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Les leçons d’une tragédie européenne

Depuis fin février 2022, le conflit russo-ukrainien est entré dans une phase aiguë dont les répercussions risquent de se faire sentir sur la planète entière. Ce conflit a débuté avec la « Révolution de la Dignité » de l’hiver 2013-2014 qui a abouti au renversement du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, immédiatement suivie de l’annexion par la Russie de la péninsule de Crimée et de l’apparition, dans le Donbass (est de l’Ukraine), de deux républiques sécessionnistes hostiles au nouveau pouvoir de Kiev et soutenues par Moscou : la République populaire de Donetsk (DNR) et la République populaire de Lougansk (LNR). Au cours des huit années suivantes, l’Ukraine ne parvient pas à récupérer ces deux territoires par les armes. Les affrontements entre Kiev et les régions séparatistes font au total quelque 14 000 morts, dont plus de 3 000 civils.

Le 21 février 2022, les événements s’accélèrent brutalement. Ce jour-là, par la voix de Vladimir Poutine, la Russie reconnaît l’indépendance de la DNR et de la LNR, ce qu’elle s’était refusée à faire jusqu’alors. Le lendemain, les forces armées russes entrent sur le territoire des républiques sécessionnistes. Pour beaucoup d’observateurs, l’avancée russe va s’arrêter là. Erreur. Dès le 23 février, Poutine annonce une opération militaire visant, selon lui, à « démilitariser et dénazifier l’Ukraine » ainsi qu’à protéger les populations de DNR et de LNR, qui feraient l’objet d’un « génocide » (1). Dans la nuit du 23 au 24 février, le territoire ukrainien est bombardé et les troupes russes lancent une invasion d’une ampleur inédite qui se traduit par des combats d’une grande violence, des destructions majeures et des milliers de morts. Des millions d’Ukrainiens fuient précipitamment vers l’ouest du pays puis, de là, vers les États voisins.

La plupart des observateurs sont pris de court, abasourdis par cette attaque qui coûte cher non seulement à l’Ukraine mais aussi à la Russie, qui fait aussitôt l’objet de sanctions sans précédent, et à l’Europe, qui souffre de sa dépendance envers les ressources naturelles russes.

Pour comprendre les origines de cette crise gravissime, examiner pourquoi elle n’a pas été évitée et prévoir ses multiples conséquences, Politique Internationale a rencontré Pierre Lellouche, ancien ministre chargé des questions européennes, expert réputé en matière internationale et fin connaisseur des enjeux euro- atlantiques.

N. R.

Natalia Routkevitch Pourquoi le président russe a-t-il pris la décision, qui paraissait inimaginable à la plupart des observateurs, d’envahir et de ravager un pays de 40 millions d’habitants au cœur de l’Europe ?

Pierre Lellouche — Je pense que, fondamentalement, Vladimir Poutine n’a jamais totalement accepté le 8 décembre 1991. Ce jour- là, les dirigeants de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine ont signé l’acte de dissolution de l’URSS en profitant de la faiblesse de Mikhaïl Gorbatchev. Ce démantèlement s’est produit de façon pacifique, sans un coup de fusil. Or, pour Poutine, qui a qualifié l’effondrement de l’URSS de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », la perte de l’Ukraine est inacceptable, bien plus encore que la perte des autres républiques soviétiques. Comme il l’a fait savoir lui-même dans un long article historique qu’il a fait publier sur le sujet au cours de l’été 2021 (2), l’Ukraine fait partie, à ses yeux, du monde russe — et cela sur tous les plans, historique, culturel, ethnique, religieux, etc. De son point de vue, la sortie de l’Ukraine de la sphère d’influence russe et la perte du glacis qu’elle constituait à l’ouest de la Russie sont inconcevables.

D’ailleurs, il n’en a jamais fait mystère ; il a toujours martelé que la transformation de l’Ukraine en un État hostile était pour lui une « ligne rouge ». C’est ce qu’il m’avait dit lors d’un dîner au Forum de Valdaï, en Russie, en septembre 2013, alors que l’UE se préparait à signer à Kiev un important accord d’association. Poutine avait répliqué par une offre de 15 milliards de dollars qui a été acceptée par le président ukrainien Ianoukovitch — une décision qui, à son tour, a provoqué la révolte de l’« Euromaïdan ».

Poutine a tenté d’empêcher l’Ukraine de se tourner vers l’Otan, de faire en sorte de la conserver dans le giron russe. Mais puisque cela s’est révélé impossible, il a pris la funeste décision de se lancer dans cette guerre d’une cruauté épouvantable qui fait beaucoup de mal à tout le monde, au peuple ukrainien tout d’abord, mais aussi à la Russie elle-même.

N. R. Cette tragédie pouvait-elle être évitée ?

P. L. — Jusqu’à la dernière minute, je pensais qu’elle pouvait être évitée et j’ai d’ailleurs pris position publiquement en proposant à des responsables politiques, notamment à Emmanuel Macron, un certain nombre d’initiatives pour éviter le pire (3). Malheureusement, il était déjà trop tard.

Le ciel s’est assombri dans le courant de l’année 2021, quand plusieurs événements qu’on peut voir comme annonciateurs de la catastrophe à venir ont eu lieu. D’abord, en Ukraine. Le président Zelensky, qui avait été élu en 2019 parce qu’il s’était engagé à mettre fin à la guerre dans le Donbass et à éradiquer la corruption, n’a tenu aucune de ses promesses. La corruption est restée colossale, y compris dans l’entourage immédiat de Zelensky (4). La négociation sur les accords de Minsk, qui aurait pu pacifier la situation dans les républiques …