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La Moldavie, dernier rempart de la démocratie

La Moldavie est l’un des rares pays au monde à être dirigé par trois femmes. L’une, Maia Sandu, est présidente. L’autre, Natalia Gavrilita, est première ministre. La troisième s’appelle Ana Revenco (1). Au poste de ministre de l’Intérieur, c’est elle qui est chargée d’organiser la résilience et la résistance de cette petite nation d’à peine trois millions d’habitants (2). Tour à tour ottomane, russe, roumaine puis soviétique, l’ex-Bessarabie est devenue indépendante après l’éclatement de l’URSS. La Russie continue néanmoins de stationner quelques milliers de soldats en Transnistrie, république autoproclamée à la frontière de l’Ukraine et non reconnue par la communauté internationale. C’est dans ce cadre qu’après des décennies de semi-vassalisation envers la Russie de Vladimir Poutine la Moldavie a fini, en août 2021, par se doter d’un gouvernement affichant clairement son intention de s’arrimer au camp européen et occidental.

Ana Revenco, 45 ans, venue de la société civile, est à la pointe de ce combat pour les valeurs.

De passage à Paris avec la présidente Maia Sandu l’automne dernier, en contact régulier désormais avec ses pairs européens, elle impressionne par son calme et sa modestie (3). Sans doute parce qu’elle sait l’ampleur de la tâche, après des années de corruption sous le règne des oligarques.

François Clemenceau — Votre pays est-il menacé par la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine ?

Ana Revenco — Lorsque l’armée russe a commencé à se mobiliser sur les fronts est et nord de l’Ukraine l’hiver dernier, nous avons assisté de notre côté à des préparatifs d’offensive non conventionnelle, hybride, invisible. La Russie nous menace en utilisant toute la gamme des armes à sa disposition : le chantage énergétique (4) ; la déstabilisation politique en organisant et en finançant des mouvements sociaux qui s’emparent des rues de notre capitale ; des cyberattaques contre nos ministères et nos institutions ; des alertes à la bombe imaginaires contre des hôpitaux ou des aéroports, à l’image de celle qui nous a obligés à fermer toutes nos écoles fin novembre (5) ; une propagande incessante pour nous pousser à négocier avec Moscou ; le piratage des comptes de personnalités moldaves sur les réseaux sociaux afin de les discréditer. Tout cela pèse psychologiquement sur l’opinion publique.

F. C. — Comment les services russes peuvent-ils instrumentaliser les protestations sociales qui ponctuent votre vie politique ?

A. R. — Ces ingérences ont commencé bien avant le début de la guerre en Ukraine mais, depuis, elles ont connu une hausse spectaculaire. Le chantage énergétique renchérit le prix du gaz, ce qui a un impact sur le pouvoir d’achat et pousse les gens à descendre dans la rue pour protester contre le gouvernement. Le Kremlin, à travers sa propagande, envoie des messages à la population. Il tente de la convaincre que la crise actuelle n’est pas inéluctable et que, si notre gouvernement ne se soumet pas aux diktats de Moscou, il sera responsable du froid et de la faim dont nous souffrirons cet hiver (6). Nous avons pu remonter la piste financière de ces mouvements de rue. Nous avons arrêté des meneurs qui recevaient des fonds directement d’oligarques moldaves pro-russes qui ont fui le pays et dont certains se trouvent en Russie, sous le coup de sanctions internationales.

F. C. — Avez-vous une idée du montant d’argent public moldave que les oligarques ont détourné avant de fuir ?

A. R. — Pour m’en tenir aux malversations connues et documentées, je mentionnerai uniquement le détournement d’un milliard de dollars commis en 2020 par l’un des plus puissants oligarques moldaves. Cette somme, qui correspond à un huitième de notre PIB, n’a pas pu être investie dans les services publics auxquels nos citoyens ont droit ou dépensée au profit de la jeunesse. Certains proches de cet oligarque ont vu leurs comptes à l’étranger gelés par l’UE ou les États-Unis, et une partie de leurs biens immobiliers saisis. La plupart des oligarques moldaves impliqués dans des activités criminelles ont quitté le pays. C’est pourquoi nous demandons le soutien de nos partenaires et la mise en place d’une coopération policière et judiciaire afin de les traquer et de les juger (7). Lutter contre la corruption tous ensemble, c’est défendre la démocratie. La France est l’un des piliers de l’Europe de la défense, mais se défendre sur le plan militaire ne vaut que si l’on combat également la corruption qui gangrène nos sociétés démocratiques.

F. C. — Est-ce la raison pour laquelle vous avez tenu à rencontrer le procureur général du parquet financier français lorsque vous êtes venue à Paris en novembre dernier ?

A. R. — Oui, nous essayons de développer une coopération active avec les services de police et de justice chargés, en France, de lutter contre la corruption. Nous devons parler le même langage si nous voulons atteindre les mêmes objectifs. C’est ce problème que nous avons évoqué avec le procureur Jean-François Bohnert. Car, je le répète, la corruption est un fléau qui nous concerne tous et contre lequel nous avons besoin de faire front commun (8).

F. C. — Dans vos fonctions, vous devez également relever un double défi : celui des réfugiés ukrainiens à votre frontière et celui des trafics en tout genre générés par la guerre chez votre voisin…

A. R. — La criminalité transfrontalière est en effet en recrudescence depuis le début de la guerre, qu’il s’agisse de trafic d’armes, de munitions, de drogue ou d’êtres humains. En ce qui concerne les armes et la drogue, nos saisies ont été multipliées par dix en volume. Si l’on se réfère à la Bosnie ou au Kosovo, nous savons que, dès qu’un conflit se termine, le trafic d’armes rebondit alors encore plus fort car c’est le moment où d’autres acheteurs se manifestent ; il faut nous y préparer dès maintenant. Nous y répondons avec une équipe dédiée, ici à Chisinau, en lien avec d’autres ministères des pays voisins ; mais il a fallu aller plus loin en créant un hub européen sur la sécurité régionale qui accueille des fonctionnaires de police spécialisés venus de plusieurs pays membres de l’UE. Nous travaillons main dans la main avec Europol et Frontex pour répertorier les risques et les menaces sur le terrain. Des experts en criminalité financière et blanchiment d’argent, y compris à des fins terroristes, sont venus nous rejoindre. Il est vital que ce hub soit soutenu politiquement et financièrement afin que la protection de la Moldavie et des frontières européennes soit assurée dans les meilleures conditions.

F. C. — Qu’en est-il de la pression des réfugiés et de votre capacité à l’absorber ?

A. R. — Depuis le 24 février, nous avons accueilli plus de 700 000 réfugiés qui cherchaient à se mettre en sécurité ou à transiter par la Moldavie. Aujourd’hui, nous en avons toujours environ 80 000 sur notre sol. Ils font partie de notre vie. Nous prévoyons que ce nombre va augmenter dans les mois qui viennent du fait de l’intensification des attaques et des bombardements russes sur les infrastructures énergétiques et civiles ukrainiennes. L’hiver est notre second ennemi après la Russie, car nous sommes branchés sur les mêmes réseaux que l’Ukraine. Nous nous sommes déjà retrouvés par deux fois sans électricité ni eau dans tout le pays. Ces coupures affectent la sécurité des zones urbaines, des routes et des réseaux de transport, et empêchent les serveurs de données informatiques de fonctionner normalement. Les services de secours et les forces de l’ordre qui sont déployés pour garantir la sécurité ne peuvent pas en même temps maintenir leur vigilance et prévenir les autres menaces auxquelles nous devons faire face. C’est pour remédier à ces fragilités que nous sollicitons l’aide de nos partenaires européens et de la Commission de Bruxelles.

F. C. — Quelle analyse faites-vous de la situation en Transnistrie ? Considérez-vous ce territoire comme un front militaire avec la Russie ?

A. R. — Il y a plus de trente ans que la Russie stationne des troupes sur cette portion de notre territoire national (9). Ces soldats russes sont notamment chargés de garder le plus grand dépôt d’armes de guerre de l’ex-URSS sur le continent européen. Pour l’instant, rien ne bouge, mais la population qui vit en Transnistrie pourrait se radicaliser contre l’Ukraine et contre notre gouvernement. De fait, un certain nombre d’individus résidant en Transnistrie ont été impliqués dans les grandes manifestations que nous avons connues pendant dix semaines d’affilée entre septembre et novembre derniers. Nous surveillons la situation de très près.

F. C. — Craignez-vous que ces attaques contre votre gouvernement finissent par venir à bout du système démocratique que vous vous efforcez de préserver ?

A. R. — Nous prenons cette question très au sérieux, car nous avons vu comment Moscou a cherché à pousser son avantage ces dernières années et comment la Russie se sert de ses gains à l’extérieur à des fins de politique intérieure. Il est clair qu’elle mène une stratégie de restauration de l’ordre géopolitique ancien et que nous sommes au milieu de cette guerre. Nous ne pouvons pas tolérer qu’elle aille plus loin. Moscou veut mettre à bas nos démocraties, gagner du terrain, défaire ce que nous avons construit ici à Chisinau, étendre la guerre jusqu’aux frontières de l’UE et régner sur l’ensemble de la mer Noire. Si la Russie y parvenait, ce succès lui donnerait un incroyable levier sur d’éventuelles négociations avec l’Ukraine tout en affaiblissant l’Union européenne.

F. C. — Est-ce à dire que votre pays est le prochain sur la liste de Vladimir Poutine ?

A. R. — Une chose est sûre : depuis trente et un ans, la Transnistrie est occupée par des soldats russes. Et, pendant toutes ces années, les gouvernements moldaves qui se sont succédé avaient tous plus ou moins un agenda pro-russe. Ce n’est pas la Moldavie qui est la prochaine sur la liste, mais la sécurité de l’Europe et l’avenir de la démocratie sur ce continent.

F. C. — Comment une femme comme vous s’est-elle retrouvée en première ligne dans cette guerre qui menace l’Europe ?

A. R. — Je n’avais, vous vous en doutez, pas planifié un tel destin. Mais j’ai toujours été intéressée par les questions de sécurité car il est impossible de bâtir un avenir solidaire, d’élaborer de vrais choix de société, d’élever nos enfants et de renforcer notre économie, sans ériger des protections individuelles et collectives. C’est pour cette raison que j’ai accepté de servir mon gouvernement au poste de ministre de l’Intérieur. C’est, en effet, ce ministère qui est la clé de voûte de tout l’édifice, chez nous en Moldavie mais aussi dans la région. Il y aura bientôt un an et demi que je suis entrée en fonctions. J’ai commencé en pleine épidémie de Covid, puis j’ai enchaîné avec la crise énergétique et l’état d’urgence que j’ai renouvelé dès le début de la guerre en Ukraine. Toutes ces crises ont conforté ma conviction que les Moldaves devaient rester soudés, que la Moldavie devait se tenir aux côtés de l’Ukraine et que nous devions le faire en tant qu’Européens. Depuis que j’ai ouvert dès le 24 février la cellule de crise de mon ministère — qui fonctionne jour et nuit sans interruption —, je ressens cette charge comme une responsabilité, un honneur et un devoir. Le devoir de défendre la démocratie.

F. C. — Vous veniez du monde des ONG et du milieu associatif et vous vous êtes retrouvée de l’autre côté de la barrière…

A. R. — J’avais en effet des années d’expérience dans le secteur de la société civile, notamment dans la lutte contre le trafic d’êtres humains et contre les violences faites aux femmes et aux enfants, en particulier sur Internet, ce qui m’a conduite à développer des liens avec les différents services de police (10). C’est par ce biais que j’ai intégré le ministère il y a une dizaine d’années pour m’occuper de la criminalité transfrontalière et des trafics qu’elle génère. J’ai été aux premières loges de la réforme de la police, puis j’ai participé à la mise en œuvre de la libéralisation du système des visas. Toutes ces années passées dans l’administration m’ont permis de mieux connaître les rouages de la machine et de tisser un réseau de relations avec mes collègues en Europe.

F. C. — La Moldavie n’était pas franchement sur la carte des citoyens européens jusqu’à ces derniers mois. Depuis que la Commission européenne a accepté la candidature de votre pays, que ressentez-vous ? Éprouvez-vous déjà un sentiment d’appartenance à cette grande famille (11) ?

A. R. — J’avoue que j’ai été tellement accaparée par ma tâche et par l’ampleur des crises que j’ai dû gérer que je ne me suis pas vraiment posé la question. Mon métier, au quotidien, consiste aussi à mettre ses émotions de côté. Mais il est clair que depuis cette guerre, je me sens moins seule. Je ne suis plus uniquement une ministre à qui on dispense des conseils ou de l’aide ; je suis une partenaire en termes de connaissances et d’expérience au service de notre sécurité collective. Ce changement est extrêmement motivant à titre personnel et il ouvre, pour la Moldavie, des horizons très prometteurs.

 

(1) Maia Sandu, 50 ans, a été élue présidente de la république de Moldavie le 15 novembre 2020. Ancienne ministre de l’Éducation entre 2012 et 2015, elle a également dirigé le gouvernement pendant six mois en 2018 avant de se lancer, en tant que candidate indépendante, à la conquête de la présidence. Natalia Gavrilita, 45 ans, est à la tête de l’équipe gouvernementale depuis le 6 août 2021. Ancienne ministre des Finances, elle appartient au Parti de l’action et de la solidarité, un mouvement de centre droit pro-européen fondé par Maia Sandu.

(2) Deux autres femmes occupent des postes clés au gouvernement : Ala Nemerenco à la Santé et Iuliana Cantaragiu à l’Environnement. Les ministères des Affaires étrangères et de la Défense sont occupés par deux hommes, un diplomate et un officier de carrière.

(3) Depuis son élection, la France a été visitée cinq fois par Maia Sandu, plus qu’aucun autre pays. Le 21 novembre dernier à Paris, elle a participé à la troisième conférence ministérielle internationale de soutien à la Moldavie — la première ayant eu lieu, en avril, en Allemagne et la deuxième, en juillet, en Roumanie.

(4) En octobre 2021, la société russe Gazprom a augmenté de 50% ses tarifs de livraison de gaz à la Moldavie et menacé de lui couper son approvisionnement en cas de défaut de paiement. En novembre 2022, Gazprom a renouvelé ses intimidations et a accusé l’Ukraine de capter une partie du gaz destiné à la Moldavie et qui transite par son territoire. La Moldavie restera dépendante des sources d’énergie russe via l’Ukraine tant que son réseau ne sera pas raccordé à la Roumanie, ce qui devrait être réalisé au plus tôt en 2024.

(5) Entre le 1er janvier et le 15 août 2022, 150 fausses alertes à la bombe ont visé au moins 885 sites publics différents en Moldavie, selon les autorités de Chisinau.

(6) Le 18 septembre 2022, 20 000 personnes ont manifesté dans la capitale pour demander la démission du gouvernement. La mobilisation s’est poursuivie le 6 novembre, lorsque 50 000 personnes ont défilé dans les rues pour exiger la tenue de nouvelles élections parlementaires. Les organisateurs de ces manifestations sont proches du parti populiste et pro-russe Sor, dirigé depuis 2016 par l’oligarque Ilan Shor, et dont le gouvernement a réclamé la dissolution devant la justice.

(7) L’oligarque Ilan Shor a acquis en 2012 la Banca de Economii. Il s’est arrangé par la suite pour que les banques d’État et d’autres institutions comme la State Health Insurance Company renflouent par des prêts les établissements bancaires de ses amis et affiliés en difficulté, parvenant ainsi à soustraire plus d’un milliard d’euros des caisses de l’État au profit de leurs entreprises. En 2014, juste avant les élections, une compagnie de sécurité appartenant à Shor a retiré 870 millions d’euros de trois banques détenues par ses associés. Le véhicule transportant cette somme a été retrouvé incendié et les banques en question ont fait faillite, provoquant du même coup une perte pour l’État de près d’un huitième de son PIB. Entre 2012 et 2022, de nombreux autres trafics impliquant les banques moldaves et lettones ont été dûment répertoriés par l’agence américaine d’audit Kroll. Les enquêtes de la police, elles, ont prouvé que les oligarques russes lavaient leur argent sale en Moldavie depuis des décennies.

(8) Selon les accords passés entre la Moldavie et la France, des spécialistes français, recrutés et financés par Expertise France, une filiale de l’Agence française de développement (AFD), sont détachés depuis octobre 2021 auprès du bureau de la présidente de Moldavie avec pour mission d’aider au recouvrement d’avoirs volés.

(9) La république autoproclamée du Dniestr est née en septembre 1990. Elle s’étend sur 4 000 km2 à l’est de la Moldavie et le long de la frontière ukrainienne, avec la ville de Tiraspol pour capitale. Peuplée de 350 000 habitants, elle ne reconnaît pas l’autorité de la Moldavie, possède son propre gouvernement sans être pour autant rattachée à la Russie bien que ce vœu ait été formulé par le président du Parlement de Transnistrie après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Depuis le cessez- le-feu entre l’armée moldave et les forces transnistriennes en 1992, les effectifs de l’armée russe sur place sont descendus à 1 500 hommes. Ce contingent devait quitter les lieux en 1997, conformément à un accord de 1994 entre Chisinau et Moscou, mais la Douma russe n’a jamais ratifié ce texte, pas plus que la Convention de l’OSCE signée à Istanbul en 1999 et qui prévoyait un départ des soldats russes en 2002.

(10) Titulaire d’une maîtrise en gestion des ONG, Ana Revenco a été pendant onze ans la directrice exécutive de l’association La Strada, une plateforme internationale de lutte contre le trafic d’êtres humains, créée en 2004 par un réseau d’associations venues des Pays-Bas, de Pologne, de République tchèque, d’Ukraine, de Bulgarie, de Biélorussie, de Bosnie, de Macédoine et de Moldavie. Financée en partie par l’Union européenne, la plateforme alerte les opinions publiques sur les dangers du trafic, vient en aide aux victimes et travaille avec les États pour coordonner leurs politiques dans ce domaine. Elle est aujourd’hui présente dans 23 pays européens.

(11) La Moldavie a déposé sa candidature d’adhésion à l’Union européenne le 3 mars 2022, une semaine après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La Géorgie venait de le faire la veille, et le président ukrainien Zelensky dès le 28 février. Les Vingt-Sept ont officialisé le statut de candidat de l’Ukraine et de la Moldavie le 23 juin, mais pas celui de la Géorgie.