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Défendre les droits de l'homme dans la Russie de Poutine

Entretien avec Alexandre Tcherkassov, président du Conseil du Centre de défense des droits de l’homme Memorial, par Grégory Rayko, chef de rubrique International au site The Conversation France

n° 176 - Été 2022

Grégory Rayko — Où en est Memorial aujourd’hui ?

Alexandre Tcherkassov — La liquidation de Memorial International a été prononcée le 28 décembre. Celle du Centre de défense des droits de l’homme Memorial, le lendemain. Nous avons fait appel. Cet appel a été rejeté pour les deux structures, respectivement le 28 février et le 5 avril. À partir de ces dates, Memorial est considérée comme ayant été liquidée. Entretemps, le 22 mars, la Cour suprême russe a rejeté notre demande de suspension de la procédure de liquidation de Memorial International, qui était fondée sur une décision en ce sens rendue le 29 décembre 2021 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). La Cour suprême examinera la même demande concernant le Centre de défense des droits de l’homme le 22 juin et, là aussi, l’issue est écrite à l’avance : la Cour suprême confirmera que, contrairement à l’avis de la CEDH, la procédure de liquidation est parfaitement légale et justifiée. C’est d’autant plus certain que le 2 juin, une décision similaire a été rendue contre le Centre des droits de l’homme : le tribunal de la ville de Moscou a jugé que la liquidation ne pouvait pas être suspendue puisqu’elle avait déjà eu lieu. J’ai quitté la Russie le même jour.

G. R. — La CEDH est une émanation du Conseil de l’Europe, dont la Russie a été exclue le 16 mars 2022, soit six jours avant l’audience de la Cour suprême russe sur Memorial International, et trois mois avant celle consacrée au Centre de défense des droits de l’homme…

A. T. — Effectivement, mais en dépit de son exclusion du Conseil de l’Europe, la Russie demeure Haute Partie contractante à la Convention européenne des droits de l’homme jusqu’au 16 septembre 2022 (3). Ce qui signifie que, jusqu’au 16 septembre, la CEDH continuera d’examiner les plaintes déposées contre l’État russe et que, théoriquement, ses décisions devront être respectées par la justice russe. Théoriquement. De toute façon, le 11 juin 2022, Vladimir Poutine a signé une loi stipulant que la Russie n’appliquera pas les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme rendus après le 15 mars. En outre, les décisions de la Cour de Strasbourg ne seront pas considérées comme des motifs de révision des décisions des tribunaux russes.

G. R. — Memorial n’a cessé d’être inquiétée par les autorités pratiquement depuis son apparition il y a trente ans, et tout spécialement depuis l’arrivée aux affaires de Vladimir Poutine en 2000. Pourquoi la décision de liquider l’organisation a-t- elle été prise précisément maintenant ? La justice russe étant totalement aux ordres du pouvoir exécutif, cette dissolution aurait pu être ordonnée bien plus tôt…

A. T. — Notre État aimerait beaucoup être considéré comme une sorte de machine suprêmement efficace, où la moindre décision prise en haut lieu est appliquée à la vitesse de l’éclair. La réalité est tout autre. L’État est une machinerie bureaucratique extrêmement lente. Dans les faits, entre le moment où une décision est prise et le moment où elle est effectivement mise en œuvre, il peut se passer des semaines, des mois, voire des années. Dans notre cas, la décision de nous liquider a été prise à l’été 2021. Si je fouille dans mes papiers, je peux même retrouver la date exacte du jour où le dossier a été tamponné par le responsable de l’administration présidentielle en charge de la politique intérieure.

G. R. — Comment se fait-il que vous disposiez de cette information ?

A. T. — Disons que c’est le genre d’information que vous devez savoir obtenir quand vous faites le travail que je fais… Je sais également avec certitude que, auparavant, Poutine en personne avait discuté de notre cas avec les gens de l’administration présidentielle et avec des responsables des structures de force de son premier cercle. Ces derniers étaient particulièrement mécontents que Memorial et plusieurs autres ONG classées comme « agents de l’étranger » continuent de travailler, d’enquêter et de publier des rapports sur les actes de torture dans les commissariats et les prisons russes, ou bien sur les exactions de Ramzan Kadyrov.

G. R. — Memorial est la bête noire de Kadyrov…

A. T. — Le 30 juin 2021, j’étais à Grozny pour le procès qui nous opposait à Kadyrov. Oleg Orlov et moi avions porté plainte contre lui pour les menaces de mort qu’il avait formulées à notre égard deux ans plus tôt, très précisément le 4 novembre 2019. La Novaïa Gazeta

— ce fameux journal où travaillait Anna Politkovskaïa jusqu’à son assassinat en 2006, et dont le rédacteur en chef Dmitry Muratov a obtenu le prix Nobel de la paix il y a quelques mois — avait publié une enquête sur l’assassinat en janvier 2017 de 27 personnes en Tchétchénie dans des circonstances pour le moins troubles (4). Ce 4 novembre 2019, donc, Kadyrov avait lancé en public, devant une assemblée de fonctionnaires et de policiers tchétchènes, une salve de menaces visant aussi bien les journalistes que les défenseurs des droits de l’homme qui pointaient du doigt la désastreuse situation en matière de droits humains dans sa république (5). Il est allé jusqu’à déclarer, sans toutefois citer de noms, qu’il fallait faire taire tous ces gens qui critiquaient la façon dont il gérait la Tchétchénie

« en les tuant, en les emprisonnant, en faisant pression sur eux, peu importe ». Le lendemain, 5 novembre, ces propos ont été diffusés à la télévision et à la radio tchétchènes, et mis en ligne sur Internet.

Nous nous sommes tournés vers le Comité d’enquête (SKR), la principale instance fédérale compétente en matière criminelle, qui a refusé d’examiner notre plainte. Nous avons alors déposé une requête devant un tribunal contre le Comité d’enquête : le tribunal a refusé d’enregistrer notre requête. Au final, notre plainte contre Kadyrov a été examinée par… la Cour suprême de Tchétchénie ! Naturellement, cette Cour a jugé qu’il n’y avait rien de répréhensible dans les propos du président Kadyrov. Cette affaire n’est pas pour autant officiellement terminée …