La roche Tarpéienne est toujours proche du Capitole ! Angela Merkel avait hissé l’Allemagne au sommet de l’Europe. La guerre en Ukraine la fait tomber de son piédestal. Son modèle mercantiliste se retourne contre elle. L’Allemagne, mais avec elle aussi une certaine idée de l’Europe, sont les principales victimes collatérales du conflit ukrainien. Avec ce conflit, ses excédents commerciaux fondent comme neige au soleil en raison non pas tant d’une chute des exportations que d’une envolée du coût des importations, notamment énergétiques. La récession est là. La croissance devrait être négative l’an prochain : - 0,4 % prévu pour 2023 ! L’inflation (10 % prévu) — ce cauchemar dans la mémoire collective allemande — ressurgit. L’euro, hier solide comme le mark, s’enfonce face au dollar (- 10 % en quelques mois). L’influence de Berlin s’étiole, face aux pays baltes et surtout à la Pologne, Varsovie rouvrant le débat que l’on pensait clos des réparations non versées par l’Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Quant à la relation franco-allemande, elle est au plus bas, les sujets de friction entre les deux pays se multipliant.
Comment expliquer un tel retournement de situation ? Comment la puissance dominante, l’hégémon de l’Europe, se retrouve-t-elle aujourd’hui affaiblie, contestée, sermonnée par les Ukrainiens et les Anglo-Saxons ? Pour comprendre ce revirement historique, il faut refaire un peu d’histoire. La tentation impériale allemande, sans remonter au Saint-Empire romain germanique, s’est incarnée dans la politique de Bismarck. Le deuxième Reich s’est forgé à partir des guerres victorieuses contre l’Autriche, mais surtout la France. S’appuyant sur une vision industrialiste et mercantiliste de l’économie, Bismarck développe une économie impériale de marché, basée sur l’excellence du « made in Germany ». Ce deuxième Reich est en passe de devenir la première puissance industrielle du monde. Son commerce extérieur est excédentaire. La Chine, bien que contrôlée par les Anglo-Saxons, est déjà un partenaire privilégié de l’Allemagne. Cet activisme mercantiliste, qui se double d’une montée du pangermanisme, menace la suprématie de l’Empire britannique. Tout cela débouche sur la guerre de 1914.
Le troisième Reich, celui de Hitler, sera en rupture totale avec ce qui avait fait la force et la grandeur de l’Allemagne au XIXe siècle. Le mercantilisme est oublié, mais l’industrie, repliée sur le marché intérieur, sera toujours l’une des priorités des nazis. Une industrie qui, jusqu’au dernier jour, produira les matériels de guerre. C’est elle qui, avec le soutien des Américains, permettra ensuite à l’Allemagne de se reconstruire après l945. La nouvelle Allemagne prend le contrepied de la politique de Hitler, au nom de l’ordo- libéralisme : pas d’État centralisé, mais des Länder aux pouvoirs élargis ; une monnaie forte, avec une banque centrale indépendante ; une économie tournée vers l’exportation ; une alliance, la cogestion, entre le patronat et les syndicats.
Le projet géopolitique du pays se confond avec la géostratégie de ses grands groupes industriels. Face à la menace soviétique, culpabilisée par sa période nazie, la RFA trouve dans le projet européen le moyen de revenir dans le concert des nations. C’est l’époque du partenariat franco-allemand et des grands projets industriels communs (Airbus, Arianespace…). La France pilote ces projets et l’Allemagne les finance largement. Chacun y trouve son compte. L’Europe est gérée par un condominium franco-allemand. Cet équilibre va être rompu par plusieurs événements. La révolution néo-libérale anglo-saxonne rebat les règles du jeu mondial. Les États-Unis imposent une déréglementation et une vision d’un libre- échange sans entraves. L’Europe avec sa préférence communautaire est directement visée. Elle va peu à peu s’aligner sur la doxa néolibérale à travers l’Acte unique. Mais l’événement majeur sera l’implosion du bloc soviétique avec la réunification allemande qui en découle.
Le retour de la grande Allemagne
À partir de là, tout change. La grande Allemagne est de retour. Helmut Kohl mène la réunification à marche forcée, plaçant ses partenaires européens devant le fait accompli. Il reconnaît unilatéralement la Slovénie, puis la Croatie, amorçant la désintégration de la Yougoslavie et allumant la mèche de conflits religieux et ethniques qui perdurent encore aujourd’hui. Après la réunification, l’Allemagne pèse désormais plus que la France en termes de PIB, mais aussi de population. Cette nouvelle Allemagne est au milieu de l’Europe, avec Berlin qui n’est pas une capitale d’État, mais une capitale d’empire. La réunification et l’élargissement qu’elle impose — avec le soutien des États-Unis — débouchent sur la mise en place d’un quatrième Reich. Lentement, discrètement, mais sûrement.
Avec le départ d’Helmut Kohl, battu aux élections de 1998, une certaine idée du couple franco-allemand s’estompe. Seuls les Français continuent d’en parler. Les Allemands, eux, sont tournés vers un objectif : réussir la réunification. Pour ce faire, ils doivent redéployer leur industrie dans un nouvel hinterland à leurs frontières. S’assurer que la création de la monnaie unique se fait à leur avantage, selon les critères de l’ordo-libéralisme (1). Faire prévaloir, au sein d’une Europe élargie, l’état de droit, la norme selon une vision kantienne de la société. Ainsi, pour les Allemands, l’appartenance à la zone euro consiste à adhérer à des règles communes contraignantes. Parmi celles-ci, le « Schwarze Null » (la règle du zéro déficit) qu’ils considèrent comme « bonne en soi ». Ils ne comprennent donc pas que les Français ne partagent pas cette règle.
En 1998, Gerhard Schröder remplace Helmut Kohl. Avec lui, une nouvelle génération arrive au pouvoir en Allemagne, qui veut en finir avec la culpabilité. L’Allemagne a mené à bien sa résilience. Elle a fait sa repentance. Elle doit maintenant s’émanciper des États- Unis, mais aussi de la France, pour laquelle Gerhard Schröder n’a pas une grande considération et qui reste son principal concurrent au sein de l’Union européenne. Il a compris que la France se fourvoyait, en 1997, lors d’un voyage à Paris. Il y rencontre Dominique Strauss- Kahn, alors ministre de l’Économie de Lionel Jospin. Au sortir de l’entretien, devant les journalistes, il déclare : « Je viens de comprendre que la France a décidé de passer à la semaine de trente- cinq heures, à salaire constant. Je dois dire que c’est là une excellente nouvelle pour l’industrie allemande. » Ce sentiment sera conforté par la négociation sur la création d’EADS, la holding qui contrôle Airbus. Les Français y acceptent une parité avec l’Allemagne (2).
Cet ancien militant d’extrême gauche va faire en sorte que l’industrie allemande retrouve toute sa compétitivité. Il se veut social-libéral et « booste » l’économie avec son agenda 2010 et les lois Hartz (3). Dans la foulée, il obtient, au sommet de Nice, une remise en cause de la parité entre la France et l’Allemagne au sein des instances européennes. Jacques Chirac et Lionel Jospin, au nom de l’intérêt de l’Europe et du mythe du couple franco- allemand, acceptent que la France ne pèse plus que les trois quarts de l’Allemagne. Avec ce changement de parité, Paris reconnaît la prééminence de Berlin.
Schröder joue le gaz russe
Dès le début des années 2000, Gerhard Schröder initie une politique de rapprochement avec la Russie, qui sera immédiatement vue par Washington comme une dérive inacceptable. Les négociations avec Gazprom commencent. Elles débouchent, en 2005, sur un accord pour la construction d’un premier gazoduc, Nord Stream 1, reliant directement la Russie à l’Allemagne, sous la Baltique. L’énergie est la première, et sans doute principale, pomme de discorde entre les États-Unis et l’Allemagne. Grâce à ce premier gazoduc, l’Allemagne squeeze en quelque sorte la Pologne et l’Ukraine à travers lesquelles transitait jusqu’alors le gaz russe vers l’Europe. Nous sommes à un moment où les relations entre la Russie et les États-Unis se tendent. L’Ukraine, qui vient de connaître sa Révolution orange, devient un enjeu entre Washington et Moscou (4). En 2005, Gerhard Schröder cède le pouvoir à Angela Merkel. La nouvelle chancelière, élevée dans la RDA communiste, n’a jamais caché son admiration pour les États-Unis. Pourtant, bien vite, elle va poursuivre la politique initiée par Gerhard Schröder vis-à-vis du gaz russe et de l’énergie en général.
La force de Gazprom est de proposer un gaz peu cher à l’industrie allemande, sur la base de contrats à long terme. Au même moment, l’Allemagne envisage de sortir totalement du nucléaire. D’abord, parce qu’il y a la pression des « Grünen », pour qui le nucléaire est l’abomination de la désolation. Or Angela Merkel fait de la politique politicienne. Elle a besoin, à certains moments, du soutien des Verts dans des élections régionales. Ensuite, la coopération entre Siemens et Areva/Framatome tourne court. Le réacteur nucléaire de nouvelle génération, l’EPR, est à l’origine un projet franco-allemand. Siemens a même imposé une norme (quatre circuits de refroidissement au lieu de trois), qui allait entraîner retards et surcoûts. L’objectif du groupe allemand était de monter au capital d’Areva. Mais, face au blocage de la patronne d’Areva et d’une bonne partie de l’establishment industriel français, Siemens claque la porte (5). Ce divorce sera lourd de conséquences. Il sert de toile de fond à une décision que prendra Angela Merkel, en 2011, au lendemain de la catastrophe de Fukushima : l’abandon du nucléaire, le dernier réacteur allemand devant fermer en 2022. Une décision prise sans aucune concertation avec la France.
Pour remplacer le nucléaire, l’Allemagne mise sur les énergies renouvelables : éoliennes, solaires. Avec des importations massives de Chine, notamment de panneaux photovoltaïques. Second axe de cette nouvelle politique énergétique : le gaz russe, dont l’Allemagne a de plus en plus besoin ; et des centrales au charbon, alimentées en partie par des importations en provenance de Russie. Avec 51 % du gaz consommé et 42 % du pétrole d’origine russe la dépendance à l’égard de Moscou s’accroît au grand dam des Américains. Ceux-ci voient également d’un mauvais œil le renforcement des liens entre l’industrie allemande et la Chine. Russie et Chine deviennent, aux yeux de l’administration Obama, plus que des concurrents, des adversaires.
Le virage énergétique américain
En 2009, Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État qui a pris sous son aile le département de l’Énergie, rompent avec une politique amorcée sous Kennedy, qui privilégiait les importations d’hydrocarbures. Au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, Washington découvre les ambitions chinoises dans la haute technologie et celles de la Russie dans le domaine énergétique. L’administration américaine décide alors un virage stratégique majeur : miser sur l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste pour faire des États-Unis, au XXIe siècle, le leader mondial de l’énergie, et ne pas laisser ce rôle à la Russie de Poutine. Il s’agit également d’avoir un moyen de pression sur une Chine énergivore, qui dépendra encore longtemps des importations de gaz et de pétrole. Enfin, au passage, cela permet de s’émanciper d’une Arabie saoudite que Washington a de plus en plus de mal à contrôler. Les Américains ont une qualité : lorsqu’ils définissent un objectif national de long terme, ils s’y tiennent et y consacrent tous les moyens nécessaires. En dix ans, cette nouvelle politique énergétique atteindra ses objectifs. Le gaz de schiste est transformé en gaz naturel liquéfié, qui sera proposé sur le marché mondial à des prix supérieurs à ceux du gaz russe (6).
Or l’Allemagne persévère et reste sourde aux messages envoyés par Washington. Pis encore, elle envisage la construction d’un second gazoduc sous la Baltique, Nord Stream 2, au grand dam des Polonais et des Ukrainiens qui sont de plus en plus sensibles aux sirènes américaines, surtout après la révolution de Maïdan en 2014. Nord Stream 2 devient un sujet conflictuel entre l’Allemagne, ses voisins du Nord et les États-Unis. Ce n’est pas le seul. Le mercantilisme allemand, ses excédents commerciaux hors du commun (entre 6 % et 10 % du PIB en moyenne) doivent trouver de nouveaux espaces. Après l’Europe, la Chine devient son partenaire privilégié. Les dirigeants des deux pays se rencontrent au plus haut niveau chaque année. Angela Merkel suit de très près les dossiers industriels. Ainsi, c’est elle qui négociera avec Pékin l’installation des chaînes de montage d’Airbus. Pour les Chinois, Airbus, c’est l’Allemagne.
Volkswagen et le dieselgate
Les États-Unis deviennent, à leur tour, un objectif. Das Auto, locomotive du complexe industriel allemand, entend conquérir le marché américain. Pour y prendre, bien sûr, des parts de marché, mais aussi pour en faire une plateforme en zone dollar afin de réexporter. Avec, comme fer de lance, le moteur Diesel, peu développé outre-Atlantique. Volkswagen, Daimler, BMW multiplient les implantations et ne cachent pas qu’ils vont apprendre aux Américains à construire des voitures. Funeste erreur ! La même que celle commise dans les années 1980 par les Japonais. On sait ce qu’il advint des ambitions nippones. Elles furent réduites à néant, Washington obligeant le Japon à réévaluer le yen de 100 % en un an. Avec l’Allemagne, ce sera, fort opportunément, le dieselgate. En 2015, on découvre que Volkswagen a triché sur les normes d’émissions de particules de ses véhicules diesels vendus aux États-Unis. Le scandale devient planétaire. L’image de Das Auto est écornée. Volkswagen doit verser plus de 20 milliards de dollars d’amende aux États-Unis. Dans la foulée, Donald Trump part en guerre contre une Allemagne qui « accumule les excédents commerciaux sur les États-Unis, mais refuse de payer pour sa défense ».
La critique n’est pas infondée. Le miracle économique de l’Allemagne s’explique aussi par son faible budget de la défense (1,5 % du PIB en moyenne), même si, en valeur absolue, il est plus important que celui de la France (50,3 milliards en 2022 contre 41 milliards). Or l’Allemagne n’a pas de force de frappe puisqu’elle s’en remet au parapluie américain et elle n’intervient pas sur les théâtres extérieurs. À se demander où passe cet argent. La fameuse efficacité germanique ferait-elle défaut dans le cas de la Bundeswehr ? L’Allemagne, en tout cas, est dans le collimateur de Donald Trump. Son administration et les parlementaires multiplient les actions contre Nord Stream 2. Plus la tension monte entre la Chine et les États-Unis, plus Washington fait pression sur l’Allemagne pour qu’elle mette un bémol sur ses relations avec Pékin.
Des faiblesses structurelles
Peu à peu, les faiblesses structurelles du modèle allemand apparaissent. Au niveau macro-économique, les hausses de salaire obèrent la compétitivité. La priorité donnée à l’industrie a eu pour corollaire un retard des investissements dans les infrastructures. Y compris dans l’Internet. L’Allemagne a quelques difficultés avec la révolution numérique qui sape les fondements mêmes de son modèle. Celui-ci repose sur l’industrie traditionnelle : automobile (2 millions d’emplois, 8 % du PIB), mécanique, chimie. En revanche, les Allemands ne sont pas vraiment présents dans les nouvelles technologies. Ils ont laissé aux Gafam, aux Américains et aux Asiatiques tout ce pan de la nouvelle économie. En 2016, Christoph Keese, vice-président du groupe Axel Springer, tirait la sonnette d’alarme : « Nos entreprises produisent avant tout des machines de grande qualité, mais elles ont quitté le peloton de tête mondial. Les industries du XXIe siècle seront dominées par l’Asie, Israël et les États-Unis. »
L’offensive de Trump contre le mercantilisme allemand, la guérilla contre le projet Nord Stream 2, le dieselgate de Volkswagen, le Brexit qui se passe mal et risque de priver l’industrie allemande d’un marché non négligeable… les nuages s’accumulent sur l’économie allemande. La croissance ralentit en 2018 et surtout en 2019, où elle atteint péniblement 0,6 %. Cette année-là, la production industrielle (hors bâtiment) baisse de 3,6 %. L’industrie automobile est en pleine restructuration. Volkswagen a décidé, en réponse au dieselgate, de tout miser sur le véhicule électrique. Une manière de faire oublier ses turpitudes sur le diesel et de ne pas laisser à l’américain Tesla, qui installe une usine en Allemagne, le leadership sur l’électrique. Et, surtout, Volkswagen s’aligne ainsi sur la stratégie des groupes chinois qui ont fait de la voiture électrique une arme pour pénétrer le marché européen. Volkswagen a entraîné dans son sillage Daimler et BMW, forcées de suivre. Un intense lobbying à Bruxelles débouche, dans le cadre du Green Deal, sur l’interdiction de produire des véhicules à moteur thermique et hybride à partir de 2035. Un moyen d’affaiblir les concurrents, à commencer par Renault et Peugeot, qui n’est pas encore devenu Stellantis.
Sur ce fond de ralentissement survient alors la pandémie qui met entre parenthèses les problèmes structurels de l’économie allemande. L’Allemagne semble mieux résister, avec un système de santé plus efficient. En outre, grâce à la présence d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission, l’Union européenne donne au tandem germano-américain BioNTech-Pfizer un quasi-monopole sur les vaccins anti-Covid qui élimine, à l’exception de Moderna, ceux des autres laboratoires, notamment AstraZeneca (7). Enfin, Angela Merkel, qui avait déjà accepté du bout des lèvres la politique dite accommodante de Mario Draghi lorsqu’il présidait la BCE, se résigne à donner un autre coup de canif aux sacrosaintes règles de l’ordo-libéralisme. Elle accepte la création d’un fonds de relance doté de 750 milliards d’euros pour aider les pays européens les plus touchés par la pandémie.
Angela Merkel n’était pas une expansive. Fille de pasteur, élevée en Allemagne de l’Est, physicienne, elle avait une certaine retenue naturelle. Mais elle avait su prendre « dans le sens du poil » les quatre présidents français qu’elle a connus pendant ses seize ans à la chancellerie. On s’embrassait à chaque rencontre. Elle jouait même les mentors pour un François Hollande quelque peu perdu et intimidé lors de sa première visite à Berlin. Elle s’entendait avec Nicolas Sarkozy sur le dos de Silvio Berlusconi lors d’un sommet européen à Cannes. Elle avait compris que les élites françaises n’oseraient jamais aller jusqu’au conflit avec l’Allemagne et risquer une rupture de ce fameux couple franco-allemand qui leur servait de totem. Dès lors, elle a pu poursuivre une politique qui privilégiait d’abord les intérêts de l’Allemagne et de son industrie. Plus les années passaient, plus les rapports de force entre les deux pays s’inversaient. Pragmatique, elle savait lâcher du lest quand c’était nécessaire afin que ses industriels conservent des débouchés pérennes en Europe.
De fait, la zone euro absorbe un peu plus de 40 % des exportations allemandes (500 milliards d’euros) alors que les États- Unis et la Chine ne représentent, eux, que 100 milliards. Sur la France, les excédents commerciaux sont spectaculaires. Selon les douanes françaises, le déficit cumulé sur vingt ans avec l’Allemagne atteindrait 284 milliards. Mais pour les Allemands, selon leur institut de statistiques Destatis, les excédents seraient de… 618 milliards ! Une différence sur laquelle Bercy est incapable de s’expliquer. En tout cas, ce sont les chiffres de Destatis qui sont pris en compte par les organismes internationaux. Un tel déficit montre que la France a été un marché très important pour l’industrie allemande. Une raison de plus pour que Mme Merkel et la CDU au pouvoir aient fait patte de velours lorsqu’il le fallait avec les dirigeants français.
Finies les embrassades
Avec l’arrivée d’Olaf Scholz et de sa coalition tripartite « feu tricolore », le climat se refroidit. Il n’y a plus d’embrassades. Le chancelier SPD est un « taiseux ». Les Grünen n’ont aucune estime pour les Français qu’ils considèrent comme des nucléocrates. Quant aux libéraux du FDP, très attachés à l’orthodoxie budgétaire, ils jugent que les Français, avec leur déficit budgétaire et leurs dettes qui s’envolent, ne sont pas sérieux. Dans son programme, la coalition avait affiché une tonalité jugée très pro-européenne. Elle se prononçait pour une réforme des institutions afin d’aller vers plus de fédéralisme et d’en finir avec la règle de l’unanimité sur un certain nombre de sujets, notamment la politique étrangère et la fiscalité. Ce programme vise en fait à substituer à l’ordo-libéralisme un ordo-progressisme. On garde les principes de l’économie sociale de marché, la rigueur budgétaire, mais on remplace progressivement le conservatisme traditionnel de la CDU par des valeurs qui s’inspirent du progressisme ambiant. Verdissement de l’économie, hostilité au nucléaire, droit des minorités, renforcement des pouvoirs des institutions fédérales européennes (Cour de justice de l’Union européenne), etc.
Avec cette coalition tripartite, les compromis au sein de l’Union européenne et surtout du couple franco-allemand semblent beaucoup plus difficiles à obtenir. Sur chaque sujet qui n’est pas strictement inclus dans le contrat de coalition, il faut obtenir l’accord des trois partis. « Ils passent leur temps à négocier entre eux, regrette- t-on à Paris, ce qui fait perdre du temps. Et quand ils reviennent vers nous il n’y a plus rien à négocier. Cela rend pratiquement impossibles des compromis. » Surtout, le gouvernement Scholz donne le sentiment d’agir seul sans tenir compte des autres.
Il y avait déjà de l’eau dans le gaz entre Paris et Berlin. Les tensions vont s’accroître avec la guerre en Ukraine. Celle-ci prend de court les deux capitales, qui étaient en quelque sorte garantes des accords de Minsk 1 et 2, jamais appliqués. Du fait des Russes, mais aussi des Ukrainiens. Ces accords n’avaient jamais eu l’aval des Anglo-Saxons, qui n’étaient pas partie prenante. L’attaque russe sur l’Ukraine prend l’Ostpolitik de Berlin à contre-pied, sur le plan à la fois énergétique et industriel. Nord Stream 2, qui a coûté 12 milliards de dollars, est certes achevé, mais aucun mètre cube de gaz russe ne l’empruntera. Peu à peu, sous l’effet des sanctions occidentales, les livraisons de Gazprom à travers les gazoducs qui traversent l’Ukraine et la Pologne se tarissent. Quant à Nord Stream 1, les Russes en limitent les livraisons. Les prix du gaz s’envolent et, avec eux, ceux de l’électricité puisque l’Europe a commis la funeste erreur d’indexer le kWh sur le prix du gaz. En catastrophe, l’Allemagne entame la construction de ports méthaniers pour accueillir le GNL venu d’ailleurs, en particulier des États-Unis. D’un coup, c’est tout le modèle économique basé sur une énergie bon marché qui se fissure. Selon certains prévisionnistes, pendant deux ans, le prix de l’énergie serait sept fois plus élevé en Europe qu’aux États-Unis. Un sacré handicap de compétitivité. Après les attentats contre les deux gazoducs Nord Stream, il n’y a plus de retour en arrière possible. La route du gaz russe est définitivement coupée, au grand dam de ceux, en Allemagne, qui espéraient une réouverture des robinets. D’où les rumeurs, en Allemagne et ailleurs, qui voient la main des Américains dans la destruction des gazoducs. À qui profite le crime ?
La stratégie eurasiatique de l’Allemagne remise en cause
Parallèlement, l’Allemagne, pour se conformer aux sanctions, se voit obligée de se retirer progressivement du marché russe. Or la Russie est un client non négligeable de l’industrie allemande qui y a investi 20 milliards d’euros. Siemens, notamment, y est omniprésent. Le groupe de Munich participe au développement du réseau ferroviaire, qui connaissait un boom sans précédent avec le transport de marchandises entre la Chine et l’Allemagne. C’était la route de la soie ferroviaire. Une route de la soie en partie coupée par l’isolement de la Russie. Toute la stratégie eurasiatique de l’Allemagne se trouve remise en question. Depuis un quart de siècle, en effet, l’appareil industriel allemand s’était réorganisé pour constituer un front continental eurasiatique dont les deux extrémités seraient la Chine et l’Allemagne, avec la Russie en intermédiaire logistique et fournisseur de matières premières.
Pour l’économiste australien Joseph Halevi, qui a analysé l’évolution des échanges commerciaux depuis vingt ans, l’Allemagne a reconstitué en Europe un bloc économique autour des anciens pays du Comecon, de l’Autriche, de la Suisse, des Pays-Bas, basé sur une spécialisation des tâches. Derrière la locomotive allemande, ce bloc a développé ses échanges avec la Chine de manière spectaculaire. Une évolution qui s’est faite au détriment des relations avec les pays du sud de l’Europe, à commencer par l’Italie et la France. Ce front germano-eurasiatique allait à l’encontre des intérêts des États-Unis. Là où les admonestations verbales de Washington restaient sans beaucoup d’effets, l’invasion russe de l’Ukraine allait paradoxalement rebattre les cartes. La guerre met fin à ce rêve d’un espace eurasiatique commun avec la Russie et la Chine. Elle oblige l’Allemagne à redéfinir un nouveau projet géopolitique.
Depuis le 24 février, les Allemands sont en butte aux critiques des Polonais et des pays baltes, qui leur reprochent d’avoir été trop complaisants vis-à-vis de Vladimir Poutine. Les Ukrainiens se plaignent que l’aide militaire allemande arrive au compte-gouttes. Bref, Olaf Scholz se trouve dans une situation inconfortable. Il va donc opérer, pendant l’été, un virage stratégique majeur, qu’il détaille dans un discours à Prague, le 29 août. Le choix du lieu, en Europe de l’Est, n’est pas neutre. Olaf Scholz reprend les idées de la coalition, mais va plus loin. Ce discours, repris et précisé devant l’Otan en novembre, manifeste la volonté de l’Allemagne d’imprimer sa vision nouvelle de court et moyen terme à l’Europe. D’abord, il se prononce pour une Europe élargie à trente-deux et même à trente-six membres, qui comprendrait les pays des Balkans, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Au passage, il rejette l’idée française d’une Europe à plusieurs vitesses fondée sur des cercles concentriques.
Olaf Scholz entend ainsi réitérer l’opération, réussie il y a trente ans, au lendemain de la réunification allemande. Ce nouvel élargissement offrirait à l’industrie allemande un réservoir de main- d’œuvre bon marché — une manière de se constituer un nouvel hinterland. Cet élargissement correspondrait également, comme dans les années 1990, au souhait des États-Unis : l’Europe financera le développement de ses nouveaux membres, qui adhéreront en parallèle à l’Otan et achèteront des matériels de défense américains et des produits allemands. En outre, l’Allemagne disposerait de facto d’une majorité automatique dans les votes au sein de l’Union européenne. D’autant que le projet d’Olaf Scholz entend remettre en cause la règle de l’unanimité en matière fiscale et surtout de politique étrangère.
Le traité de Rome prévoyait déjà à l’origine des domaines où la majorité qualifiée était la règle. L’acte unique en 1986, puis les traités de Maastricht et de Lisbonne vont étendre ces domaines. Quelque 80 % des directives européennes (agriculture, transport, environnement, numérique) se prennent déjà à une majorité qualifiée. Mais les 20 % restants sont le noyau dur de la souveraineté des États : défense, politique étrangère, justice, fiscalité, budget, politique sociale. Emmanuel Macron avait évoqué, dans ses discours sur l’Europe, l’idée de revoir ce système. Ce faisant, il avait ouvert la boîte de Pandore. Olaf Scholz s’y est engouffré. Il propose un vrai saut fédéral. La France y serait systématiquement minoritaire face à une Allemagne qui entend se poser en leader de cette nouvelle Europe du Nord et de l’Est. La France perdrait son autonomie en matière de politique étrangère. À terme, c’est son siège au Conseil de sécurité de l’ONU qui serait remis en cause.
La Bundeswehr, futur pilier de la défense européenne
Cette mauvaise manière faite à Paris est encore renforcée par les propositions sur la défense. La nouvelle politique définie par Olaf Scholz prévoit de consacrer, comme le demandent depuis des années les Américains, 2 % de son PIB à son budget de défense. D’ores et déjà, l’Allemagne a annoncé un investissement de 100 milliards d’euros pour développer ses industries de défense et… acheter des matériels américains. Olaf Scholz va plus loin. Il propose à ses voisins européens, du Nord et de l’Est, de concevoir un système de défense antimissile à base de matériels allemands, américains et israéliens. Aucune mention de la France, qui aurait découvert ce projet dans le discours d’Olaf Scholz.
Or la France et l’Allemagne développent, depuis plusieurs années, une coopération dans la conception de nouveaux matériels de défense. Sur le papier, il s’agit de fabriquer en commun des drones, des chars, des hélicoptères, des avions de patrouille maritime, des avions du futur. En principe, chacun des deux pays exerce le leadership sur le secteur où il est le mieux placé. Très vite, les Allemands refusent de participer à la modernisation de l’hélicoptère d’attaque Tigre développé par Airbus Helicopter. Puis ils choisissent d’acheter des patrouilleurs maritimes Poseidon de Boeing pour remercier Joe Biden d’avoir maintenu des troupes américaines en Allemagne alors que Donald Trump voulait les rapatrier. Sur le char du futur, les Allemands pilotent le projet, mais le français Nexter devait y participer à hauteur de 50 %. Au fil des ans, cette part fond comme neige au soleil. Sur le SCAF, l’avion de combat du futur, Dassault était à la manœuvre face à la branche militaire d’Airbus, qui est sous étroit contrôle allemand. Mais, par une habile manœuvre, Airbus Espagne a été introduit dans le projet… ce qui assure les deux tiers de la charge de travail au groupe allemand. Ce n’est pas tout. Fidèles à leur stratégie du grignotage, les Allemands demandaient à Dassault de partager ses travaux et ses brevets pour ce qui relève encore de son domaine d’excellence, notamment sur la furtivité et les commandes de vol. Après un bras de fer d’une année, un accord a finalement été trouvé entre les industriels, sous la pression des deux gouvernements, pour avancer dans le projet. Dans le climat actuel, une rupture aurait aggravé encore plus les tensions entre Paris et Berlin. Reste que le projet SCAF a du plomb dans l’aile, tant les objectifs des deux armées sont différents. Les Allemands veulent un avion lourd, les Français, un léger afin qu’il puisse y avoir une version aéronavale pour remplacer le Rafale. Il y aura un problème de compatibilité en matière de support de l’arme atomique sur l’avion, les deux pays ayant des demandes contradictoires.
Pour les Allemands, le SCAF offre l’opportunité de redevenir un acteur majeur de l’aéronautique militaire en bénéficiant du savoir-faire de Dassault. En phagocytant en quelque sorte le groupe français. Car la France reste dans le domaine des industries de défense un concurrent qu’il convient peu ou prou d’éliminer.
Lorsqu’il s’agit de choisir entre des matériels américains et français, la Bundeswehr n’hésite pas. C’est ainsi qu’elle a jeté son dévolu sur le F35 américain — un choix dont on peut se demander s’il est bien compatible avec le futur SCAF. Pour Olaf Scholz, les structures de la défense du continent européen ne doivent pas être autonomes, mais otaniennes ou communautaires. Il propose la création d’un état-major européen qui aurait des missions réduites. En revanche, la défense continentale serait du ressort de l’Allemagne, dans le cadre de l’Otan. « En tant que nation la plus peuplée, précise le chancelier, dotée de la plus grande puissance économique et située au cœur du continent, notre armée doit devenir la pierre angulaire de la défense conventionnelle en Europe, la force armée la mieux équipée d’Europe. » Tout est dit.
Obligée d’opérer un virage géostratégique à 180 degrés, l’Allemagne accepte la tutelle américaine, militaire mais aussi idéologique. Elle abandonne toute idée d’autonomie stratégique — les États-Unis devant rester au XXIe siècle le « decisive power » —, faisant fi des coopérations avec la France. Elle cherche aussi et surtout à préserver son outil industriel. Un outil menacé par l’explosion des prix de l’énergie et qui, pour cette raison, pourrait être tenté de se délocaliser là où l’énergie est moins chère, aux États- Unis par exemple. D’où une action autour de trois axes.
Le premier concerne le bouclier tarifaire énergétique. Berlin va dépenser 200 milliards d’euros jusqu’au printemps 2024 pour plafonner le prix du gaz aux particuliers et surtout aux entreprises. Une décision prise sans concertation avec ses partenaires européens qui fait grincer bien des dents, pas seulement en France. Au passage, après moult palinodies, les Verts ont accepté que les trois derniers réacteurs nucléaires soient prolongés de quelques mois. Ces 200 milliards seront financés par le budget et donc par de la dette. Il est vrai que le pays a les moyens d’accroître son endettement… Pour 2030, le chancelier réaffirme sa volonté de porter à 80 % la part des renouvelables dans la production d’électricité. Ce qui rendrait pratiquement impossible l’exportation d’électricité vers ses voisins et surtout la France aux périodes de pointe du soir en hiver : lorsque le vent tombe et que le solaire est à zéro.
Deuxième axe : l’Allemagne va tenter de sauver ce qui peut être sauvé dans ses relations avec la Chine. Pékin reste le fondement du mercantilisme allemand. La route ferroviaire étant partiellement coupée, il faut développer la route maritime. D’où le projet d’accueillir le chinois Cosco pour développer le port de Hambourg. Reste à savoir si les Américains accepteront que Pékin continue d’être un partenaire privilégié de l’Allemagne.
Enfin, troisième axe de cette nouvelle stratégie : consolider le bloc économique que l’Allemagne avait constitué autour d’elle après le premier élargissement. Cela implique qu’elle lâche du lest à des pays comme la Pologne qui, depuis la guerre en Ukraine, entend peser davantage dans le jeu européen, y compris dans le domaine militaire. Or Varsovie, sur beaucoup de sujets, n’a pas la même vision que Berlin. Un élargissement de l’UE permettrait en outre à l’Allemagne de se constituer un nouvel hinterland et de sauver son modèle mercantiliste. Enfin, Olaf Scholz veut une politique d’immigration plus ouverte et plus ciblée. L’Allemagne a un urgent besoin de main-d’œuvre, compte tenu de son très faible taux de fécondité.
Dans cette nouvelle géopolitique allemande, la France est marginalisée. Au-delà des sourires de façade, la brouille entre Olaf Scholz et Emmanuel Macron n’est pas conjoncturelle mais structurelle. Ce constat contraint la classe dirigeante française à des révisions déchirantes. Il faut désormais que Paris abandonne le mythe du couple franco-allemand et définisse une politique européenne qui tienne compte de ce nouveau contexte : investir massivement là où nous avons encore des compétences (énergie, défense) ; et trouver des alliés en Europe, notamment l’Italie et la Pologne, qui ne soient pas prêts à se satisfaire d’un nouvel hégémonisme allemand.