Iran, la guerre d'usure

n° 178 - Hiver 2023

Le grand philosophe franco-iranien Daryush Shayegan, aujourd’hui disparu, confiait, il y a quelques années, que le régime de Téhéran était déjà tombé mais qu’il ne le savait pas. Ce fin connaisseur des arcanes du système qui, le premier, analysa en profondeur les fondements d’une révolution religieuse (1), faisait la comparaison avec l’URSS des années 1980 qui ignorait à cette époque que sa fin était proche et inéluctable.

Le soulèvement de la jeunesse iranienne apporte une lumière crue à sa réflexion. Si l’histoire de la République islamique est maillée de nombreuses émeutes, toutes réprimées dans le sang, l’immense flambée de colère qui depuis le 16 septembre a saisi, avec une intensité diverse, quelque 150 villes iraniennes, ne vise pas cette fois à obtenir la réparation d’une injustice électorale ou des réformes, mais le renversement d’un régime. « Les dirigeants iraniens eux- mêmes savent bien qu’ils ne sont pas légitimes », ajoutait Daryush Shayegan, peu avant sa mort à Téhéran, en mars 2018.

Des révoltes à répétition

Lorsque au soir du 13 juin 2009 ce qu’on a appelé le « mouvement vert » avait fait descendre dans les rues de Téhéran des centaines de milliers d’Iraniens en réaction contre les résultats truqués de l’élection présidentielle, c’était pour dénoncer la fraude électorale, exiger davantage de démocratie, et dans l’espoir de voir reconnu le candidat de l’opposition réformiste, Mir Hossein Moussavi, comme le vainqueur du scrutin à la place du président sortant Mahmoud Ahmadinejad. Le slogan de rigueur était alors « où est mon vote ? ». Même si la répression était déjà terrible contre ce qui apparaissait comme le plus important mouvement de contestation depuis la naissance de la République islamique trente ans plus tôt, celle-ci n’était pas formellement remise en cause par la majorité des manifestants, pour la plupart issus de la classe moyenne ou supérieure. Mir Hossein Moussavi, ancien premier ministre de 1981 à 1989, soit une époque particulièrement sombre, avait lui- même un trop lourd passif en matière de violation des droits de l’homme pour pouvoir incarner un véritable changement.

Il faudra attendre décembre 2017 pour que des manifestations, qui portent sur des revendications matérielles concernant la vie de tous les jours, prennent dans certaines grandes villes une connotation antirégime, voire antireligieuse. « Mollahs, quittez l’Iran », pouvait-on alors entendre à Machhad, la grande ville sainte du nord- est de l’Iran, où le sanctuaire de Reza, le 8e imam historique du chiisme, accueille chaque année entre douze et quinze millions de pèlerins. Ou encore « Liberté, indépendance et république d’Iran » à Khorramabad (ouest de l’Iran). On entendait aussi, ici et là, des slogans en faveur du Chah, dont le nom n’avait jamais été scandé en public depuis la fin de la monarchie en 1979. Double surprise : il ne s’agissait pas de Mohammed Reza Pahlavi, le dernier monarque renversé par Khomeiny cette même année, mais de Reza, son père, qui avait eu le projet de séculariser l’Iran, prônait une laïcité militante et avait mis au pas les religieux à …