Historien, spécialiste de la Russie et des relations internationales, Andreï Gratchev a été le porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev, le dernier président de l’URSS, qui a démissionné en décembre 1991. À ses côtés, il a accompagné les premiers pas de la Russie dans sa brève expérience démocratique inaugurée avec la « perestroïka » et la « glasnost », poursuivie par Boris Eltsine et enterrée par Vladimir Poutine. Diplômé de l’Institut des relations internationales de Moscou, le célèbre MGIMO, réservé aux élites, il appartenait alors à l’intelligentsia soviétique.
Après la chute de l’URSS et l’effondrement du parti communiste, qu’il a vécus de l’intérieur, Andreï Gratchev a enseigné dans les plus grandes universités en Russie, en Allemagne, en France, au Japon et au Royaume-Uni. Installé depuis à Paris, il a publié une dizaine de livres consacrés à l’Union soviétique et à la Russie contemporaine. On lui doit notamment une biographie de l’ancien président soviétique dont les réformes ont brisé le système totalitaire : Le Mystère Gorbatchev. À cheval entre deux mondes — la Russie et l’Europe —, il livre une analyse à la fois originale et rigoureuse de la folie guerrière de Vladimir Poutine, qu’il qualifie de « fuite en arrière ».
Les réflexions d’Andreï Gratchev sont le fruit d’une longue expérience, modelée par un esprit critique et nourri d’une distance dont il ne s’est jamais départi vis-à-vis du régime poutinien. Toutes ces spécificités font d’Andreï Gratchev une voix particulière et attendue qui aide à comprendre les raisons profondes du tsunami qui s’est abattu sur l’Ukraine et la Russie.
I. L.
Isabelle Lasserre — Vous qui avez vécu, en tant que porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev, une tentative de putsch, vous qui avez assisté en direct à la perestroïka et à la chute de l’URSS, à l’ouverture du pays et à ses premiers pas démocratiques, comment lisez-vous la guerre en Ukraine ? Comme un retour en arrière ?
Andreï Gratchev — Permettez-moi, d’abord, de soulever une question qui n’a cessé de m’intriguer et à laquelle personne n’a encore répondu. Pourquoi maintenant, à la fin de l’année 2021 ? Et pourquoi sous cette forme aussi brutale ? Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il choisi de faire un tel saut dans l’inconnu ? Si l’on écarte l’explication paranoïaque ou psychologique, ou les conséquences d’un trop long isolement dû au Covid, bref si l’on exclut les pathologies et qu’on veut bien traiter sous l’angle de la rationalité ce qui semble irrationnel, quelles sont les causes de la guerre en Ukraine ? Après vingt-deux ans à la tête de la Russie, Vladimir Poutine est en bout de course. Nous assistons aux conséquences de cette fin de règne, de cette solitude du pouvoir, à la façon russe. Mais de manière encore plus marquée qu’avant, car Poutine, à la différence de ses prédécesseurs, a tous les leviers en main. Il n’y a pas de bureau politique comme à l’époque soviétique pour l’épauler et prendre les décisions de manière collégiale. Il n’y a pas d’opinion publique, il n’y a plus de médias indépendants, pas d’ouverture démocratique non plus comme celle qui avait été initiée par Gorbatchev en son temps. Donc, c’est le vide. Et ce vide provoque des réactions qui peuvent paraître irrationnelles. Mais je pense, moi, que Vladimir Poutine a une rationalité.
Ce à quoi nous assistons, c’est à la panique d’un homme qui réalise que sa construction de vingt ans, ce modèle qu’il croyait efficace, se révèle finalement très fragile, qu’il risque de s’effondrer et qu’il ne correspond pas au nouveau siècle. Vladimir Poutine comprend que la Russie a peu de chances de demeurer une grande puissance parmi les géants confirmés que sont les États-Unis et la Chine. Elle ne possède pas leur statut et elle est perdante face à eux au niveau économique, au niveau technologique et à celui de l’influence.
I. L. — Et donc il réagit en envahissant l’Ukraine ?
A. G. — Pour assurer la survie de cette construction, il veut précipiter les choses, profiter du temps qui lui reste pour fixer ce qu’il considère comme un ensemble russe. Contrairement à ce que l’on dit, il n’est pas nostalgique de l’URSS mais de l’empire. Il a d’ailleurs commencé sa présidence comme Pierre le Grand, en voulant donner une orientation européenne à la Russie. Après un grand bond en arrière, il la finit comme Ivan le Terrible. Sans le ciment du communisme qui servait à maintenir la cohésion de l’URSS, Vladimir Poutine n’a eu qu’un seul recours, le nationalisme. Pour jouer dans la cour des grands au XXIe siècle, la Russie, qui n’a pas la puissance …
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