Le « modèle suédois » kidnappé par l’extrême droite ?
Dans la mémoire collective suédoise, la date du 11 septembre 2022 risque-t-elle d’éclipser celle de l’attentat le plus meurtrier de l’Histoire, perpétré à New York le 11 septembre 2001 ? S’il n’a fait que valider les pronostics des instituts de sondage, le résultat des élections n’en marque pas moins une césure sur le plan des mœurs politiques et du rayonnement international du pays. Le vote a vu les « Démocrates de Suède » (SD) — une formation nationaliste radicale issue de la nébuleuse xénophobe des années 1980, longtemps mise au ban du jeu démocratique — émerger comme le deuxième parti du pays, moteur idéologique de la coalition de centre droit qui a remporté la victoire.
Il se peut que le choc ait été plus brutal à l’étranger que dans le débat interne, où la percée des SD ne fait que couronner un long processus de légitimation. Il n’en reste pas moins que, pour une culture politique sensible à sa réputation à l’étranger, le scandale nourrit le sentiment d’un saut vers l’inconnu. Au lendemain du vote, l’Institut suédois — l’organisme qui depuis 1943, sous l’autorité du ministère des Affaires étrangères, veille sur les métamorphoses de l’« image de la Suède » (Sverigebild) à l’étranger — faisait état d’une flambée de commentaires alarmistes. Une inquiétude teintée de déception face au nouveau portrait d’un pays que le monde aimait penser comme « différent ». Lors de l’installation du gouvernement dirigé par Ulf Kristersson (« Les Modérés », droite libérale), à la mi- octobre, l’analogie avec l’essor de Fratelli d’Italia (en Italie) et de Vox (en Espagne) s’est imposée aux esprits. Un titre du Washington Post (« La nouvelle coalition gouvernementale suédoise repose sur un parti fondé par des néonazis ») résume la perception ambiante. L’embarras conceptuel est palpable : l’engagement humanitaire et solidariste par lequel la classe politique suédoise avait brillé dans le concert des nations, s’imposant comme une « superpuissance morale », semble relégué dans l’Histoire. De même que le mythe d’un gouvernement paisible du progrès et de la cohésion sociale — la société du « juste milieu » préfigurant, dans les turbulentes années 1930, le « modèle suédois » à venir (3).
Il ne s’agit plus de pleurer, selon un rituel médiatique qui se reproduit depuis cinquante ans, la fin d’un État-providence généreux et inclusif. Plus que l’orientation idéologique, ce sont l’identité et la vocation nationales qui sont en cause : d’après Der Spiegel, la Suède a tourné la page « une fois pour toutes » (4). De fait, l’ascension des SD marque la fin d’une exception : depuis l’avènement du suffrage universel (1921), jamais des forces d’extrême droite n’avaient fait partie d’une majorité gouvernementale en Suède. Jamais, surtout, les thèmes de l’immigration et des clivages ethnoculturels — dans un pays qui compte quelque 20 % d’habitants nés à l’étranger — n’avaient accaparé à tel point la campagne électorale.
Longtemps, le contraste avec les autres pays nordiques, beaucoup moins touchés par les flux migratoires, avait intrigué les analystes : à la fin des années 2000, la Suède, qui affichait alors des taux de croissance records (4,3 % en 2006), s’était imposée, une fois de plus, comme un « modèle » de réponse à la globalisation tout en offrant un cas d’école d’imperméabilité aux sirènes de l’ethno- populisme. Avec 1,4 % des suffrages en 2002, les SD faisaient figure de « modeste épigone » de cette mouvance (5). Et de trublion ostracisé. En 2018, après les propos du leader des SD, promettant d’exclure les immigrés du marché de l’emploi car « leur place n’est pas en Suède », l’animatrice du service public avait adressé ses excuses aux téléspectateurs. Le 11 septembre marquerait-il la chute du dernier rempart contre une déferlante populiste qui ne connaît plus d’obstacles ?
Du ghetto politique au contrat de gouvernement : ressorts d’une « normalisation » sous conditions
Au-delà de la légitimité octroyée par les urnes — 20,5 % des suffrages, trois points de plus qu’en 2018 —, les SD se présentaient pour la première fois aux électeurs comme partie intégrante d’un bloc d’opposition prêt à s’investir dans un accord de législature. Le vote, qui assure au centre droit une majorité étriquée de 176 mandats contre 173, sonne donc comme un « feu vert » donné à la participation des ethno-nationalistes aux affaires du pays. Contrairement au flottement qui avait suivi les élections de 2018 — lorsque le délitement du système d’alliances des sociaux-démocrates du SAP (6) avait provoqué un intérim de quatre mois —, le cabinet formé par Ulf Kristersson a pu s’installer avec une relative aisance, 35 jours après le vote, conformément aux engagements pris depuis le début de la campagne par les leaders du centre droit.
La facilité avec laquelle les trois partis (Modérés, Chrétiens- Démocrates et Libéraux) se sont engagés dans un accord de coalition associant leur destin aux SD renforce l’impression qu’une page est tournée. L’accord balaie formellement le cordon sanitaire qui avait exclu toute collaboration politique avec un parti suspecté de renouer avec le mythe de la race. Cet engagement avait été scellé en 2014 par l’« accord de décembre » : la promesse solennelle, par les partis établis, de s’abstenir a priori de toute convergence parlementaire avec les SD. À l’époque, l’accord avait permis au premier gouvernement Löfven (SAP) d’échapper aux démissions et de subsister en vertu du « parlementarisme minoritaire » : une spécificité historique de la démocratie suédoise, gage de fair-play et de stabilité (7). Si le centre gauche a pu se maintenir si longtemps au pouvoir, c’est grâce à la stratégie d’endiguement mise en place à la droite du spectre politique. Le cabinet Kristersson marque, de ce point de vue, une nette césure. De l’Italie à l’Espagne — en passant par les Flandres —, les clauses antiracistes et les « cordons sanitaires » battent de l’aile.
La formule par laquelle Jimmie Åkesson — 43 ans, charismatique leader du parti populiste depuis 2005 — a caractérisé le nouveau pacte de coalition apparaît finalement pertinente : une « rupture de paradigme ». L’expression est reprise dans l’« accord de Tidö », du nom du château où Åkesson et les leaders des trois partis alliés se sont réunis le 14 octobre. Ce document public de 63 pages, consigné sur un site Internet, engage les partis à une collaboration loyale pendant quatre ans. Six axes prioritaires de réforme y sont définis, dont deux consacrés au volet sécuritaire (8).
L’évolution des équilibres de la politique suédoise vers cette forme de contractualisation date d’une dizaine d’années. Au-delà de la volonté affichée de transparence et d’efficacité, elle témoigne de l’incertitude qui accompagne l’effacement de la dualité classique, dans l’imaginaire politique suédois, entre partis « ouvriers » et
« bourgeois ». Du fait, surtout, de la capacité des SD d’enfoncer un coin entre les deux blocs. Selon un schéma inédit, le contrat fixe le cadre de la consultation entre les partis dans l’élaboration de la loi. En posant des limites à toute initiative étrangère au programme, l’accord sert à prévenir les tensions centrifuges qui pourraient fragiliser cette coalition contre nature. Et à rappeler à la discipline les SD, qui vont assurer au gouvernement un appui extérieur.
Justifiée par des exigences de politique internationale, l’exclusion du parti de l’équipe gouvernementale est à son tour un indice de l’embarras qu’il continue de susciter. Il véhicule, en effet, l’image d’un parti au passé eurosceptique, soupçonné d’indulgence envers les franges radicales et violentes de son mouvement et suspecté de jouer sur deux tableaux, soutenu par des sponsors inavouables (la Russie…). Une exclusion paradoxale, car le contenu de l’accord de Tidö cautionne tous les points forts du programme électoral des SD, y compris les plus clivants : questions sécuritaires, encadrement des libertés fondamentales, immigration. Comme les observateurs les plus avisés l’ont relevé, en négociant son soutien au prix fort, le parti s’est taillé une influence plus grande que s’il avait été admis à siéger dans la coalition. Il décroche, par ailleurs, la présidence de quatre commissions parlementaires, dont celles des affaires étrangères et de la justice.
La Suède « au complet » : une narration en noir et blanc
Au centre du futur programme se détache une urgence qui fait consensus : couper court aux règlements de comptes entre bandes criminelles qui ont ensanglanté les villes suédoises au cours des dernières années. Le recensement des crimes par armes à feu et des « nouveaux délits », comme le racket et les vols avec violence entre adolescents, occupe les administrations suédoises de manière quasi obsessionnelle (9) : les chiffres restent modestes en valeur absolue, mais la Suède est le seul pays d’Europe qui présente une augmentation constante de ce type de délits, alors qu’elle se trouvait, il y a vingt ans, au plus bas de l’échelle. La multiplication des crimes de sang est due pour l’essentiel à des gangs basés à l’étranger, et il est indéniable qu’un arsenal juridique inadéquat en a entravé la répression. Cela dit, les réponses contenues dans l’accord de coalition affichent une obligation de résultat totalement irréaliste, du point de vue aussi bien politique que juridique et économique. Des engagements formels concernent l’élargissement des prérogatives discrétionnaires de la police et des magistrats, l’obligation et la dureté des peines, la construction de nouveaux centres pénitentiaires et la systématisation des contrôles aux frontières, dans le détroit d’Öresund.
Où se situerait donc la « rupture de paradigme » tant annoncée ? Serait-elle le fait, tout bonnement, d’une révision des priorités ou d’un style de communication devenu plus agressif — lorsqu’il promet (comme dans les discours de fin de campagne d’Åkesson) que ce seront désormais « les criminels, et non plus les Suédois honnêtes qui devront raser les murs » ? La réponse est différente selon que l’on s’attache au détail des propositions ou à la philosophie générale qui les sous-tend. Certes, nombre des durcissements proposés au nom du principe « loi et ordre » sont conformes à la législation en vigueur dans d’autres pays de l’UE : possibilité d’admettre des témoignages anonymes dans les affaires de grand banditisme ; introduction de zones de visite ; réouverture d’établissements pénitentiaires pour les mineurs ; recours aux écoutes téléphoniques dans le cadre de la prévention des crimes. D’autres idées pointent plus résolument vers la sphère de ce que la théorie du droit, notamment anglo-saxonne, a nommé le « populisme judiciaire » (Judicial Populism). Ce terme ne doit pas être pris dans son acception triviale (le mépris pour le travail des tribunaux), mais au sens d’un usage propagandiste de la réforme du droit pénal et constitutionnel. Dans cette perspective, l’efficacité présumée des propositions passe au second plan par rapport à une narration idéalisée aux relents hollywoodiens : celle d’une contrée sans tache, invisible et humiliée se dressant contre un danger venu de l’intérieur. Les interlocuteurs sont ceux qu’Åkesson interpelle dans ses discours en les désignant par leurs prénoms. Il s’agira, selon les contextes, d’une femme en proie à l’insécurité dans un grand ensemble urbain ou d’une victime de fusillades entre trafiquants de drogue. Ou encore d’autres icônes plus banales, comme la ménagère qui peine à régler ses factures ou l’entrepreneur étouffé par les impôts.
Un modèle, en particulier, semble avoir inspiré les propositions les plus radicales des SD : la droite eurosceptique et ethno-nationaliste du Dansk Folkeparti (« Parti du peuple »), au gouvernement au Danemark de 2002 à 2011. Le Folkeparti apparaît aussi comme un précurseur de l’exploit des SD par sa capacité à peser sur les choix du gouvernement sans y appartenir formellement et à installer durablement au centre des débats les thèmes de la préférence nationale et de la fermeture des frontières — au point d’entamer sur ces questions, après le retour de la gauche au pouvoir, un dialogue de plus en plus fructueux avec les sociaux-démocrates (10). Parmi les idées directement empruntées au Folkeparti on relève : la limitation des réductions de peines, y compris pour les mineurs ; la fin de la liberté conditionnelle automatique durant le dernier tiers de la peine qui deviendra une « mesure exceptionnelle » ; mais aussi un acte symbolique comme la criminalisation de la mendicité (un sujet de campagne des SD depuis de nombreuses années), actuellement en vigueur dans seulement deux pays d’Europe de l’Ouest, la Grande- Bretagne et le Danemark. Ce programme suppose la création de nombreuses places de prison qui, en attendant que les nouveaux établissements sortent de terre, pourraient être « louées » dans les pays voisins.
C’est surtout sur le terrain des restrictions à l’immigration que la rupture avec l’héritage des gouvernements à direction sociale-démocrate, au pouvoir depuis 2014, est la plus nette. Mais cette représentation est néanmoins réductrice dans la mesure où ladite rupture, inscrite dans l’ADN du parti depuis sa fondation en 1988, vise une tradition très enracinée, volontariste et favorable au melting-pot, ainsi qu’une conception éthique de la politique étrangère. En effet, pour la première fois dans l’histoire récente, il est prévu également que la Suède réduise son budget d’aide au développement et que le quota de demandeurs d’asile (et les allocations dont ils bénéficient) soit abaissé « au seuil le plus bas » compatible avec la législation de l’UE.
Lors de la crise syrienne des années 2015-2016, la Suède, sous la direction de Stefan Lövfen, s’était distinguée comme le pays le plus accueillant, avec 163 000 demandeurs d’asile reçus sur le territoire en 2015 (11). Le schéma ne faisait que reproduire sa réponse aux vagues migratoires antérieures : conflit en Bosnie, guerre du Kosovo. Mais, face à la dernière urgence, autant le système d’accueil immédiat que le système bien rodé de prise en charge (incluant des cours gratuits de suédois, des aides au logement et à l’insertion) se sont essoufflés. Des émeutes urbaines avaient déjà suscité les railleries du président américain Trump — (« Take a look at Sweden ! » s’était-il écrié, lors de sa campagne en 2016). Elles culminèrent avec la première attaque terroriste au camion-bélier de matrice islamique sur le sol suédois dans une rue piétonne de Stockholm, le 7 avril 2017. S’efforçant de capitaliser sur l’impact de ce drame, le parti s’était illustré par la distribution de tracts en anglais aux hôtes des camps de réfugiés de Grèce et de Turquie pour les dissuader de déposer des demandes d’asile en Suède. Pour renforcer l’argument, le texte reprenait des fake news, comme la criminalisation imminente de la vente de viande halal en Suède. En 2020, Åkesson a prolongé l’initiative en allant personnellement distribuer, dans les camps de Lesbos, un tract qui proclamait : « La Suède est au complet : ne venez plus chez nous ! »
Si l’initiative fut vite stigmatisée par tous les partis, l’intention évidente consistait à théâtraliser l’opposition des SD aux conséquences néfastes d’une politique d’ouverture et à jouer sur l’effroi de l’opinion publique, tous secteurs confondus. Le dessein semble à présent prendre des contours concrets. L’accord de Tidö prévoit, en effet, l’aménagement de centres fermés pour les demandeurs d’asile, le développement de la reconduction aux frontières, allant jusqu’au retrait de permis de séjour valables sur la base du « style de vie » des ressortissants étrangers, ou encore l’expulsion immédiate, avant procès, de toute personne associée à une organisation criminelle. La levée de boucliers ne s’est pas fait attendre : à peine une dizaine de jours après la publication de ces propositions, deux organisations internationales, Amnesty International et Civil Rights Defenders stigmatisaient la contradiction existant entre le pacte de gouvernement et les engagements pris par la Suède en matière de droits humains. Dès le 24 octobre, la seconde de ces organisations a publié une analyse méticuleuse des éléments de l’accord de gouvernement qui contreviendraient à la Constitution suédoise et aux conventions internationales, notamment sur le plan des droits des enfants (12). Le rapport dénonce, à ce propos, le ralliement du programme aux sujets de prédilection du « populisme pénal » ambiant. La section suédoise de Médecins du Monde s’est élevée contre le projet qui viserait à imposer au personnel sanitaire une obligation de notification à charge de tous les étrangers en situation irrégulière qui se feraient soigner sur le territoire suédois. La centralité de la gestion des flux migratoires dans l’accord de Tidö prouve que c’est bien sur ce point que les SD ont remporté leur plus grand succès stratégique. Bien qu’ils soient exclus, pour l’heure, de toute responsabilité ministérielle, l’agenda du gouvernement évolue à vive allure dans le sens d’un repli protectionniste, en termes aussi bien économiques que culturels : une évolution qui s’était profilée avant la chute du gouvernement sortant, avec l’adoption en douce de nombreuses propositions portées par le centre droit. Le pacte de législature n’a guère fait de concessions au solidarisme et à l’humanisme universaliste, fortement ancrés dans le credo des partis centristes (les Chrétiens- Démocrates et les Libéraux, ces derniers s’étant dressés, durant la campagne, en garants du respect des libertés fondamentales et de l’État de droit par le futur gouvernement). Au passage, même le SAP s’est abstenu de condamner le tournant sécuritaire annoncé, en se limitant à souligner que certaines mesures répressives étaien déjà dans les cartons du gouvernement.
La sécurité et l’immigration sont loin d’être les seuls domaines où les interventions publiques des représentants des SD s’enrobent d’une forme de jusqu’au-boutisme décomplexé. Certaines prises de position (rejet des élites financières cosmopolites, nationalisme victimaire, théories du complot…) se situent aussi dans le droit fil de la mouvance populiste du début du millénaire ; ce qui éveille ponctuellement, dans les médias, des interrogations sur la sincérité de la reconversion démocratique du parti.
Autre sujet de scandale : la « déprioritarisation » de l’écologie. À maintes reprises, des militants SD ont affiché publiquement une franche méfiance envers les théories du changement climatique : des aveux qui détonnent dans un pays dont les stratégies bas carbone datent du début des années 1990 et qui, en 2017, a pris l’engagement d’atteindre en 2045 une parfaite neutralité carbone.
Plus modestement, l’accord de Tidö prévoit l’abandon d’un objectif intermédiaire (100 % d’énergie électrique provenant de sources renouvelables à l’horizon de 2040) en lui substituant la renonciation aux combustibles d’origine fossile, à la même échéance. La réponse du futur gouvernement au défi de la crise énergétique a été décidée d’un commun accord avec les Modérés et les autres alliés ; elle devrait passer par un investissement massif dans la construction de centrales nucléaires. Lors de la constitution du cabinet Kristersson, la suppression du ministère de l’Environnement — créé en 1987 et transformé en un sous-secrétariat du ministère de l’Énergie — a confirmé que l’enjeu écologique n’était plus au cœur des priorités gouvernementales.
Qui sont les Démocrates de Suède ?
Au-delà de leur habileté à s’insinuer dans la dialectique des deux grands blocs en prenant à bras-le-corps des sujets tabous qui hantent une partie de l’électorat, il est une question clé qui reste posée : qui sont les Démocrates de Suède ? Dans le programme adopté en 2011, ils se définissent comme « un parti social-conservateur avec une vision nationaliste ». Au début d’une carrière qui l’avait vu osciller entre le mouvement de jeunesse des Modérés et des groupes spontanés anti-immigrés, Jimmy Åkesson se peignait volontiers en
« national-démocrate ».
La difficulté qu’éprouvent tous les observateurs à attribuer à ce parti un profil idéologique clair (ethno-nationaliste ? social- populiste ? libéral-conservateur ?) tient au nombre de professions de foi scandaleuses que ses dirigeants aiment égrener — quitte à encaisser par la suite les réprimandes rituelles des instances dirigeantes. Faut-il voir dans ce scénario bien rodé un révélateur du caractère cosmétique de la purge des extrémistes à laquelle le parti s’est livré dans sa marche vers le pouvoir ? Ou bien un message codé signalant aux sympathisants leur fidélité aux origines radicales du mouvement ? La quête de respectabilité et les affirmations électorales n’ont pas eu raison de telles pulsions : un double langage semble opposer le profil officiel des élus du parti à une action souvent menée sous couvert d’anonymat dans les médias sociaux, où les menaces physiques à l’encontre d’adversaires politiques, de représentantsde la presse nationale ou de la télévision d’État se multiplient. L’embarras a été difficile à dissimuler lorsqu’au lendemain de la soirée électorale de septembre une candidate au conseil municipal de Stockholm, la voix émoussée par l’enthousiasme et par l’alcool, a salué la victoire en direct par une traduction maladroite de la devise nazie « Sieg Heil ! ». La même candidate, ancienne animatrice de la chaîne de télé des SD, avait déjà défrayé la chronique en se référant de façon diffamatoire (« un personnage immoral », « une nymphomane ») à Anne Frank sur son compte Instagram (13).
Après le « modèle nordique », un idéal de repli autoréférentiel
Que se cache-t-il sous l’ascension d’un tel mouvement dans un pays qui — au lendemain de la crise de 2008 — s’imposait à l’attention des décideurs mondiaux par sa capacité à opposer aux grands défis (productifs, énergétiques, socioculturels) de la globalisation son capital de confiance sociale ? Ainsi, le Forum économique de Davos plébiscitait, en 2011, la Nordic Way (14). À quel type d’aspirations le score du 11 septembre répond-il ? Il ne s’agit pas d’expliquer l’identité des mouvements d’extrême droite par un « péché originel » qu’il faudrait expier, mais plutôt d’identifier, dans la dynamique de la légitimation des SD, des lignes de force et des constantes.
Le contexte dans lequel la dédiabolisation des SD semble arriver à son terme est caractérisé par une série d’événements qui ont entraîné la déstructuration du champ politique : la fin d’une stabilité proverbiale, pour un pays qui a vu le SAP à la barre pendant 73 ans depuis 1932 (15), et les mêmes cinq forces politiques se partager l’offre politique depuis la même époque.
Le premier de ces événements a été la longue crise de la Covid. Une période au cours de laquelle l’autorité des experts et la poursuite, dans le consensus, d’une stratégie « nationale » pilotée par l’administration de la santé ont accentué à la fois le repli sur soi et l’aphasie de la politique.
Le second est l’évident épuisement de la capacité d’agrégation du SAP qui demeure, il est vrai, la première force du pays avec 30 % des suffrages. Déconnecté de son socle électoral ouvrier, le parti a multiplié les alliances volatiles, de l’extrême gauche aux Libéraux.
Il a connu la démission d’un leader historique comme Löfven, puis a subi l’installation laborieuse en novembre 2021 de la première femme première ministre, Magdalena Andersson, à la tête d’un cabinet de minorité.
Le contexte de la guerre en Ukraine a accru le désarroi de l’électorat, avec le ralliement de la grande majorité de la classe politique à la ligne de l’Otan (un triomphe pour les Modérés, tenants de l’adhésion à l’Alliance depuis la guerre froide), ce qui met fin à deux siècles de neutralité. La morosité des débats autour de cet enjeu historique a été soulignée par toutes les parties ; un sentiment de fatalité, ou d’impuissance, que la chute de l’affluence aux urnes confirmera (16). La rareté des références à la guerre dans les débats de campagne relève d’une stratégie visant à présenter la coalition de centre droit comme un bloc bien soudé, où toute concession à l’idéologie ou aux traditions partisanes est contournée, voire passée sous silence. Une manière de rassurer tout en privant l’adversaire d’armes de délégitimation (17). Avec l’éclatement du conflit, le repositionnement sur une ligne pro-Otan a été scellé par la révision du programme du parti. Cette démarche de normalisation s’apparente au virage pro-atlantiste de Giorgia Meloni à la veille des élections italiennes du 25 septembre. La prudence qu’affichent les deux leaders, Meloni et Åkesson, sur les questions des relations avec l’UE (18) est également révélatrice. Dans un climat de mobilisation générale et de reviviscence d’un sentiment antirusse qui remonte à l’ère de la Grandeur suédoise (XVIIe siècle), on ne devrait pas s’attendre à des fibrillations sur le plan des relations internationales.
Dans une conjoncture anxiogène, les SD ont paradoxalement réussi le pari d’écarter les enjeux géopolitiques des sujets de campagne tout en promouvant discrètement, autant sur le plan des relations avec les pays de l’UE que sur celui de l’engagement humanitaire hors Europe, un repli sur l’intérêt national. C’est le message qu’un électorat frappé dans ses repères (accès à l’énergie et à l’essence, prix à la consommation, violences urbaines…) voulait entendre : la mise en garde du ministre de la Défense social- démocrate à la veille du vote de septembre, contre une victoire des SD qui créerait « un risque pour la sécurité de la Suède », est tombée à plat.
Le fétiche de la svenskhet
En réalité, le repositionnement, que les SD ont poussé à ses conséquences extrêmes, a des racines lointaines. À la fin des années 1970, en analysant la nouveauté de la diversification ethnique du pays et de l’institutionnalisation du multiculturalisme (vote des étrangers, apprentissage des langues d’origine à l’école…), un leader historique du néofascisme suédois comme Per Engdahl (1909-1994) avait exhorté à bannir de l’arsenal de propagande le racisme biologique, le remplaçant par un argumentaire culturaliste (19). La réussite du parti — expliquait-il — dépendra de sa capacité à réduire la majorité des débats de société (sur la ségrégation urbaine, l’échec scolaire, la violence contre les femmes…) à une opposition binaire : la défense d’une « suédicité » (svenskhet) essentialisée, gage d’harmonie sociale et de bien-être, contre les risques de la globalisation libérale.
C’est lorsque le thème de la « liberté de choix », dans les écoles, les systèmes de pension ou la santé, s’est imposé comme un objet de consensus transversal entre les blocs que les SD (seuls, parmi les partis siégeant aux Riksdag, à arborer le mot « Suède » dans leur nom) ont pu occuper le terrain. Dans le désarroi lié à la libéralisation des services et à la fin de l’exceptionnalisme suédois, le parti s’affiche comme le porte-drapeau d’un « âge d’or » encore capable de réchauffer les cœurs, et proclame, comme dans l’affiche électorale de 2009, « Rendez-nous la Suède ! ». Un sentiment dont les enquêtes sur les flux électoraux ont mesuré la force et l’impact négatif sur le score des sociaux-démocrates, qui multiplient les revers au cours des années 2010. Cet usage sélectif de la mémoire s’inscrit dans une narration soigneusement cultivée : l’image d’Épinal d’une société égalitaire, solidaire et respectueuse, que la Suède des années 1950 et 1960 aurait incarnée. Les SD n’ont pas hésité à se présenter comme les derniers tenants du concept social-démocrate de folkhem (« le foyer du peuple ») : la métaphore d’une société chaleureuse, juste et solidaire, reprise de l’arsenal rhétorique de la gauche.
Un objectif fondamental des SD est la reconstitution de la folkhem — à savoir, une société libre, ouverte et démocratique, où tous les citoyens seraient égaux devant la loi et auraient la possibilité de faire entendre leur voix et de se sentir en sécurité d’un point de vue aussi bien physique que social (20).
L’idéalisation rétrospective des valeurs de l’État-providence empêche de situer aisément les SD sur l’axe droite/gauche ; on rappellera au passage que, contrairement aux populistes britanniques ou danois, le parti ne puise pas ses racines dans la révolte fiscale des classes moyennes ou dans la critique de l’assistanat. Au contraire, la thèse fondatrice — la critique du métissage culturel — sert aussi à étayer le diagnostic de la fin de l’utopie sociale du « modèle ». L’origine se trouverait dans l’internationalisme et le tiers-mondisme d’Olof Palme : une trahison, par les sociaux-démocrates, de leur projet et de leur pacte avec la nation (21).
Ce qui nous ramène aux motifs profonds de la fin de l’« exception suédoise » en termes de résistance au succès des formations ethno-nationalistes. D’après Jens Rydgren, sociologue et spécialiste du phénomène, deux facteurs avaient entravé jusqu’à présent leur ascension : la loyauté de l’électorat envers les partis traditionnels et la force structurante des identités de classe. En Suède, les deux blocs étaient traditionnellement identifiés comme partis « ouvriers » et « bourgeois ». Toutes les analyses confirment l’affaissement de ces deux remparts au cours des quinze dernières années, avec une chute verticale de la fidélité des cols bleus à la gauche (22) ; déjà en 2017, les SD captaient plus de 20 % du vote des ouvriers, émergeant à la deuxième place, après la social-démocratie. Dès lors, la compétition s’est organisée à travers une notion régressive qui fait appel à la nostalgie ; et la notion de svenskhet, elle, s’est trouvée légitimée dans toutes les sphères du discours public (23) en tant que qualité intrinsèquement positive bien qu’insaisissable : « On ne peut pas définir la suédicité, exactement comme on ne peut pas définir le bonheur ou la démocratie. Tu sais ce que c’est, voilà » (24).
Cette « rupture de paradigme », plus profonde que celle qu’Åkesson a associée au programme de gouvernement, s’est exprimée franchement dans la « semaine d’Almedalen », un séminaire politique en plein air, organisé sur l’île de Visby à l’été 2022. La teneur des discours des leaders de parti qui y étaient conviés peut être lue comme l’aboutissement d’un processus de convergence. Ce qui incarne, pour les commentateurs les plus exigeants, l’infantilisation du langage de campagne (25) devient, pour les SD, un gage de succès. Incarnation présumée de la Suède d’antan, le mouvement a engagé la compétition avec des adversaires qui se placent désormais sur le même terrain : le rêve d’un pays identifié par ses vertus métapolitiques, du calme à l’identification avec la nature. Le pays « fantastique » évoqué à Almedalen par l’ancienne première ministre Magdalena Andersson, dont le parti a toujours vanté les qualités. Quitte à en perdre le monopole, à l’heure de la globalisation et de la post-industrialisation.
L’OPA opérée sur cette image de marque se trouve parfaitement résumée dans le slogan que le parti d’Åkesson a choisi pour son film de campagne 2022 : « La Suède doit redevenir un bon pays ». De toute évidence, l’adage fait écho au Make America great again de Trump, mais le replace dans une sémantique familière et mesurée, qui entretient à la fois la nostalgie et la polémique. Car il est sous-entendu que quelqu’un ou « quelque chose » porterait atteinte à ces qualités ineffables. Et demande à être contré, par tous les moyens.
(1) Sverigedemokraterna.
(2) Partis qui à Strasbourg siègent à côté des SD, au sein du groupe des « Conservateurs et Réformi(2) stes Européens » (ECR).
(3) Marquis Childs, Sweden: the Middle Way, Yale University Press, New Haven, 1936.
(4) « Stockholm-Syndrom » (14 septembre 2022).
(5) Cristian Norocel, « Give Us Back Sweden! », NORA - Nordic Journal of Feminist and Gender Research, 21, 2013.
(6) « Parti social-démocrate de Suède » (utilise plus fréquemment à présent la dénomination « Les Sociaux-Démocrates »).
(7) Laurent Léothier, « Le remembrement du parlementarisme minoritaire suédois », Revue française de droit constitutionnel, 1, 2022.
(8) https://www.tidöavtalet.se
(9) Des rapports analytiques et des statistiques sont constamment diffusés via le portail de l’Agence nationale pour la prévention du crime (https://bra.se/forebygga- brott.html).
(10) S. Salo et J. Rydgren, The Battle Over Working-Class Voters, London, Routledge 2021. En 2021, le gouvernement social-démocrate a formalisé l’introduction d’un seuil de tolérance de 30 % de résidents « non européens » dans chaque quartier urbain.
(11) Les demandes acceptées, pour les années 2015-2016, furent environ 100 000.
(12) La proposition visant à autoriser des systèmes de surveillance des déplacements d’enfants de moins de 15 ans fait partie des éléments les plus critiqués.
(13) Dans les deux cas, des sanctions ont suivi de la part de la direction du parti.
(14) The Nordic Way, World Economic Forum, 2011.
(15) Le poste de premier ministre est revenu au SAP de 1932 à 1976, de 1982 à 1991, de 1994 à 2006 et de 2014 à 2022.
(16) 84 %, le pire résultat depuis 2006.
(17) En 2018, interrogé sur ses sentiments à l’égard des leaders européens, Åkesson avouait ne pas avoir de préférence entre Poutine et Macron, les assimilant tous les deux à des formes d’« impérialisme » : nationaliste pour l’un ; eurofédéraliste pour l’autre.
(18) Une stratégie d’apaisement annoncée dès 2019 par un changement de groupe parlementaire au Parlement européen : de l’eurosceptique EFDD — qui accueillait l’UKIP britannique et Alternative für Deutschland — au groupe ECR.
(19) M. Axelsson et K. Borg (eds.), Sverigedemokraternas svarta bok, Verbal Förlag, Stockholm, 2014.
(20) Sverigedemokraternas principprogram, 4 mai 2003.
(21) Une telle posture n’est pas spécifique à la Suède ; on retiendra, parmi ses définitions, celle de welfare-chauvinism (J.G. Andersen et T. Bjørklund, « Structural changes and new cleavages », Acta Sociologica, 33, 1990). Cf. G. Elgenius et J. Rydgren, « Nationalism and the Politics of Nostalgia », Sociological Forum, 2022.
(22) Institutet för Framtidsstudier, Sverigedemokraternas väljare. Forskningsrapport 2/2018.
(23) Un recensement effectué à partir du registre informatique des articles de presse et des productions audiovisuelles montre que ce mot apparaissait, en 2018, dans plus de 1 600 entrées. En 2005, le chiffre était quatre fois moins élevé. Source : Mediarkivet.
(24) J. Åkesson, interview reprise dans A.-L. Lodenius, Slagen om Svenskheten, Stockholm, Premiss, 2009.
(25) Une campagne « intolérablement mesquine », d’après l’historien Sven-Eric Liedman (Dagens Nyheter, 25 octobre 2022).