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Hongrie : la fabrique du chef

À seulement 58 ans, Viktor Orban détient la palme de l’ancienneté parmi tous les dirigeants des pays de l’Union européenne : il gouverne la Hongrie de façon ininterrompue depuis 2010. Celui qui est incontestablement le leader le plus célèbre — et le plus controversé — d’Europe centrale et orientale n’entend pas quitter le pouvoir de sitôt.

Jeune prodige de la politique hongroise, Orban se fait connaître dès juin 1989, lorsque celui qui vient de co-fonder le parti Fidesz, avec quelques amis, réclame bruyamment le départ des troupes soviétiques. Dès 1990, Orban est élu député du Fidesz (« Alliance des jeunes démocrates ») — une formation qui défend, originellement, la liberté, les droits de l’homme, le multipartisme, et se présente comme étant de centre gauche. En 1993, il prendra la tête de cette formation et lui imprimera progressivement un virage conservateurCe changement d’alignement politique se révèle payant : en 1998, le Fidesz remporte les législatives et Orban devient le plus jeune premier ministre d’Europe (en Hongrie, le premier ministre détient l’essentiel du pouvoir exécutif, le rôle du président étant secondaire). Il est toutefois défait quatre ans plus tard par ses adversaires socialistes.

Le début des années 2000 est pour la Hongrie, qui intègre l’UE en 2004, une période éprouvante marquée par des cures d’austérité, un accroissement du chômage de 6 à 11 % (2004- 2011), le retour au pouvoir des vieilles élites communistes et une corruption qui scandalise. Le Fidesz remporte les législatives en 2010 en se posant en rempart contre ces dérives, et Viktor Orban retrouve son fauteuil de premier ministre, promettant une nouvelle ère à ses concitoyens.

Le chef du gouvernement lance alors avec vigueur une révolution conservatrice, politique et culturelle dont il avait déjà posé les jalons lors de son mandat précédent. Dès 2011, il fait adopter une nouvelle Constitution nommée Loi fondamentale d’orientation traditionaliste qui fait référence à Dieu, au christianisme et à une Constitution historique d’ancien régime ; il réforme également le système électoral de façon à garantir une « supermajorité » au parti qui recueille le plus de voix. Les prérogatives de la Cour constitutionnelle, jusqu’alors dotée de larges pouvoirs, sont nettement restreintes. L’audiovisuel public est placé sous la tutelle d’un Conseil des médias soumis au gouvernement. Durant cette décennie, de nombreux médias indépendants, contraints de mettre la clé sous la porte, sont repris par des proches du premier ministre.

Selon l’ONG américaine Freedom House, la Hongrie s’apparente désormais à un régime « mixte » plus qu’à une démocratie fonctionnelle (1). « Chaque jour, nous nous rapprochons un peu plus des modèles tracés par la Turquie d’Erdogan et la Russie de Poutine », estime Robert Laszlo, politologue au centre de réflexion hongrois Political Capital. D’aucuns comparent Orban au défunt président vénézuélien Hugo Chavez pour son antilibéralisme, à Vladimir Poutine pour son autoritarisme et un certain culte de la personnalité, ou encore à ses homologues polonais du PiS pour son conservatisme traditionaliste affiché. Il est vrai que la Pologne se revendique elle aussi de la « démocratie illibérale », concept assumé et popularisé par Viktor Orban (2). À eux deux, ces pays, parfois rejoints par d’autres, constituent au sein de l’UE un bloc de résistance interne à ce qu’ils appellent « l’idéologie de Bruxelles ». Les responsables polonais et hongrois critiquent volontiers les règles de fonctionnement des institutions mises en place par les traités, ainsi que l’insistance de l’UE sur les droits des minorités (notamment des homosexuels), sur la liberté d’expression ou encore sur l’accueil des migrants. De leur côté, Bruxelles, Strasbourg et les organisations de défense des droits de l’homme dénoncent régulièrement les dérives « incompatibles avec les valeurs européennes » et accusent Viktor Orban de démanteler la démocratie et l’État de droit (3).

Dernièrement, le conflit entre les instances européennes et le dirigeant hongrois s’est encore aggravé. Au Parlement européen, le Fidesz a rompu avec le Parti populaire européen, qui regroupe les formations de droite (4). Et, pour la première fois, Orban a évoqué la possible sortie de son pays d’une UE qui, selon lui, mène un « djihad sous le slogan de l’État de droit » (5). Enfin, en février 2022, les juges de la Cour de justice de l’Union européenne ont validé sans réserve le dispositif qui permet à la Commission de priver de tous les versements communautaires un pays dans lequel sont constatées des violations de l’État de droit. Une mesure qui risque de coûter très cher à la Hongrie (mais aussi à la Pologne), ces deux pays faisant partie des principaux bénéficiaires des fonds européens.

Comment et pour quelle raison le libéral et démocrate pro- européen que l’actuel premier ministre hongrois fut à ses débuts en politique s’est-il transformé en un autocrate europhobe ? Faut-il chercher la réponse dans sa personnalité ou dans l’évolution du contexte politique des dernières décennies ? Et à quoi la Hongrie ressemble-t-elle aujourd’hui après douze ans de règne ininterrompu d’Orban ? Paul Gradvohl, l’un des meilleurs spécialistes des pays d’Europe centrale et orientale, nous aide à y voir plus clair.

N. R.

Natalia RoutkevitchY a-t-il eu, au cours du premier mandat d’Orban (1998-2002), des éléments qui, a posteriori, semblaient annoncer son tournant illibéral ultérieur ?

Paul Gradvohl — Dès ce premier mandat, Orban met en avant la politique familiale. À ses yeux, celle-ci est indispensable pour atteindre son objectif affiché, qui consiste à construire une Hongrie fondée sur le renforcement des classes moyennes. C’est pourquoi il accorde à ce moment-là un large soutien aux institutions scolaires catholiques. Par ailleurs, à cette même époque, il cherche à rendre la voix de son pays plus audible et plus indépendante sur la scène internationale. En 2002, c’est l’ouverture à Budapest du musée « La Maison de la Terreur » qui se donne au départ pour objet de retracer l’histoire des régimes fasciste et communiste en Hongrie. Progressivement, cette institution, dirigée depuis sa fondation par Maria Schmidt, une conseillère de Viktor Orban, est devenue centrale dans une réécriture de l’histoire récente de la Hongrie qui tend à nier sa participation aux entreprises hitlériennes et à présenter ce passé comme un prélude à l’ère Orban. Toutefois, malgré d’importantes dépenses électorales, le Fidesz fut battu aux élections du printemps 2002, alors que l’entrée dans l’UE se profilait.

N. R. Il revient au pouvoir huit ans plus tard, et s’y trouve toujours aujourd’hui. Comment décririez-vous l’évolution que la Hongrie a connue depuis 2010 ?

P. G. — Le retour au pouvoir du Fidesz en 2010 marque un nouveau départ. Dès son installation au gouvernement, Viktor Orban fait voter l’établissement du « Système de coopération nationale ». Il s’agit d’un cadre non constitutionnel, une sorte de « Credo national » qui stipule que les citoyens du pays « sont disposés à fonder l’ordre du pays sur la coopération de la nation ». « Travail, maison, famille, santé et ordre » : dans l’esprit d’Orban, ce slogan doit réunir les Hongrois de Hongrie et d’ailleurs pour « de longues décennies ». Après « 46 années d’occupation, de dictature, et deux décennies confuses de transition, la Hongrie a enfin récupéré son droit et sa capacité à s’autodéterminer », dit-il encore.

Dans le même temps, depuis 2010, le Fidesz a progressivement installé un système de pouvoir avec un chef unique et des cercles qui s’organisent par des liens de quasi-vassalité remontant jusqu’à lui. Cela crée un climat politique et social qui rappelle celui de la société hongroise provinciale de la fin du XIXe siècle.

Qu’on s’en félicite ou qu’on s’en afflige, le bilan d’Orban depuis 2010 est impressionnant du point de vue idéologique et même sociologique, ce que peu d’exécutifs peuvent revendiquer. En effet, les classes moyennes, notamment provinciales, ont été profondément transformées par un clientélisme politico-affairiste généralisé et les milieux les plus pauvres, notamment les Roms, ont été inclus dans des réseaux clientélistes. En outre, le pouvoir a multiplié les campagnes d’information violentes, dénigrant les non-Européens, les musulmans, les comportements « non standards » et, bien sûr, les institutions européennes. Enfin, la prise de contrôle des médias privés par …