Entretien avec Hélène Carrère d'Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, historienne, par Grégory Rayko, chef de la rubrique International au site The Conversation France et Natalia Routkevitch, journaliste indépendante, spécialiste de la Russie
Grégory Rayko et Natalia Routkevitch — Vous avez longtemps affirmé que Vladimir Poutine était un homme rationnel dont les actions s’expliquaient avant tout par le souci de défendre les intérêts géopolitiques de son pays. Mais après le lancement de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine, le 24 février, vous avez déclaré qu’il s’agissait d’une « aberration ». Y a-t- il une façon logique d’expliquer cette décision d’envahir le pays voisin ?
Hélène Carrère d’Encausse — Je reconnais avoir toujours pensé et dit que Poutine ne ferait pas une erreur pareille. Sa décision est d’autant plus insensée que le 23 février, donc à la veille de l’invasion, il avait obtenu en Ukraine tout ce qu’il voulait ! Il avait « récupéré » la Crimée ; dans le Donbass, sur à peu près 20 % du territoire ukrainien, il y avait une guerre qui arrangeait bien Moscou ; et il savait pertinemment que l’Ukraine n’entrerait pas dans l’Otan de sitôt. Pourquoi donc s’est-il précipité là-dedans ?
Selon moi, l’explication réside dans l’évolution personnelle de Poutine au cours des deux décennies. Au temps de l’URSS, c’était un officier du renseignement, un homme que le KGB avait coopté comme correspondant à ses exigences et à ses objectifs, donc un apparatchik modèle. Dans les années 1990, il a rejoint l’équipe du maire de Saint-Pétersbourg Anatoli Sobtchak, l’une des grandes figures du mouvement démocrate et réformateur russe. C’étaient les années de la libéralisation, de l’ouverture, quand tout le monde croyait à l’apaisement des relations avec l’Occident, à l’établissement d’un partenariat d’égal à égal entre les adversaires d’hier. Arrivé au Kremlin un peu par hasard — l’excellent roman de Giuliano da Empoli, Le Mage du Kremlin, reconstitue bien cette histoire —, Poutine, dans les premières années de sa présidence, s’est inscrit dans cette approche : il prônait l’ouverture au monde occidental et affichait sa volonté de partenariat avec lui, allant même jusqu’à évoquer, en 2000, l’éventualité pour la Russie d’adhérer un jour à l’Otan.
Mais, progressivement, il a changé, revenant à une vision du monde qui était celle de l’URSS qui l’avait formé, vision d’un monde divisé en deux blocs, l’Occident étant par nature hostile à la Russie. Ce retour vers la vision soviétique, on la doit sans doute à l’Occident lui-même, surtout aux États-Unis. Au lieu d’accompagner la Russie dans la dure transition qu’elle connaissait, comme il a accompagné les pays d’Europe de l’Est, l’Occident a traité la Russie avec légèreté, voire mépris et condescendance, et comme un adversaire vaincu.
Dès 2007, l’évolution de Poutine se manifeste avec son discours de Munich (1). Dès ce moment, l’apparatchik Poutine, un temps transformé en réformateur, s’engage sur le chemin inverse, retrouvant, en fin de compte en 2022, la posture et l’esprit de l’homo sovieticus. L’invasion de l’Ukraine en février 2022 marque, en quelque sorte, l’apogée de cette régression : en envahissant ce pays, il a justifié sa décision en se référant aux codes et à la vision soviétiques, en particulier en niant à l’Ukraine le statut de nation fondée sur une conscience nationale.
Ce n’est pas un acte de démence : Poutine est logique avec lui-même et avec le schéma mental auquel il est revenu, même si ce schéma est en désaccord total avec le réel. L’Ukraine existe, elle n’est pas la Russie.
G. R. et N. R. — Quel était, selon vous, le plan du commandement russe ? S’attendait-il à une guerre éclair ?
H. C. E. — Poutine a décidé de profiter de la crise politique qui ravage l’Ukraine depuis 2014 (2), sur fond de guerre entre des régions du Sud-Est et le reste du pays — guerre que l’Occident a choisi d’ignorer. C’est dans ce climat de guerre entre le pouvoir ukrainien et les régions irrédentes que Poutine a décidé de chasser Zelensky et de le remplacer par une marionnette à sa solde. Par qui exactement, on n’en sait rien, mais il y avait certainement une marionnette prévue. C’est ce qui explique l’amateurisme militaire qu’on a vu sur le terrain. On n’envoie pas des troupes mal préparées dans un pays si l’on pense qu’il va résister ! Poutine ne s’attendait pas à la résistance des Ukrainiens. Il a pris pour modèle Brejnev et l’envoi des chars à Prague en 1968. Il a donc décidé d’opérer comme Brejnev l’avait fait à Prague en 1968.
G. R. et N. R. — Cette erreur de calcul s’explique-t-elle par le fait que Poutine était mal informé ?
H. C. E. — Il est douteux que ses conseillers aient ignoré à ce point l’évolution de l’Ukraine depuis son indépendance, et spécialement depuis 2014. Mais on peut penser que Poutine a méprisé les informations qui ne cadraient pas avec son mode de pensée rigide, soviétique. Il a cru que l’Ukraine était toujours le prolongement de la Russie, qu’en tant qu’Ukraine, elle n’existait pas.
G. R. et N. R. — Vous avez déclaré par le passé que Vladimir Poutine n’avait « pas envie de faire renaître un empire, mais de restaurer sa puissance, ce qui n’est pas pareil ». Depuis le 24 février, le pensez-vous toujours ?
H. C. E. — Je ne pense pas qu’il veuille faire renaître un empire. Il sait qu’on ne reconstitue pas les empires au XXIe siècle. Lénine le savait déjà au XXe. Il sait par ailleurs que les Ouzbeks, les Tadjiks ou les Kirghizes ne sont pas des Russes. En revanche, les Ukrainiens, pour lui, sont des Russes !
Plutôt que de ressusciter l’empire, il s’agit pour lui dans ce cas précis de reconstituer l’unité russo-ukrainienne. Dans sa vision du monde, l’Ukraine est fondamentalement une région russe, le berceau historique de la Russie, qu’il faut ramener « au bercail ». C’est pour cette raison qu’il ne lui suffisait pas de la contrôler avec l’acquis de la Crimée et la guerre du Donbass — qui eût pu dans cette région donner naissance à un conflit gelé comme en Moldavie ou en Géorgie. En fait, il a décidé d’aller beaucoup plus loin.
G. R. et N. R. …
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