Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les habits neufs de la guerre

 

Grégory Rayko — Votre dernier livre porte un titre pour le moins inquiétant : Retour de la guerre. Le risque de guerre est-il plus élevé aujourd’hui que du temps de la guerre froide ?

François Heisbourg — Je le crois — pour autant qu’il est question ici des pays occidentaux, qui n’ont plus connu chez eux de guerre au sens traditionnel du terme depuis la fin du second conflit mondial. Car il ne faut pas oublier que si la guerre froide a effectivement été froide pour les États-Unis et les pays d’Europe, elle a été tout à fait chaude en de nombreux points du globe : cette période a été marquée par un certain nombre de conflits majeurs et très coûteux en vies humaines, comme les guerres de Corée, du Vietnam ou encore la guerre Iran-Irak — liste non exhaustive. Toutefois, les pays que l’on appelle traditionnellement « du Nord » restaient préservés. L’évolution de ces dernières années laisse à penser que le risque de guerre est désormais nettement plus élevé pour ces pays aussi.

G. R. — Pourquoi ?

F. H. — Pour un ensemble de raisons. D’un côté, les moyens techniques de la guerre évoluent dans un sens qui est stratégiquement très déstabilisant. De l’autre côté, on observe une sorte d’effacement des règles du jeu, une dilution de l’ordre international.

G. R. — Commençons, si vous le voulez bien, par ce dernier point. En quoi cet affaiblissement de l’ordre international se manifeste-t-il, et en quoi ce phénomène est-il préoccupant ?

F. H. — Aujourd’hui, les prétendants à la prépondérance planétaire ne sont pas, ne sont plus, ou ne sont pas encore, porteurs d’ordre. L’URSS était porteuse d’ordre — un ordre détestable sans doute, mais un ordre assez clair. Et elle partageait avec ses adversaires occidentaux un certain nombre de références communes qui dataient de la création du système des Nations unies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’un certain nombre de principes généraux régissant les relations entre les nations. Aujourd’hui, cet ordre n’existe plus et on ne voit pas encore se profiler un ordre alternatif. La Chine cherche à pousser ses pions — on l’a encore vu avec la façon dont elle a instrumentalisé l’Organisation mondiale de la santé quand a éclaté la pandémie de Covid-19 —, mais elle n’a jamais expressément expliqué ce que serait un éventuel « ordre mondial chinois ».

G. R. — Pourtant, un certain nombre d’observateurs estiment que la Chine a remplacé la Russie en tant que grand rival des États-Unis, et qualifient l’opposition sino-américaine de « nouvelle guerre froide »…

F. H. — À mon sens, c’est une véritable erreur. Ni les Chinois ni les Américains ne s’inscrivent aujourd’hui dans le type de relation qui existait pendant la guerre froide entre Soviétiques et Américains. C’était une relation antagoniste, bien entendu, porteuse de grands dangers comme on l’a vu durant la crise de Cuba lorsque le monde est passé à deux doigts de la catastrophe nucléaire, mais le système d’équilibre …