Les Grands de ce monde s'expriment dans

Notre combat contre la tyrannie

Entretien avec Dmitry Muratov, Cofondateur et rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, prix Nobel de la paix 2021, par Richard Heuzé, correspondant de Politique Internationale en Italie

n° 176 - Été 2022

Richard Heuzé — Le 10 décembre 2021 à Oslo, lors de la remise de votre prix Nobel, vous déclariez craindre une offensive russe imminente contre l’Ukraine et vous en dénonciez les signes avant-coureurs. Avez-vous été surpris que Vladimir Poutine la déclenche le 24 février avec une telle brutalité ?

Dmitry Muratov — Non, je n’ai pas été surpris. La rédaction de Novaïa Gazeta avait analysé les déplacements de troupes vers la frontière ukrainienne, observé les rencontres de plus en plus fréquentes avec le leader de Biélorussie, Alexandre Loukachenko et, bien sûr, décortiqué la rhétorique de la télévision d’État. Il était clair pour nous que le peuple russe était sous influence et qu’on préparait les esprits à la guerre. Mais nous étions loin de penser qu’il s’agirait d’une invasion d’une telle ampleur, même si tous les éléments dont nous disposions l’indiquaient.

Nous avions aussi compris — et nous avions raison — que l’acheminement de nombreux réfugiés d’Afrique et du Moyen- Orient via la Biélorussie jusqu’à la frontière polonaise avait pour objectif de déstabiliser l’Europe dans son ensemble (6).

R. H. — Deux jours après le début de l’« opération militaire spéciale », vous avez courageusement dénoncé la guerre en affirmant que « l’Ukraine n’est pas un ennemi » et que la Russie allait subir des « pertes énormes ». Aviez-vous anticipé les risques pour votre journal ?

D. M. — Le poète et dissident Alexander Galich (7) a chanté un jour : « Gardez le silence et vous deviendrez l’un des bourreaux. » Novaïa Gazeta a pris position en condamnant la guerre. Les lecteurs nous ont soutenus. Les rédacteurs ont été sanctionnés par des avertissements du bureau du procureur général et condamnés à de nombreuses et fortes amendes. Un ordre secret a même été émis, en dehors de toute procédure légale, interdisant la vente du journal au numéro et des abonnements.

Mais nous avions préparé notre riposte. Avant même le début de la guerre, certains membres de notre personnel avaient commencé à réfléchir aux moyens de publier Novaïa Gazeta hors de Russie en cas de conflit et de retour de la censure militaire.

Tout financement étranger étant absolument interdit en Russie, il existe désormais deux journaux indépendants, chacun avec sa propre rédaction, et qui ne dépendent pas l’un de l’autre. Novaïa Gazeta-Europa est dirigée par mon ancien adjoint et talentueux collègue, Kirill Martynov. Le journal est pour l’instant diffusé sur Internet, à partir de Riga en Lettonie, avec une équipe de plusieurs dizaines de personnes. À Moscou, en revanche, la publication de Novaïa Gazeta a été suspendue le 27 mars, après la deuxième mise en garde du bureau du procureur général. Avec l’équipe qui demeure en place dans la rédaction, nous réfléchissons actuellement à plusieurs plans qui nous permettraient de relancer le journal dans le futur. Nous finirons par en trouver un, je l’espère.

R. H. — Comment expliquez-vous qu’une grande partie de la population russe ait soutenu la rhétorique belliqueuse de Poutine et continue de le faire malgré le coût humain et financier effroyable de la guerre ?

D. M. — Il n’y a rien d’étonnant. Cela s’explique par deux facteurs principaux. Le premier est la surveillance des services d’information d’État. Quand un « sociologue en uniforme » vous appelle au téléphone, vous vous rendez vite compte qu’il connaît tous les détails de votre vie privée : votre adresse, votre profession, vos enfants, votre situation financière, etc. Et vous, bien sûr, vous répondez à toutes ses questions comme si de rien n’était…

Le second facteur tient à notre histoire récente : la Russie et l’Union soviétique ont eu ensemble près de 100 millions de morts au cours du XXe siècle. Les mots choisis par Poutine pour justifier la lutte contre le nazisme et le fascisme se sont donc imprimés naturellement dans l’ADN et la mémoire collective des Russes.

En outre, la propagande d’État est omniprésente à la télévision et à la radio 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Elle est totale et monopolistique. La plupart des personnes du troisième âge sont laissées seules devant leur poste allumé en permanence. Cette exposition à la propagande a d’ailleurs entraîné une fracture générationnelle, les plus jeunes ayant accès à des médias alternatifs via VPN. Il apparaît même, selon des estimations du Kremlin, que 25 % de la population russe — soit environ 30 à 35 millions de citoyens — ne soutiennent pas « l’opération militaire spéciale » en Ukraine.

R. H. — D’autres facteurs ont-ils joué sur l’opinion ?

D. M. — Plus de 17 000 procédures pénales ont été engagées contre les partisans ou les défenseurs de la paix pour « diffusion de fausses nouvelles sur l’armée », une infraction punie de quinze ans de prison. Les leaders de l’opposition sont incarcérés. Les médias privés sont, de fait, complètement fermés (8). La répression politique et la terreur de rue sont réapparues. Soit dit en passant, je pense que les prochaines élections des gouverneurs de régions prévues à l’automne seront bientôt annulées (9).

La conséquence tragique de tout cela, c’est que des centaines de milliers de jeunes diplômés (programmateurs, chercheurs, scientifiques, intellectuels, militants des droits de l’homme, etc.) ont fui le pays pour échapper à la prison. Un tel exode a été observé pour la dernière fois il y a exactement cent ans, en 1922, lorsque Lénine a expulsé de nombreux intellectuels de Russie. Le « bateau des philosophes », qui avait à l’époque quitté Saint-Pétersbourg pour Stettin en Allemagne, a été remplacé aujourd’hui par l’« avion des journalistes ». C’est une métaphore pour dire que les journalistes quittent le pays en masse ! Qualifiés d’« agents de l’étranger », ce qui signifie en langage poutinien « ennemis du peuple », beaucoup de nos collègues ont perdu leur emploi. Certains sont privés de la possibilité de mener une vie normale pendant une période indéterminée, peut-être pour toujours.

R. H. — Depuis 1993, vous êtes parvenu à maintenir l’indépendance du journal que vous avez fondé avec le soutien de Mikhaïl Gorbatchev. Rien …