Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le nouvel homme fort du Soudan

Depuis son indépendance en 1956, l’immense Soudan a subi les pires fléaux : dictature militaire ultra-répressive sans discontinuer jusqu’à la chute du sanguinaire chef islamiste Omar al-Bachir en 2019 ; pauvreté endémique due à l’accaparement des richesses aurifères et pétrolières par des clans et des juntes au pouvoir (et due aussi, indirectement, aux sanctions internationales) ; expulsions et spoliations massives ; périodes de sécheresse aiguë ; sans oublier, depuis 1989, des politiques génocidaires menées par le régime au Darfour, dans les monts Nuba et dans les régions du Sud. En 2011, ces régions obtiennent leur indépendance, devenant ainsi, sous l’appellation officielle de Soudan du Sud, le 193e État membre de l’ONU avant de s’enfoncer immédiatement dans une terrible guerre civile entre les deux principaux clans rivaux, les Dinka et les Nuer.

Peuplé de 44 millions d’âmes, presque quatre fois plus vaste que la France (mais largement désertique), le Soudan figurait en 2022 à la 172e place mondiale de l’Indice de développement humain (IDH), et près de la moitié de sa population vit sous le seuil de pauvreté. Une situation aggravée, d’abord, par la perte d’importants revenus pétroliers — les grands gisements se trouvant au Soudan du Sud devenu souverain — ensuite, par le récent renchérissement des engrais et des denrées alimentaires de base lié à la guerre en Ukraine. En 2022, l’inflation a atteint 110 % et des dizaines de milliers de Soudanais se sont exilés, notamment vers l’Égypte où vivent déjà 4 millions de leurs concitoyens.

Mohamed Hamdan Daglo, surnommé communément Emetti, est devenu vice-président du Conseil souverain de transition — un organe de gouvernement composé essentiellement de militaires. Ce nouveau régime est issu de la révolution de 2019 qui, elle-même, avait fait chuter Al-Bachir, incarcéré depuis et réclamé par la justice internationale pour crimes de génocide.

Chef de l’une des plus puissantes tribus arabes du Darfour, les Rizeigat, Mohamed Hamdan Daglo est soupçonné d’avoir conservé au sein de ses troupes des miliciens Janjawids qui, au cours de la décennie 2000, avaient perpétré des massacres de « rebelles » dans cette vaste région occidentale jouxtant le Tchad — soupçons dont il s’est toujours défendu. Leader incontesté des redoutées Forces de soutien rapide — le corps de troupe le mieux doté de l’armée soudanaise —, ce général de 48 ans est considéré comme le probable successeur de l’actuel chef de l’État, le général Abdel Fattah al-Burhan. Peu loquace, n’accordant que de rares interviews, il a accepté de s’exprimer pour Politique Internationale.

Frédéric Encel — On ne vous connaît pas encore bien en Occident. D’où venez-vous ?

Mohamed Hamdan Daglo — Je suis né dans un clan nomade du désert, au Darfour, à l’ouest du Soudan, près de la frontière libyenne. Nous transhumions au gré des saisons. C’est là que j’ai passé mon enfance, heureuse, au sein de ma famille. La vie y était rude et frugale, mais authentique. On apprend beaucoup dans le désert, vous savez ; sans doute davantage qu’en tant que citadin !

J’ai toujours été très entouré par ma famille. Parmi mes premiers souvenirs, il y a ces vêtements offerts par mes oncles revenant d’un périple commercial en Libye. C’est aussi là que je suis allé à l’école primaire, puis à l’école coranique, avant de commencer à travailler dès l’adolescence. Je n’étais pas très studieux, je préférais accompagner des gens qui faisaient la fête, puis plus tard pratiquer le commerce de bétail, entre autres. J’ai toujours voulu faire du commerce.

F. E. — Pourtant, vous avez choisi les armes à un moment de votre existence…

M. H. D. — C’est en 2003 que j’ai commencé à me défendre. C’était après un épisode qui demeure très douloureux pour moi : lors d’un voyage commercial vers la Libye, deux de mes cousins ont été abattus à mes côtés par des brigands. Une fois revenu au Soudan, j’ai tenté d’alerter mes proches mais aussi les villages alentour. Je leur ai dit qu’il faudrait dorénavant prendre les armes pour assurer notre sécurité et même notre survie.

F. E. — Des organisations non gouvernementales vous reprochent de diriger des milices dont certaines auraient perpétré des exactions au Darfour dans les années 2000. Que répondez- vous ?

M. H. D. — Je n’ai toujours fait que me défendre et défendre le peuple contre ceux — terroristes ou pillards — qui voulaient affaiblir et diviser le Soudan. Je vous le répète : quand des rebelles ne représentant qu’eux-mêmes semaient la terreur sous prétexte d’une lutte de « libération », je me tenais à la disposition des autorités légales pour défendre la population. D’ailleurs, aucune instance internationale ne me recherche, et je n’ai jamais fait l’objet de la moindre condamnation.

F. E. — Ne craignez-vous pas un acte de vengeance à votre encontre ?

M. H. D. — Bien sûr, tout est possible, et cela est même très probable. Nous avons eu vent d’éventuelles menaces, mais j’ai confiance en Dieu et je me suis bien préparé à cette éventualité. J’ai fait ce qu’il faut pour me protéger. J’ajoute que j’apprécie assez peu les leçons de morale des Occidentaux…

F. E. — C’est-à-dire ?

M. H. D. — Je n’aime pas qu’ils diffusent de fausses informations, qu’ils s’expriment à travers les médias plutôt que face à face. Ils ont parfois des manières déroutantes. Un exemple : récemment, CNN a fait état d’un prétendu rapport concernant 13 milliards de dollars en or qui auraient indûment transité par le gouvernement. Mais c’est un mensonge, un véritable mensonge ! Et ce n’est pas la première fois que des journaux occidentaux, y compris très prestigieux comme le Times ou le Guardian, diffusent de fausses informations. Nous sommes plus honnêtes qu’eux.

F. E. — Qui « nous » ?

M. H. D. — Les non-Occidentaux.

F. E. — Considérez-vous les Occidentaux comme un bloc ?

M. H. D. — Disons que, de façon générale, je n’ai pas souvent trouvé de gens sincères parmi eux.

F. E. — Où situez-vous la France dans ce schéma général ?

M. H. D. — Même si, historiquement, peu de choses lient le Soudan à la France, ce pays est très important pour nous ; j’ai d’ailleurs rencontré récemment son représentant pour la Corne de l’Afrique. La France est présente chez plusieurs de nos voisins francophones : Tchad, Centrafrique et Congo [frontalier du Soudan du Sud nouvellement indépendant - NDLR]. Et Djibouti n’est pas très loin non plus. Nous souhaitons donc entretenir de bonnes relations avec Paris et développer une vraie coopération, à condition que cela soit bien organisé afin d’éviter toute mésentente.

F. E. — Pourquoi y en aurait-il ?

M. H. D. — Écoutez, j’ai souvent parlé avec les Français et je leur ai conseillé de changer de comportement en Afrique. L’Afrique actuelle n’est plus la même qu’autrefois. Les Africains ont appris les leçons du passé, ils ont compris qu’il fallait discuter d’égal à égal. Ils cherchent à coopérer sur la base d’intérêts communs entre les Occidentaux et eux. Mais si la France ne modifie pas son attitude, elle va y perdre. J’ai tenu ces propos au chef des services de renseignement français, peu de temps après que Mahamat Déby s’est emparé du pouvoir au Tchad à la mort de son père Idriss tué au front. J’insiste : la coopération doit être avantageuse pour chacun des partenaires. La France est bien placée car sa langue et sa culture

— pratiquées et très appréciées — sont présentes presque partout au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Mais les Français ne doivent pas essayer de profiter de cet atout pour se comporter comme une grande puissance. Si la France se montre un bon partenaire, elle sera prioritaire et pourra investir dans les infrastructures médicales, les transports, l’industrie, la distribution, les services, etc.

F. E. — À propos d’investissements en Afrique, ceux en provenance de Chine ont atteint ces dernières décennies des niveaux phénoménaux. Or, ici et là, ils sont de plus en plus controversés : captation de terres rares ou de surfaces agricoles, constructions à la fiabilité inégale, mise sous dépendance financière des États, etc. Qu’en pensez-vous ?

M. H. D. — La Chine traite les autres comme les autres la traitent : si vous êtes honnête, la Chine est honnête avec vous ; si vous respectez les contrats et travaillez avec les Chinois dans le cadre de conditions officielles, alors ils se comporteront correctement avec vous. Mais si vous avez les mœurs d’un voleur, si vous faites le fourbe, elle agira de la même façon. Le poids de la Chine est important en Afrique et doit le rester.

F. E. — Que diriez-vous des autres États non occidentaux, comme la Turquie ou l’Inde ?

M. H. D. — Nous n’avons pas encore de relations avec l’Inde, cela viendra sûrement. Quant à la Turquie, je pense qu’elle joue un rôle positif. Les Turcs sont des gens honnêtes qui respectent leurs promesses. Il est très important pour nous d’entretenir de bonnes relations avec eux. Ils ont une fois de plus fait la preuve de leur habileté dans leur approche de la guerre russo-ukrainienne. D’une manière générale, les Turcs ont toujours une position juste par rapport aux conflits, en Libye et ailleurs… Ils ont aussi sauvé les Qataris. On peut donc en déduire que leur stratégie est la bonne.

F. E. — Et quid de la Russie où vous avez effectué une visite officielle le 24 février dernier, le jour même de l’invasion de l’Ukraine, et qui va prochainement installer une base à Port-Soudan ?

M. H. D. — La Russie est un grand pays puissant, et le Soudan, un État souverain inféodé à personne. Nous avons le droit de coopérer avec qui bon nous semble et, en l’occurrence, le partenariat avec Moscou pourrait être très fructueux.

F. E. — À l’exception de Djibouti, le Soudan est frontalier d’États minés soit par des guerres civiles ouvertes, soit par une profonde fragilité sociale ou institutionnelle. Comment gérer cette situation dramatique ?

M. H. D. — Nous devons impérativement établir de bonnes relations ou renforcer nos liens avec les pays voisins. À chacun, bien sûr, d’assumer souverainement sa propre politique et de défendre ses frontières, mais cela ne peut se faire que par le truchement d’une coopération entre États sur la base de la légalité internationale. Or cette coopération interétatique ne peut exister que si chaque État dispose de forces substantielles, et à condition que chacun combatte sérieusement les trafics et respecte les frontières de ses voisins.

F. E. — Faites-vous allusion à la terrible guerre civile qui fait rage au Soudan du Sud depuis l’indépendance en 2011 et aux revendications territoriales de cet État à l’endroit du Soudan ?

M. H. D. — Tout cela a été programmé et provoqué…

F. E. — Par une force politique interne ?

M. H. D. — Non, depuis l’extérieur. Tout le monde sait que le Sud était ravagé par la corruption et les rivalités entre groupes ethniques, mais il s’agissait de problèmes internes. En revanche, la guerre — comme c’est souvent le cas — a été préméditée.

F. E. — Par qui ?

M. H. D. — Je peux simplement vous dire qu’un accord avait été signé entre les deux chefs rivaux du Soudan du Sud, Riek Machar et Salva Kiir, mais qu’ils n’ont pas réussi à le respecter. Je me suis assigné comme mission de faciliter la paix. Cette affaire a été très longue et très fatigante pour moi, il y a eu beaucoup de réunions, beaucoup de va-et-vient entre les belligérants. J’ai d’ailleurs — fait très important — appelé l’envoyé américain pour lui dire que je me chargeais de l’affaire du Soudan du Sud. Il m’a alors dit de laissertomber, prétendant que je ne n’avais aucune chance. Je lui ai rétorqué que j’allais quand même essayer et que je sollicitais son aide, mais il a insisté : « C’est foutu, tu ne pourras rien faire. » C’était l’envoyé spécial américain lui-même qui me disait ça ! Dans cette affaire, tout le monde était à bout de forces et à court d’idées, y compris le pape ! Il a supplié les deux belligérants de faire la paix, il a beaucoup pleuré, mais en vain. Personne n’a pu en finir avec le conflit clanique du Soudan du Sud ; je suis le seul à avoir sérieusement tenté de le faire, et sans doute le seul à pouvoir y parvenir.

F. E. — Cela dit, une grande partie des sociétés subsahariennes — y compris au Soudan — se distinguent par un clanisme très prégnant, souvent synonyme de corruption généralisée…

M. H. D. — J’aime mes proches et les gens qui appartiennent à mon clan, mais, attention, je défends d’abord l’intérêt général et je rejette la corruption ! Supposons que mon frère ou mon gendre soit un homme d’affaires corrompu ou voleur, est-ce que moi, en tant que vice-président du pays, je dois le laisser faire sous prétexte qu’il est des miens ? Absolument pas !

F. E. — Autre dossier très sensible, bien que plus géographique : le grand barrage Renaissance bâti par l’Éthiopie, pays d’amont du Nil. À plusieurs reprises, l’Égypte a clairement menacé cet État de frappes aériennes. Ne craignez-vous pas que le Soudan, pays d’aval tout comme l’Égypte, ne modifie le débit du Nil ?

M. H. D. — C’est un sujet à double tranchant ! D’un côté, en effet, nous sommes à la merci d’un pouvoir éthiopien qui pourrait décider de nous faire la guerre via l’eau, c’est-à-dire en réduisant le débit du fleuve dont dépend une grande partie de notre agriculture et, donc, de nos richesses. Mais, d’un autre côté, figurez-vous que le barrage peut être tout à fait utile pour le Soudan ! La régulation du débit en amont pourrait nous permettre de pratiquer une agriculture plus régulière tout au long de l’année, avec deux pleines saisons de récoltes. On pourrait profiter de ressources hydriques plus abondantes dans la mesure où il y aurait moins de déperditions d’eau avant qu’elle parvienne chez nous. Et ce n’est pas tout : nous avons parfois perdu de bonnes récoltes à cause des inondations ; le barrage éthiopien pourrait contribuer à éviter ce genre de catastrophe pour lequel personne au monde ne nous a jamais sérieusement indemnisés. Ce qui, en tout cas, est évident, c’est qu’il faut renforcer l’accord international de 2015 sur le partage de l’eau du Nil afin de garantir à chaque partie sa part légitime.

F. E. — En 2020, aux côtés du Maroc, de Bahreïn et des Émirats arabes unis, le Soudan a signé les accords d’Abraham reconnaissant l’État d’Israël. Que pensez-vous de cet accord ?

M. H. D. — Il est positif.

F. E. — Pour quelles raisons ?

M. H. D. — Parce que de bons rapports avec Israël, c’est la garantie de bons rapports avec le monde occidental. Et puis Israël est très avancé au niveau technologique et dans les domaines de l’agriculture et du commerce. Ce sont là de bonnes raisons d’entretenir des relations amicales avec ce pays.

F. E. — Vous êtes proches d’États tel que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, lesquels luttent contre l’expansion de l’Iran et de ses alliés chiites. Quelle est votre propre position sur la politique de la République islamique ?

M. H. D. — À mon avis, il serait préférable que la paix règne dans la région, entre ces États qui sont voisins. Tout ce qui peut contribuer à apaiser les tensions est positif et doit être privilégié.

F. E. — Quelle doit être, selon vous, la place de la femme dans la société ?

M. H. D. — Chacun doit être à sa place.

F. E. — Autrement dit ?

M. H. D. — L’homme à la sienne, la femme à la sienne.

F. E. — Politiquement, vous qualifieriez-vous plutôt de droite ou de gauche ?

M. H. D. — Je suis au centre ! Il faut que ma politique soit juste. Je dois simplement être démocrate.

F. E. — Quel serait votre principal modèle politique ou spirituel ?

M. H. D. — La personnalité qui m’a le plus marqué est Cheik Zayed, le premier chef d’État émirati, qui a construit un pays en partant de rien. Je citerai aussi l’ancien premier ministre malaisien Mahathir Mohamad.

F. E. — Si vous aviez une demande à transmettre au secrétaire général des Nations unies Antonio Gutteres…

M. H. D. — Qu’il soit honnête ! Qu’il ne soit pas seulement du côté des pays les plus puissants, mais aussi de celui des pays pauvres, et le Soudan compte parmi les pays pauvres. Mais je crains que mes rêves ne se réalisent pas, l’injustice continuera malheureusement…

F. E. — Vous considérez-vous comme chargé d’une mission ? Si oui, par qui ? Dieu, le peuple ?

M. H. D. — Oui bien sûr, la vice-présidence du gouvernement de transition est une responsabilité qui m’a été confiée par Dieu d’abord et par le peuple ensuite. De toute façon, la puissance, de nos jours, n’est plus constituée par la seule force. On le voit partout, les gens s’expriment dans la rue, occupent des Parlements. De plus en plus, ce sont les peuples qui gouvernent et non les armes. Rien ne les empêche plus d’agir. Moi, je suis à 100 % au service du peuple : depuis trois ans, je n’ai pas eu le loisir de rendre visite à mes proches ; pendant des mois, je n’ai pu voir ni ma mère ni mes enfants ! Tout mon temps est pris par le travail. Mais je tiens absolument à respecter la hiérarchie : cette responsabilité est celle d’un numéro deux ; c’est le président Abdel Fattah al-Burhan le premier responsable de l’État ! Personnellement, à mon humble niveau, je suis satisfait de mon action et très fier de ce que j’accomplis pour mon pays.