Voici un entretien exceptionnel avec l’ancien président géorgien Mikheïl Saakachvili (2004-2013). Un entretien réalisé depuis la prison où on l’a incarcéré le 1er octobre 2021. Les questions lui ont été transmises par l’intermédiaire de son avocat. Il y a répondu de façon manuscrite, ne disposant pas d’un ordinateur ou d’un téléphone portable dans sa cellule.
M. Saakachvili, 55 ans, est retourné dans son pays après huit ans d’exil. Il a expliqué vouloir revenir en Géorgie, prenant le risque d’y être arrêté, parce qu’il estimait que les élections locales de l’automne 2021 étaient en quelque sorte la dernière chance de sauver la démocratie.
Les autorités géorgiennes, sous la coupe de l’oligarque prorusse Bidzina Ivanichvili, instruisent plusieurs dossiers contre Mikheïl Saakachvili ; mais la plupart des observateurs estiment que c’est principalement la motivation politique qui inspire ces poursuites.
En mauvaise santé, MikheÏl Saakachvili a été transféré dans la clinique Vivamed de Tbilissi quelques jours après avoir couché sur le papier ses réponses à Politique Internationale. Bien que ses proches plaident pour qu’il soit soigné dans un établissement hospitalier européen, les autorités géorgiennes s’y opposent obstinément. Lui- même a affirmé cet été être prêt à quitter définitivement la politique. Son fils Edouard, qui lui a rendu visite début septembre, dit que désormais la seule priorité de son père est sa santé : « Son corps et son esprit sont plus en mode survie qu’en mode planification politique. » Mais ses adversaires semblent ne pas lui faire confiance à ce sujet non plus…
R. G.
Régis Genté — Selon vous, dans quelle mesure la nouvelle guerre en Ukraine, qui a débuté le 24 février 2022, est-elle le prolongement de la guerre de 2008 en Géorgie ?
Mikheïl Saakachvili — Ces deux conflits s’inscrivent dans la même chaîne d’événements. Lorsque la Russie s’est emparée de la Crimée, de hauts responsables américains ont appelé avec insistance les dirigeants ukrainiens pour leur demander de ne pas opposer de résistance militaire. L’un d’entre eux leur a même dit : « Ne répétez pas les erreurs de Saakachvili, cela ne conduirait qu’à une confrontation inutile. » Ils avaient tort, car de nombreux commandants ukrainiens locaux étaient prêts à résister et cela aurait eu au moins un effet dissuasif.
R. G. — 2008, 2014, 2022… Quelles sont les intentions ultimes de Poutine ? Que veut-il vraiment ?
M. S. — Poutine ne peut exister que dans une situation de guerre perpétuelle. Il obéit à deux motivations : consolider son pouvoir à l’intérieur de son pays et devenir un nouveau Pierre le Grand. C’est pourquoi il est obsédé par Kiev. Je suis sûr qu’il la voit comme la nouvelle capitale de la Russie — « la mère de toutes les villes russes ». Bien sûr, outre l’Ukraine, il considère les pays baltes comme des cibles possibles et peut-être même la Pologne…
R. G. — L’une des raisons apparentes du déclenchement de cette guerre en 2022 est l’expansion de l’Otan à l’Est. Selon vous, s’agit-il, côté russe, d’une réelle inquiétude ou d’un simple prétexte ? De la même manière, le rapprochement opéré entre la Géorgie et l’Otan a-t-il joué un rôle dans l’agression russe contre l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en 2008 ?
M. S. — En ce qui concerne la Géorgie, c’était un prétexte à deux sous. Poutine m’a menacé d’une guerre totale dès 2006, alors que l’Otan n’était pas à l’ordre du jour (1). Il n’avait que mépris pour les réformes que nous menions avec succès et cherchait un terrain pour affirmer la puissance militaire russe. Avant d’envahir le pays, il a tenté de renverser mon gouvernement par divers moyens et a investi massivement dans la propagande et les opérations de subversion. Lorsqu’il s’est aperçu que ces manœuvres ne fonctionnaient pas, il a déclenché les hostilités. À l’époque, il a explicitement fait le lien avec la reconnaissance du Kosovo plutôt qu’avec l’Otan (2). C’était d’autant plus logique que nous n’avions pas obtenu le MAP à Bucarest.
R. G. — Pensez-vous que la Russie pourrait prendre le risque de provoquer directement l’Otan ?
M. S. — Pour cela, Poutine doit d’abord convaincre les Russes qu’il est en train de perdre non pas contre les Ukrainiens mais contre les États-Unis et l’Otan. Je n’exclus pas qu’il attaque une cible en Pologne pour provoquer une réponse limitée de l’Otan et saisir cette occasion pour frapper en retour l’aéroport polonais de Rzeszow, principale plate-forme d’approvisionnement militaire de l’Ukraine — ce qui provoquerait une réponse conventionnelle de l’Otan sur des cibles militaires russes.
R. G. — …
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