Isabelle Lasserre — Y a-t-il encore de grands hommes en Occident ?
Pierre de Villiers — C’est une question importante, car ce sont les hommes qui font l’Histoire, et l’Histoire, aujourd’hui, s’écrit sous nos yeux. Elle est également intéressante, car nos démocraties occidentales vivent une crise de l’autorité qui se manifeste de manière tangible à chaque élection dans la plupart des pays européens. Nos sociétés continuent sans doute, comme avant, à produire de « grands hommes ». Mais la question est de savoir s’ils souhaitent et peuvent accéder aux responsabilités, que ce soit dans les domaines politique, économique ou social. Je pense qu’un certain nombre d’entre eux ne veulent pas sortir de leur discrétion dans notre société de l’instantané, qui ne respecte plus la vie privée.
I. L. — On dit pourtant que les grands hommes émergent à la faveur des grandes crises. Ce fut le cas de Churchill ou de De Gaulle. Or nous vivons aujourd’hui un bouleversement mondial spectaculaire et l’on ne voit émerger aucun dirigeant de cette trempe en Europe. Est-ce aussi votre diagnostic ?
P. de V. — L’émergence des héros ou des grands hommes, vous avez raison, est une rencontre entre des personnalités et des événements. Les exemples de De Gaulle et de Churchill sont incontestables. Quant à de Lattre et Leclerc — mes modèles militaires —, ils n’auraient peut-être jamais accédé au généralat s’il n’y avait pas eu la guerre ! Si des hommes de cette trempe, comme vous dites, ne surgissent pas aujourd’hui dans l’espace public malgré les occasions qu’offrent les turbulences géopolitiques du moment, c’est précisément pour la raison que je viens de vous indiquer : ils sont tentés par d’autres destinées.
I. L. — Le courage et la force sont-ils compatibles avec le fonctionnement des démocraties ?
P. de V. — Oui, mais il y a un équilibre à trouver. L’autorité, ce n’est ni la dureté froide ni la mollesse tiède, c’est une ligne de crête entre le pouvoir du peuple incarné par une personnalité, par un régime, par un pays, et une capacité à agir face aux circonstances difficiles. Notre pays manque de confiance en lui, et c’est ce manque de confiance qui empêche l’exercice serein de l’autorité. Diffuseur de confiance, absorbeur d’inquiétude : voilà le portrait du dirigeant comme j’en ai connu tant dans ma carrière militaire. C’est cette alchimie qui génère le courant nécessaire entre les personnes pour que les responsabilités soient exercées ; c’est ce courant qui crée la subsidiarité, qui permet l’innovation, qui évite la thrombose, la concentration des décisions au sommet. La confiance est le facteur essentiel.
I. L. — Si l’on considère l’actualité internationale, peut-on dire que Volodymyr Zelensky est le type même du grand homme et du héros qui émerge en temps de guerre, une sorte d’exception à la constatation pessimiste que nous venons de faire ?
P. de V. — Vous avez raison. Les circonstances ont fait que le président Zelensky est devenu incontournable, qu’il a su résister à cette offensive, à cette « opération spéciale » qui était probablement conçue pour durer quatre ou cinq jours et se débarrasser de lui. Il a su fédérer les énergies, rassembler une communauté nationale, rappeler l’attachement à la terre des pères et à la patrie. En cela, il est devenu pour l’Ukraine ce héros national qu’il n’aurait probablement pas été s’il n’y avait pas eu ces événements.
I. L. — Mais est-ce un « grand homme » pour vous ?
P. de V. — Je ne connais pas toutes les facettes de sa personnalité, mais il s’est révélé être un grand homme qui, grâce à sa réaction face aux événements et à son comportement, a su rester debout et entraîner son peuple dans la résistance. Dans la vie, choisir, c’est renoncer à l’infinité des autres options. Il n’a pas eu beaucoup de temps pour se poser toutes ces questions. Il a agi par instinct, par inspiration. Il est un homme inspiré, donc inspirant, et c’est cela qu’on attend d’un dirigeant.
I. L. — Peut-il y avoir des grands hommes négatifs ? Par exemple, est-ce que Vladimir Poutine et Xi Jinping, dans leur genre, peuvent être considérés comme de grands hommes dans leur pays ? Comme d’ailleurs Staline, qui est toujours très populaire chez une partie des Russes…
P. de V. — À l’expression « grands hommes », je préfère, dans ce cas de figure, l’expression de « personnalités marquantes ». Oui, bien sûr, les deux noms que vous avez cités sont des personnalités marquantes qui ont plusieurs caractéristiques. En l’occurrence, elles confondent l’autorité et l’autoritarisme, par une personnalisation du pouvoir et une brutalité qui n’ont d’égal que le courage nécessaire pour l’exercer. Le courage, qui, en miroir inversé, est en voie de disparition dans notre leadership occidental.
I. L. — Pourquoi ?
P. de V. — Il y a deux niveaux de courage. Le premier niveau, le plus banal, est celui du courage du quotidien. Je n’ai pas envie d’aller travailler le matin, je me lève quand même et je suis courageux. C’est l’inverse de la paresse. Le second niveau, le plus intéressant et le plus important, est celui de la force morale. Il est l’inverse de la lâcheté. J’ai le courage de décider, de trancher, de dire la vérité, de regarder les yeux dans les yeux ceux que j’ai l’honneur de diriger. Le courage est pour moi la première qualité à cultiver, dans les périodes de crises en particulier, et celles d’aujourd’hui sont multiples et multiformes. Une personnalité doit aussi avoir du charisme et du caractère. Le charisme, c’est la capacité d’entraîner les autres derrière soi. Le caractère, c’est ce qui fait qu’on aura le courage nécessaire de trancher et de décider. Aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques européennes, on cultive surtout l’intelligence. L’intelligence est nécessaire, évidemment. De Gaulle disait : « La culture générale, c’est l’école du commandement. » Il avait raison. Mais je crois qu’au-delà de l’intelligence les qualités de cœur, la force affective, l’âme, les tripes sont ce qui fait un grand dirigeant, en tout cas dans les périodes turbulentes à l’instar de celle que nous vivons actuellement.
I. L. — Pour revenir à ma question, Poutine et Xi Jinping peuvent-ils être considérés comme des héros négatifs ?
P. de V. — Je le répète, ce sont de fortes personnalités qui ont une capacité d’entraînement incontestable avec un point qui me semble essentiel : une vraie stratégie. On peut la contester, on peut la regretter mais on ne peut pas la nier. Une vraie stratégie de long terme : les routes de la soie pour la Chine, un projet qui s’étale sur cinquante ans ; la grande Russie orthodoxe pour Poutine, engagée depuis vingt ans. C’est ce qui manque à nos démocraties européennes et plus globalement à l’Occident. Nous sommes dans la tactique, le court terme, l’événementiel. La période est dangereuse car nous assistons depuis une vingtaine d’années au retour des États-puissances, en général des anciens empires qui cherchent à regagner leur influence perdue grâce à une vision stratégique. Quand nos démocraties vont d’élection en élection, eux vont de génération en génération. C’est le cas du président chinois, du président russe, et je crois que l’un des défis majeurs pour nos pays libres est justement de retrouver le sens de la stratégie. Vous n’entraînez pas des peuples si vous n’avez pas de « vision » et si vous n’êtes pas capable d’expliquer aux populations où vous voulez les emmener. Où voulons-nous aller ? Très franchement, aujourd’hui dans nos démocraties occidentales, c’est assez flou.
I. L. — Quels sont les leaders qui, à votre avis, ont le mieux géré la guerre en Ukraine ?
P. de V. — C’est une question difficile parce que nous sommes au cœur du cyclone et que la guerre n’est pas terminée. Moi, je crois que ce qui a manqué dans l’approche occidentale et européenne, c’est justement une stratégie établie de long terme. Quelle coopération voulons-nous établir avec la Russie ? Quelle Ukraine voulons-nous voir émerger ? Quelle Europe voulons-nous construire avec les pays de l’ancien pacte de Varsovie ? C’est cette réflexion qui me paraît insuffisante aujourd’hui. Avec, par surcroît, un vrai problème : les peuples ne voient pas où veulent en venir leurs gouvernements avec la construction européenne. Par exemple, les Français ont voté « non » lors du référendum sur la constitution européenne en 2005 et on s’est assis sur leur vote ! Ils sont de plus en plus nombreux à critiquer cette Europe tatillonne, administrative, bureaucratique et essentiellement financière qui profite avant tout aux élites. Nous devrions profiter de la tragédie que vit notre continent pour nous poser les vraies questions et construire enfin une Europe de la coopération interétatique, à géométrie variable, qui respecte les souverainetés et les cultures des pays. J’ai commandé en Afghanistan une coalition de quinze pays ; vous savez, quand on est face à la mort, on réfléchit à ces questions. Car on meurt pour son pays, pour son drapeau, pour sa culture, pour sa patrie, pour son chef. On ne meurt pas pour une organisation internationale administrative et financière…
Encore une fois, nous avons sapé notre souveraineté en nous lançant dans un libre-échangisme mondial et en investissant dans une souveraineté européenne qui n’existera jamais. Je crois qu’il faut revenir aux fondamentaux : la nation, une communauté et une souveraineté nationales, avec les moyens de l’exercer. Je crois, à titre personnel, que la France est un grand pays qui a une vocation propre, un génie spécifique dépassant largement la force de son PIB et qu’il y a d’autres moyens d’exercer notre influence dans le monde que de le faire à travers la seule dimension financière.
I. L. — Si vous aviez été aux affaires à la place d’Emmanuel Macron, comment auriez-vous concrètement géré la guerre en Ukraine ?
P. de V. — C’est une question que je ne me pose pas.
I. L. — Dites-nous au moins si, à vos yeux, cette guerre a été, ou non, bien gérée…
P. de V. — Je vous dirai simplement que nous n’avons pas suffisamment compris à quel point nous n’avons pas les mêmes intérêts que les Américains dans cette guerre. Ce conflit est loin d’être un désastre pour nos amis d’outre-Atlantique : ils gagnent des marchés, affaiblissent durablement l’armée russe et renforcent leur influence sur leurs alliés européens. Or l’enjeu principal, pour nous Français, est une vraie stratégie de paix. Depuis longtemps, nous avons gagné presque toutes les guerres et perdu presque toutes les paix. Notre intérêt est que cet affrontement dévastateur au cœur du Vieux Continent cesse au plus vite ; et cela, parce que nous en subirons les conséquences multiformes, bien sûr, mais aussi parce que nous devons construire urgemment cette Europe non bureaucratique dont je parlais il y a un instant. À défaut, les trains passeront à côté de nous sur fond d’antagonisme américano-chinois…
I. L. — Ne seriez-vous pas un peu pacifiste, général ?
P. de V. — Je suis un homme de paix, peut-être parce que j’ai conduit des opérations de guerre. J’en connais les conséquences, et il y a une chose que j’ai apprise : quand on commence une guerre on ne sait jamais comment elle se terminera. Je connais bien mon histoire de France :1870, 1914, 1939, 1940… Aucun des dirigeants de l’époque ne voulait la guerre et pourtant elle a eu lieu. Parce qu’à un moment, quand la haine s’instaure, toute logique se dissout. C’est pour cela que la plupart des chefs militaires sont non pas des pacifistes, mais des pacifiques. Il est encore temps d’essayer de mettre tout le monde autour de la table.
I. L. — Certes. Mais, en l’occurrence, la stratégie de la paix, ce sont les accords de Munich… Si l’on force l’Ukraine à accepter un mauvais accord et qu’elle perd la guerre en acceptant une paix injuste, qu’advient-il de nos valeurs ? Ce serait une prime à l’agression, à la dictature et à la force…
P. de V. — Vous avez raison. Je parlais du courage qui est l’inverse de la lâcheté. Il ne faut pas une paix munichoise ou lâche, mais une paix dans laquelle les deux pays puissent d’une certaine manière sortir par le haut. Aujourd’hui, la situation ne va pas dans ce sens-là, je l’admets.
I. L. — La guerre en Ukraine a complètement désorganisé le monde. Qu’est-ce qui, selon vous, a d’ores et déjà changé de manière irréversible ?
P. de V. — Si l’on prend un peu de hauteur, nous venons de vivre ces dernières décennies deux ruptures stratégiques majeures. La première est la chute du mur de Berlin en 1989, qui a entraîné la fin du monde bipolaire, de cet équilibre, de cette stabilité qui nous garantissait une forme de paix. La deuxième est l’apparition du terrorisme de masse, avec les attentats du 11 septembre 2001, et d’un terrorisme islamiste radical durable qui se poursuit aujourd’hui sous diverses formes dans de nombreux pays. On peut considérer que les événements en Ukraine sont une des conséquences de ces deux ruptures stratégiques qui ont entraîné une instabilité grandissante, une incapacité des organisations internationales à faire régner la paix, un retour des États-puissances. Le conflit ukraino-russe est une matérialisation de ces États-puissances qui se sont réarmés durant de longues années, pendant que l’Europe savourait depuis 1989 les délices des « dividendes de la paix ». Une haute pression face à une basse pression débouche nécessairement sur les turbulences que nous voyons aujourd’hui, avec les deux lignes de conflictualité majeures dont je viens de parler — le retour des États-puissances et le terrorisme islamiste radical — qui s’entrechoquent de manière simultanée dans l’espace et dans le temps.
Il faut y ajouter deux facteurs de perturbation supplémentaires. D’abord, l’immigration massive, dont on ne parle pas suffisamment mais qui va sans doute peser très fort sur l’évolution du monde dans les dix ans qui viennent. Je rappelle un chiffre : aujourd’hui l’Afrique représente 1,3 milliard d’habitants. En 2050, d’après toutes les prévisions démographiques, elle en comptera 2,4 milliards. Et plus de la moitié de ses habitants auront moins de 25 ans. Un ami nigérien, chef d’état-major des armées en même temps que moi, me le disait souvent : « Le Niger est l’un des pays les plus pauvres du monde, avec un climat torride et un sol désertique ; il est victime du terrorisme ; l’instabilité politique est permanente, et les ressources naturelles, insuffisantes. Comment veux-tu que notre population, avec ses plus de sept enfants par femme, ne parte pas vers le Nord, c’est-à-dire chez vous ? » Le dernier facteur, enfin, est le dérèglement climatique. Comme la soude sur la verrue plantaire, il avance, progresse, et ses conséquences se manifestent au quotidien. Après l’été que nous venons de passer en France, il n’est pas besoin d’épiloguer sur ce sujet.
Le conflit russo-ukrainien, je le répète, est une manifestation de ce monde sous tension, mais il y en aura d’autres. Il faut en prendre conscience et s’y préparer, ce que nous ne faisons pas suffisamment. C’est la raison principale pour laquelle j’ai démissionné en 2017, car j’avais un désaccord avec le président de la République, chef des armées, sur le niveau budgétaire nécessaire pour protéger la France et les Français. Quand la menace augmente, la force doit augmenter. Or nous avons laminé les armées françaises depuis quarante ans. C’est cette incohérence entre l’analyse des menaces, celle des missions qui en découlent et les moyens qu’on doit y consacrer qui m’a contraint à partir.
I. L. — On parle de l’islamisme et on a parlé du courage. Est-ce que retirer les forces françaises du Mali est un acte courageux ?
P. de V. — Au-delà du retrait du Mali et de l’évolution de l’opération Barkhane, je constate que nous avons eu de réels succès militaires face au terrorisme et à l’islamisme radical dans les pays du G5 Sahel. Mais au bilan, la paix n’est toujours pas restaurée sur place. La question qu’il faut se poser à propos de cette politique dans le Sahel est comment lier l’action militaire et la restauration de la paix. Il n’y a pas de sécurité sans développement économique et pas de développement économique sans sécurité. Le seul état durable qui importe est la paix. La guerre n’est qu’un moyen et un moyen qui n’est pas durable. La question qu’il faut se poser pour toute intervention militaire et, en particulier, au Sahel est : quelle est la stratégie française ?
I. L. — Avons-nous manqué de courage en Syrie face à Bachar el-Assad ? Avons-nous été suffisamment courageux en Afghanistan ?
P. de V. — Le courage passe forcément par cette obligation de la paix. On peut dire qu’on n’a pas réussi à instaurer des paix durables en Syrie, en Afghanistan, en Libye et au Sahel. C’est donc une forme d’échec, à la fois français et international. En principe, la guerre peut déboucher sur la paix, mais la confiance de la population bascule du mauvais côté si elle n’y voit pas son intérêt en matière d’éducation, d’économie, de restauration de l’État. C’est ce que les populations attendent. Sans cela, les mouvements que nous combattons, par exemple l’islamisme radical, reviennent immédiatement et réussissent à regagner la confiance des populations en s’appuyant sur les vieilles haines ethniques.
I. L. — Vladimir Poutine et Erdogan ont gagné leur pari en Syrie. La Russie s’est implantée en Afrique où elle a même pris la place, en République centrafricaine et au Mali, des forces françaises. Ces succès sont-ils des mirages ou ces pays ont- ils quelque chose en plus qui fait qu’ils réussissent là où nous échouons ?
P. de V. — On voit bien que ces États-puissances ont sur le terrain une forme de liberté que n’ont pas nos démocraties. La vraie liberté, voyez-vous, c’est la liberté de choix. Or il y a dans nos démocraties des freins intérieurs qui font qu’à certains moments de notre histoire récente nous n’avons pas osé franchir le pas de la montée en puissance de la force. Sur ce plan, le renoncement du président Obama en Syrie en août 2013, après avoir tracé une ligne rouge à propos des frappes chimiques, a constitué un très mauvais signal. Un leader doit toujours corréler les paroles et les actes.
I. L. — Vous évoquiez, il y a un instant, la nécessité de transformer l’Europe en tenant davantage compte de l’opinion des peuples et de l’identité des pays. C’est un discours que l’on entend surtout à l’Est, en Pologne, dans les pays baltes, en Tchéquie…
P. de V. — Oui, parce que ces pays savent ce que c’est qu’une organisation qui ne respecte pas les cultures des pays. Ils n’ont pas envie que ça recommence.
I. L. — Quelle organisation ?
P. de V. — Le pacte de Varsovie… Ces pays ont vu leur identité niée. Il est donc normal qu’aujourd’hui ils aient envie d’user de cette liberté intérieure qui est le respect des valeurs personnelles pour les individus et des valeurs collectives pour les nations. C’est du bon sens. Mais il faut cesser de caricaturer l’Europe en la séparant entre, d’un côté, les anti-européens et, de l’autre, les pro-européens. Aujourd’hui, tous les peuples sont pour la construction et la coopération européennes. Les pays de l’Est le sont également. Mais ils ont une limite, l’identité, qui est la principale richesse d’un pays. Il y a de nombreuses constructions possibles et différents projets à géométrie variable à construire d’urgence pour l’Europe, plutôt que cette harmonisation par fusion des pays et cette souveraineté d’un ensemble qui n’existera jamais, comme je l’ai rappelé à diverses reprises. On peut toujours en rêver, mais ça se terminera en cauchemar. Les États doivent être au service des peuples. La construction européenne également. On ne fait pas le bonheur des gens contre les peuples.
I. L. — On a l’impression que les fortes personnalités émergent aujourd’hui plutôt à l’Est. Quoi qu’on en pense, Orban en Hongrie, Kaczynski en Pologne, Kallas en Estonie, ont des voix qui résonnent puissamment en Europe. Les forts tempéraments naissent-ils plus facilement à l’Est ?
P. de V. — Ces pays ont été privés de liberté pendant soixante-dix ans. Ils veulent donc savourer cette liberté à la hauteur de ce qu’elle représente. À l’inverse, nos pays, qui usent de cette liberté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en ont peut-être un peu trop abusé. Ils sont amollis par le matérialisme et le progrès technologique. Le vrai bonheur réside dans cette liberté et cette fraternité. Je crois que nous avons un peu oublié ces valeurs fondatrices. Pas les pays de l’Est qui, eux, ont encore cette jeunesse et cette fraîcheur d’âme. Ces pays savent voir dans la liberté un plaisir et un bonheur. C’est cela qu’il faut que nous retrouvions, avant qu’il ne soit trop tard. Regardez le résultat des élections dans la plupart des pays de l’Ouest européen : montée de l’abstention et des votes dits « extrêmes » dans des proportions inédites, défiance totale de la population vis- à-vis des dirigeants. Mais à un moment il faut arrêter de constater. Il faut agir pour restaurer la confiance en retrouvant des qualités chassées par la mollesse : l’exemplarité, la passion, l’intelligence, l’ouverture aux autres, la détermination, le courage du temps long, l’authenticité. Il faut retrouver le bon sens.
I. L. — Revenons à notre propos du début. Quel est, à vos yeux, le dernier grand homme ?
P. de V. — La personnalisation est très difficile. Mais on vient de perdre Mikhaïl Gorbatchev.
I. L. — Un grand homme selon vous ?
P. de V. — Oui, je pense que c’était un grand homme. Cette époque, contrairement à celle que nous vivons, a fait naître de grands hommes. Cet équilibre du monde gelé, coupé en deux parties, s’est effondré devant lui comme un château de cartes en 1989 sans que l’on s’y attende et sans un coup de canon. Une fois de plus, ce sont les hommes qui ont fait l’Histoire : Jean-Paul II, Gorbatchev, Reagan. Quand nous aurons plus de recul, peut-être nous apercevrons-nous que cela a constitué un tournant incroyable. Pendant la première moitié de ma carrière militaire, j’ai préparé la guerre face à l’URSS. À aucun moment je n’imaginais que je connaîtrais la fin du pacte de Varsovie. Sans les trois hommes que j’ai cités, nous serions probablement toujours dans ce monde bipolaire d’antan. Le fait que des hommes aient joué un tel rôle à un moment clé de l’Histoire représente un espoir pour l’époque que nous vivons aujourd’hui, avec ses crises multiformes. Car on ne peut pas continuer ainsi, avec la crise financière, la dette qui atteint 115 % du PIB, la crise de l’autorité politique, les changements géostratégiques, la crise civilisationnelle qui révèle que nous avons oublié nos racines et que, dans ce monde déshumanisé, nous ne savons même plus qui nous sommes. Ce qui est rassurant, c’est que face à toutes ces crises la seule valeur intangible et inaltérable est la valeur humaine. Personne ne la remplacera et cette valeur permettra à notre monde en crise de retrouver son équilibre, un nouveau souffle, une nouvelle organisation qui remette la personne au centre des préoccupations de nos dirigeants et des organisations.
I. L. — Pourtant, quand on regarde le monde aujourd’hui, ceux qui progressent et dont le modèle s’étend sont des pays et des leaders qui ne placent pas l’humain au centre du jeu mais, au contraire, l’écartent : Vladimir Poutine, Erdogan, Xi Jinping…
P. de V. — Oui, ils gagnent une bataille mais ils ne gagneront pas la guerre. Ce sont des victoires à la Pyrrhus, des victoires de court terme à l’échelle de l’Histoire. Chaque fois qu’il y a eu dans l’Histoire un pouvoir qui méprisait la population et écartait la dimension humaine, cela n’a pas duré. Le XXe siècle a connu le communisme et le nazisme qui se sont effondrés, comme toutes les idéologies.
I. L. — En URSS ça a quand même duré soixante-dix ans…
P. de V. — Oui, mais c’est moins que la guerre de Cent Ans par exemple… Aujourd’hui on voudrait que tout se règle dans la semaine. Personne n’avait imaginé qu’après soixante-dix ans de communisme le mur de Berlin allait s’effondrer d’un seul coup.
I. L. — Les États-Unis connaissent une crise grave. Les institutions démocratiques sont contestées, la légitimité des élections est remise en cause, le pays est divisé, et pourtant les Américains n’ont le choix qu’entre Joe Biden, un vieux président, sa vice- présidente jugée incompétente par beaucoup, et un Donald Trump incontrôlable qui fait le jeu des dictateurs. Comment expliquez-vous que, dans le cœur de la démocratie mondiale, à un moment si difficile, personne d’autre n’émerge ?
P. de V. — Pour les mêmes raisons que celles que nous avons évoquées à propos des démocraties européennes. Il existe certainement aux États-Unis des gens de grande valeur, mais pour l’instant le système n’arrive pas à les faire émerger. C’est toute la question des partis politiques, de notre obsession du court terme, de la médiatisation de cette vie politique éphémère via les réseaux sociaux. Il faut retrouver le principe fondateur de notre démocratie : l’État doit être au service de la nation pour organiser la vie de la cité. Aux États-Unis comme en Europe, on a l’impression que la population n’est plus au cœur des préoccupations des dirigeants. La violence progresse. La défiance aussi.
I. L. — En temps de guerre, on a des chefs militaires. En temps de paix, on a des chefs politiques. Et en temps de crise, que faut- il ? Un chef militaire ou un chef politique ?
P. de V. — Je crois que les choses sont bien faites : l’institution militaire est aux ordres du pouvoir politique, qui est l’incarnation du peuple et de la nation au travers des élections. Chacun est à sa place. Ce n’est pas là que se situe la question. La question est que chacun à son niveau doit retrouver le vrai sens de ses responsabilités et rompre avec cette logique du pouvoir plus que des responsabilités, celle qui est privilégiée par nos démocraties occidentales. L’institution militaire française tient encore la route, elle a conservé sa colonne vertébrale, cet escalier social qui fait qu’on peut commencer deuxième classe et terminer général. La notion de fraternité, de cohésion, d’appartenance à un pays, le respect des anciens, celui du drapeau, de nos trois couleurs, voilà ce qu’il faut remettre en place et que nous avons perdu de vue dans cette espèce de tornade d’idéologies pour partie venue des États-Unis mais qui découle aussi, en France, des événements de 68. Quand on prend un peu de hauteur c’est assez simple à comprendre. Mais il faudra le courage de lutter contre ces nouvelles idéologies qui sont dans l’erreur ; le courage, aussi, de reconsidérer qu’une nation est un creuset d’hommes et de femmes qui acceptent de vivre sur un sol avec un héritage, une patrie, des valeurs communes. C’est cela qu’il faut reconstituer, sans excès et sans complexes. L’armée française y parvient. C’est un excellent laboratoire. Elle prend des jeunes, les met ensemble en assumant leur diversité et les conduit si nécessaire jusqu’au sacrifice suprême. Elle les élève vers quelque chose de plus grand. J’ai confiance dans la jeunesse de France.
I. L. — Certains redoutent que la guerre en Ukraine ne soit une répétition générale pour la Chine à Taïwan. Est-ce aussi votre avis ?
P. de V. — C’est un scénario tout à fait possible. Il est probable que les Chinois déroulent leur stratégie et que dans cette stratégie ils aient en vue l’invasion de Taïwan à terme. La guerre en Ukraine est un très mauvais signal car Vladimir Poutine a bravé toutes les règles internationales au nom d’un intérêt national dit supérieur qui nie l’intangibilité des frontières. On a combattu cette notion de frontières à tort, intellectuellement et idéologiquement. Retrouvons-la ! La guerre en Ukraine est un moment important qui risque de donner des idées aux autres États-puissances, sur fond de progression du terrorisme islamiste radical. On le voit avec la Chine, mais aussi avec la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite. Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites : on ferait bien de réfléchir à ce vieux dicton populaire !
I. L. — Général, que répondez-vous à tous ceux qui aimeraient que vous vous présentiez à la prochaine présidentielle ?
P. de V. — Ce n’est ni ma vocation, ni mon métier, ni ma volonté. Heureusement que l’on peut participer au bien commun autrement qu’en s’engageant en politique. Je continuerai avec conviction et authenticité à servir mon pays, ses entreprises et ses jeunes. La parution de mon quatrième livre Paroles d’honneur, lettres à la jeunesse procède de cet objectif. « Écrire, c’est agir », disait François Mauriac.