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Salvador : et le bitcoin devint réalité...

Depuis le 7 septembre 2020, le Salvador est devenu le premier État au monde à utiliser le bitcoin comme monnaie légale en parallèle avec le dollar américain. Cette décision a placé sous les feux de l’actualité ce pays centraméricain qui représente avec son voisin, le Guatemala, 60 % du commerce régional. Entre soutiens et critiques, l’initiative salvadorienne s’inscrit dans une démarche inédite, portée par une dynamique de rupture, voulue par deux hommes aux profils contrastés mais complémentaires : le président Nayib Bukele, élu en 2019 à l’âge de 39 ans, et son colistier, l’avocat Felix Ulloa.

Né en 1951, Felix Ulloa est un homme engagé et un juriste spécialiste des questions constitutionnelles. Son père, qui fut recteur de l’Université nationale du Salvador, a été assassiné en 1980. Le pays entrait alors dans une décennie de conflit armé durant laquelle il sera notamment l’avocat de l’Union des travailleurs salvadoriens.

La signature des accords de paix de Chapultepec, le 16 janvier 1992, lui ouvre les portes des institutions juridiques nationales : élu magistrat du premier Tribunal suprême électoral, il participe à la rédaction du code électoral de l’après-guerre. Professeur de sciences politiques de l’Université du Salvador et de l’Université centraméricaine José Simeon Cañas (UCA), Felix Ulloa devient, dans les années 2010, représentant au Nicaragua, mais également au Maroc et en Haïti, du « National democratic institute for international affairs » (NDI), un think tank proche du Parti démocrate américain.

Depuis 1989, le Salvador est dirigé alternativement par le FMLN (Front Farabundo Marti de libération nationale), issu de l’ancienne guérilla, et Aréna (Alliance républicaine nationaliste). En 2019, Ulloa s’engage aux côtés de Nayib Bukele qui se présente sous les couleurs d’un nouveau parti, la Grande Alliance pour l’unité nationale (GANA) et appelle à un changement d’ère politique.

Cette élection, qui voit la victoire de Bukele au premier tour, met un terme au bipartisme historique. Ce tournant est confirmé lors des élections législatives du 28 février 2021 qui donnent une large majorité au nouveau mouvement présidentiel « Nouvelles idées » (56 sièges sur un total de 84), renvoyant Aréna (14) et le FMLN (4) dans une opposition inconfortable. Une opposition d’autant plus difficile que le président assume la plénitude de ses pouvoirs, au grand dam de ses opposants qui n’hésitent pas à dénoncer des pratiques qualifiées d’« autoritaires ».

La gestion de la crise du Covid et la lutte contre la délinquance sont, cependant, à porter au crédit du gouvernement qui s’est, par surcroît, engagé dans une réforme constitutionnelle confiée au vice-président Ulloa. La question des « maras », ces groupes de criminels organisés, constitue une priorité pour un pays qui compte 6 millions d’habitants à l’intérieur de ses frontières et autant à l’extérieur, principalement aux États-Unis. L’argent envoyé par les expatriés à leur famille, les fameuses « remesas », représente près de 20 % du PIB — une manne dont l’économie, essentiellement tournée vers les services et les produits d’exportation, ne saurait se passer.

L’adoption du bitcoin est vue comme un moyen d’accroître l’attractivité du Salvador au moment où ses voisins traversent une période de turbulences : au Nicaragua, la réélection de Daniel Ortega a été qualifiée de « farce » par le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell ; le Honduras est tombé sous la coupe des trafiquants de drogue ; tandis que le Guatemala est devenu un point de passage pour les migrants en route vers la frontière mexicaine.

Dans un tel contexte, le vice-président Ulloa apparaît comme un atout précieux pour le président Bukele. C’est lui qui assure le lien avec les forces sociales salvadoriennes et qui se charge de promouvoir l’image du pays sur la scène internationale. Dans une Amérique latine désormais au cœur de la rivalité sino-américaine, Felix Ulloa fait partie de ces responsables politiques qui permettent à des petits pays innovants de tirer leur épingle du jeu.

P. D.

 

Frédéric de Monicault et Pascal Drouhaud — L’automne dernier, le Salvador a créé l’événement en faisant officiellement du bitcoin sa monnaie légale aux côtés du dollar américain que le pays a adopté en 2001. C’est une grande première pour une crypto-monnaie. Comment le pays en est-il arrivé à prendre une telle décision ?

Felix Ulloa — Nous n’avons pas fait le choix du bitcoin pour des raisons d’image. C’est l’aboutissement d’une longue réflexion qui s’intègre dans un contexte beaucoup plus large. Nous voulions trouver un élément disruptif qui ancre un peu plus le Salvador dans la quatrième révolution industrielle.

L’élection du président Nayib Bukele en février 2019 (1) a été l’occasion d’effectuer ce saut technologique. Nous avons, par exemple, équipé massivement les écoles en ordinateurs afin que notre jeunesse dispose d’outils d’apprentissage performants. Pour revenir au bitcoin, certains observateurs sont surpris qu’un petit pays comme le nôtre se lance dans une aventure aussi innovante. Je veux les rassurer et leur dire que nous ne nous sommes pas engagés à la légère. Nos bases sont solides : d’une part, nous disposons des capacités de minage nécessaires (2) ; et, d’autre part, nous nous sommes dotés d’un cadre légal qui oblige l’ensemble des acteurs économiques à utiliser le bitcoin. J’entends les critiques sur notre initiative mais je constate que plusieurs pays — et non des moindres — étudient très attentivement notre démarche. C’est sans doute qu’ils la trouvent intéressante…

F. de M. et P. D. — Précisément, parmi les plus sceptiques certains insistent sur la volatilité du bitcoin. Comment faire fonctionner une économie avec une monnaie qui peut enregistrer de très fortes variations d’un jour à l’autre ?

F. U. — Chaque fois qu’on parle du bitcoin, ce problème de volatilité resurgit. J’en suis conscient. Mais cet obstacle n’est pas rédhibitoire et n’empêche pas le bon fonctionnement d’un système économique. D’abord, les fluctuations de grande ampleur ne sont pas systématiques. Ensuite, ces variations jouent dans les deux sens et peuvent parfaitement bénéficier au consommateur. C’est le cas, depuis l’automne 2020, de très nombreux utilisateurs qui, grâce à l’appréciation du bitcoin, ont vu leurs avoirs augmenter. Enfin, quoi qu’on en dise, le système est encadré : le taux de change est actualisé en temps réel et, à tout moment, les citoyens peuvent convertir leurs bitcoins en dollars dans des distributeurs de billets.

F. de M. et P. D. — Quelle a été la réaction de la population salvadorienne ? Est-elle aussi enthousiaste que ses dirigeants ?

F. U. — Je ne dirais pas qu’elle est réticente, mais qu’elle a besoin d’être convaincue. Après tout, qu’y a-t-il là de si étonnant ? La nouveauté inspire toujours la méfiance. Mais les indicateurs sont encourageants : trois millions de Salvadoriens disposent déjà d’un compte susceptible d’être alimenté en bitcoins. Parallèlement, nous nous apprêtons à déployer 4 000 personnes à travers le territoire : des jeunes gens rompus aux nouvelles technologies qui seront chargés d’expliquer à la population comment fonctionne le système et quels en sont …