À 82 ans, Lev Ponomarev n’a rien perdu de sa proverbiale énergie. Pourtant, il n’évolue plus dans l’environnement qui lui était familier : lui qui a été de tous les combats des mouvements soviétiques puis russes de défense des droits de l’homme depuis la fin des années 1980 n’avait jamais encore été contraint de s’exiler. Il a été plus souvent qu’à son tour interpellé par la police pour avoir manifesté contre le pouvoir, passé à tabac par des inconnus, vilipendé dans les médias… mais il avait toujours refusé d’envisager de s’installer à l’étranger. En mars dernier, alors que le régime poutinien connaît un raidissement sans précédent dans le contexte de la guerre qu’il vient de déclencher en Ukraine le 24 février, le vétéran de la mouvance démocratique russe se résout toutefois à quitter son pays. Les autorités viennent de lui signifier que son opposition publique à l’« opération militaire spéciale » — il a notamment été à l’initiative d’une pétition contre la guerre signée par plus d’un million de ses concitoyens — lui vaudrait rapidement une condamnation à de longues années de prison. À son âge, une telle menace équivaut à la fameuse alternative « la valise ou le cercueil ».
Réfugié à Paris, le militant poursuit inlassablement le travail de sa vie — et cela, de façon peut-être surprenante pour un homme de sa génération — grâce à son excellente compréhension du changement majeur qu’Internet a apporté aux sociétés modernes. Il a en effet créé un mouvement qui existe essentiellement en ligne et qui vise à rassembler tous les Russes trop inquiets pour sortir manifester. Des Russes qui, souvent, n’osent même pas dire tout haut dans leur cercle amical ou familial que la guerre en Ukraine leur répugne… mais qui n’en pensent pas moins. En attendant des jours plus propices à une mobilisation directe de la société civile, cette communauté virtuelle, de plus en plus nombreuse, leur permet de constater qu’ils ne sont pas seuls, loin de là.
À ce mouvement en ligne, présent sur la plupart des plateformes existantes (des plateformes que les Russes continuent de consulter discrètement en utilisant diverses méthodes pour contourner la censure qui fait rage dans le pays), Lev Ponomarev a donné le nom d’Andreï Sakharov. Rien de plus naturel : lui-même physicien, il a été un proche du grand savant. Ce dernier fut, rappelons-le, le père de la bombe H soviétique, mais aussi un dissident de premier plan. Récompensé par le prix Nobel de la paix en 1975, il fut envoyé en exil intérieur en 1980, dont il ne sortira qu’en 1986, avant de mourir en 1989 alors qu’il venait d’être triomphalement élu au Congrès des députés du peuple. Selon Ponomarev, la vision politique de Sakharov, fondée sur des principes éthiques immuables, est plus que jamais d’une actualité brûlante…
Il revient ici sur son incomparable parcours, insiste sur l’importance fondamentale de Sakharov, analyse sans la moindre concession les rares succès et les multiples échecs de la mouvance démocratique russe, et livre sa vision, plus optimiste qu’on pourrait s’y attendre, de l’avenir d’un pays aujourd’hui aux mains d’un régime qui incarne tout ce qu’il a toujours combattu.
G. R.
Grégory Rayko — Plus de trente ans après sa mort, le nom d’Andreï Sakharov demeure connu et respecté en Russie comme en Occident. Pouvez-vous nous raconter comment vous l’avez rencontré et ce qu’a été votre action à ses côtés ?
Lev Ponomarev — Nous étions tous deux physiciens, mais mes intérêts scientifiques étaient très éloignés du domaine d’Andreï Dmitrievitch (1). Notre coopération, très étroite, a porté uniquement sur des questions sociales et politiques et a commencé deux ans avant sa mort.
Cette collaboration s’est développée en trois phases. En 1987, j’ai rencontré des activistes de la société civile naissante lors de réunions consacrées à la perestroïka. Avec eux nous avons formé un groupe que nous avons appelé Memorial (2). Au départ, nous n’étions qu’une dizaine. Nous avons lancé un appel aux dirigeants du pays et leur avons demandé de perpétuer la mémoire des millions de personnes victimes de la répression sous l’ère soviétique. Selon nous, l’État devait créer tout un complexe commémoratif comprenant un monument, un musée, une bibliothèque d’archives, un centre de recherche…
Pour appuyer notre demande, nous nous sommes mis à collecter des signatures, aussi bien de simples citoyens que de personnalités publiques ayant émergé comme les leaders de la perestroïka : toutes ont donné leur accord. J’ai personnellement obtenu le paraphe de l’écrivain Anatoli Rybakov, du chanteur Boulat Okoudjava, de l’historien Iouri Afanassiev (3) et de bien d’autres encore. Et un jour, lors d’une conférence sur la physique à Tbilissi, j’ai vu Sakharov en compagnie de son épouse Elena Bonner. Je suis allé leur parler pendant la pause. Je leur ai proposé de signer notre appel ; ils l’ont lu attentivement et l’ont signé tous les deux. C’est donc ainsi, à travers le projet Memorial, que j’ai fait la connaissance de Sakharov.
G. R. — Sakharov ne s’est pas contenté d’apposer sa signature au bas de la pétition…
L. P. — Effectivement. Le projet initial, qui consistait à créer un musée, a très vite évolué. Dans la foulée, nous avons décidé de lancer le premier mouvement démocratique de toute l’histoire de l’Union soviétique. Pour cela, nous devions organiser un congrès constitutif, mais le Parti communiste refusait obstinément de nous laisser louer une salle. J’ai fini par demander de l’aide à Andreï Dmitrievitch. En ma présence, il a pris son téléphone et a appelé le Comité central du PCUS. Il leur a dit avec beaucoup de fermeté : « Nous avons l’intention de tenir le congrès constitutif de Memorial, et si vous ne nous autorisez pas à le faire dans un lieu public, eh bien nous le ferons quand même, soit dans la rue, soit chez moi, dans mon appartement ! »
Il a eu gain de cause. Nous avons pu réunir ce congrès constitutif et le mouvement a pris son envol, même s’il n’a été officiellement enregistré qu’après la mort d’Andreï Dmitrievitch. À ses funérailles, Gorbatchev a demandé à sa veuve Elena Bonner ce qu’il pouvait faire pour immortaliser la mémoire de Sakharov. Elle a répondu immédiatement …
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