a souhaité interroger l’historien Gérard Prunier, reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs de la région depuis plusieurs décennies.

G. R.

 

Grégory Rayko — Comment en est-on arrivé à l’intervention militaire de l’Éthiopie, assistée par l’Érythrée, dans la région éthiopienne du Tigré en novembre 2020 ?

Gérard Prunier — L’événement déclencheur, ce sont les élections régionales organisées dans le Tigré par les autorités locales, contre l’avis d’Addis-Abeba, le 9 septembre 2020. Contre l’avis d’Addis-Abeba, car le pouvoir central avait décidé, en invoquant le prétexte de la crise sanitaire, de repousser sine die les élections législatives prévues dans tout le pays en août 2020. Inquiets de cette manœuvre, les Tigréens sont passés outre, et le scrutin s’est soldé par une victoire écrasante du Front de libération du peuple du Tigré (FLPT).

Revenons un peu en arrière. En Éthiopie, depuis 1991, le parti unique FDRPE — qui n’était pas unique de jure, mais l’était de facto, les quelques autres formations tolérées devant se contenter, au mieux, d’un seul élu au Parlement — était une coalition de quatre entités : une entité tigréenne, une entité amhara, une entité oromo et une entité « sudiste ». Ce parti a exercé l’intégralité du pouvoir après la chute de Mengistu en 1991. L’homme fort était alors le Tigréen Meles Zenawi, qui était à la fois le chef du FLPT et celui du FDRPE. Il a fait adopter en 1995 la Constitution actuelle, qui a imposé au pays une matrice « fédéraliste ethnique ». À rebours de l’approche de tous les pays africains postcoloniaux, l’Éthiopie a organisé son territoire selon un découpage ethnique. Sous Meles, le petit Tigré — dont la formation, le FLPT, était au cœur du FDRPE — a pu peser beaucoup plus que son poids démographique, grâce au contrôle qu’il exerçait sur l’État fédéral. Après la mort de Meles en 2012, le poste de premier ministre a été détenu pendant six ans par Hailé Mariam Dessalegn. Constatant qu’il ne parvenait pas à régler les multiples problèmes nés de l’application aveugle des principes fédéraux de la Constitution, il s’est effacé en 2018 pour céder la place à Abiy Ahmed.

G. R. — Vous parlez des premiers ministres. Il existe pourtant aussi un poste de président…

G. P. — Oui, mais en Éthiopie, le président a à peu près autant de prérogatives que le président en France sous la IVe République. La réalité du pouvoir est entre les mains du premier ministre.

G. R. — Pourquoi Dessalegn a-t-il démissionné en 2018 ? Parce que le pays commençait déjà à craquer de toutes parts ?

G. P. — Après la mort de Meles en 2012, il s’est développé en Éthiopie une dissidence au sein de la communauté oromo, la plus nombreuse du pays (quelque 38 millions d’habitants). Ce n’était pas une insurrection armée, encore qu’il y ait eu pas mal de morts. Les Oromos avaient leur propre parti au sein du FDRPE, l’Organisation démocratique des peuples oromos (ODPO). Mais, à cette époque, l’

G. R. — Ces gens étaient-ils si gênants pour Abiy Ahmed ?

G. P. — Aucun d’entre eux n’avait appelé à l’insurrection armée, ni …