Les talibans ou l'islamisme dans un seul pays

n° 174 - Hiver 2022

Isabelle Lasserre — L’Afghanistan des talibans est-il redevenu un pays dangereux ?

Michael Barry — Oui, car la mouvance islamiste possède une dimension planétaire. Elle nourrit toutes les crises du monde musulman. Bien sûr, n’importe quel groupe peut être examiné à travers son enracinement ethnique ou en fonction des ressentiments économiques et sociaux auxquels il offre une caisse de résonance. Mais à partir du moment où il se proclame islamique, c’est-à-dire chargé par Dieu de mettre en œuvre la loi divine, révélée une fois pour toutes et non modifiable, tout mouvement, que ce soit au Nigeria, en Somalie, en Afghanistan ou dans le sud des Philippines, implique l’ensemble de la religion musulmane, l’ensemble des musulmans et l’ensemble des relations entre pays musulmans et pays non musulmans. Chaque fois que des islamistes entrent en insurrection ou prennent le pouvoir, le monde entier est concerné — exactement de la même manière que, lorsqu’un mouvement marxiste-léniniste prenait les armes ou s’emparait du pouvoir, il y a une génération, les conséquences se faisaient alors sentir à des milliers de kilomètres de là. Voilà pourquoi on ne peut absolument pas isoler l’Afghanistan comme s’il s’agissait d’un problème régional, ethnique ou secondaire par rapport aux grands enjeux planétaires. Pas plus qu’on ne peut le faire pour le Mali ou pour le sud des Philippines.

I. L. — Cela a-t-il toujours été le cas ?

M. B. — Jusqu’à l’ère moderne, les divers royaumes islamiques, dont les élites intellectuelles et princières étaient souvent nourries d’une profonde spiritualité soufie panthéiste issue en grande partie de la philosophie grecque, se sont en général montrés très tolérants envers leurs minorités religieuses. Mais cet islam de haute civilisation a vécu. Depuis le début du XXe siècle, marqué par l’explosion des sectarismes locaux, le réveil des haines ethniques, les diverses rivalités coloniales et l’effondrement sanglant de l’Empire ottoman entre 1915 et 1918, deux écoles s’affrontent au sein du monde islamique. L’une, qui a trouvé son expression dans la république turque d’Atatürk, avant d’être suivie dans les années 1920 par l’Iran et l’Afghanistan royal puis par l’Égypte de Nasser, considérait que le modèle de civilisation internationale s’incarnait dans la science et la démocratie. Les pays musulmans devaient investir le domaine des connaissances scientifiques et promouvoir la démocratie représentative afin de conserver leur indépendance nationale et d’assurer le développement de leurs sociétés. Depuis l’adoption par l’ONU de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, la pierre d’angle du système international repose sur un ensemble de valeurs que l’humanité tout entière a poursuivies avec lenteur et difficulté, en Occident comme au Proche-Orient ou en Afrique… Même les régimes communistes les plus totalitaires ont fait croire que leurs mesures de justice sociale s’inscrivaient dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ! Au moins, ils ont eu l’élégance d’appliquer la maxime de La Rochefoucauld : « L’hypocrisie est l’hommage que rend le vice à la vertu »…

La seconde école se met en place dans un monde islamique en plein désarroi au cours des …