Lisbonne : un maire et son destin…

n° 178 - Hiver 2023

Carlos Moedas veut voir dans sa trajectoire celle d’un homme libre. Plusieurs aspects de sa biographie montrent, en tout cas, une certaine capacité à s’affranchir du cadre de son éducation. C’est, par exemple, à un père journaliste communiste et à leurs longues conversations pendant son enfance que le maire de Lisbonne dit devoir, outre le don de « poser les bonnes questions », son intérêt pour les affaires de la cité… et son engagement dans un parti situé aux antipodes du marxisme.

Né en 1970 à Beja, dans l’Alentejo, au sud du Portugal, Moedas s’est éloigné de sa terre natale pour suivre les meilleures études et se donner les moyens de ses ambitions. Après une année Erasmus à l’École nationale des Ponts et Chaussées, cet ingénieur a travaillé à Paris chez Suez, complété sa formation par un MBA à Harvard, aux États-Unis, puis intégré la banque d’investissement Goldman Sachs à la City de Londres. Marié à une professeure d’université française avec laquelle il élève trois enfants, ce Portugais des plus cosmopolites, europhile convaincu, est rentré en 2004 dans son pays pour, dit-il, « rendre aux gens » un peu de ce que la vie lui avait offert.

Le parti pour lequel il a toujours voté, le Parti social- démocrate (1), lui propose quelques années plus tard le poste le plus ingrat au moment le plus difficile : celui de responsable des affaires économiques, alors qu’en 2010-2011 son pays s’enfonce dans la crise et que le gouvernement socialiste de José Socrates (2004-2011) accepte le plan de sauvetage et la cure d’austérité imposée par la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et FMI).

Son passage par le gouvernement de Pedro Passos Coelho (2011-2014) où, dans les coulisses, il dut négocier avec cette même Troïka les conditions de l’aide internationale, son expérience à Bruxelles où il fut commissaire européen à la Recherche, à l’innovation et à la science (2014-2019), et son élection surprise, il y a un an, à la mairie de Lisbonne, font de Carlos Moedas un témoin privilégié de l’histoire récente du Portugal et un analyste affûté des réalités européennes.

Mathieu de Taillac — Vous êtes le fils d’un journaliste communiste. Votre conscience politique s’est-elle construite par opposition à cette figure paternelle ?

Carlos Moedas — Mon père était communiste, mais c’était avant tout un journaliste dans l’âme. Il m’a appris à poser les bonnes questions, à préparer mes arguments. Dans ma jeunesse, on parlait beaucoup de politique à la maison, en particulier des événements du 25 avril (2) et des espoirs qu’avait fait naître cette révolution. Mon père rêvait d’un pays très différent, ce qui a fini par arriver. Il avait souffert, sous la dictature, de ce qui est peut-être le plus difficile à vivre pour un journaliste : ne pas pouvoir écrire ce que l’on veut. Il disait toujours que ne pas être libre dans sa tête est la pire des choses. J’ai été élevé dans cette ambiance. Tout petit, je me posais beaucoup de questions. Je me souviens qu’il avait couvert les Jeux olympiques de Moscou en 1980. Nous avions eu de longs échanges à ce sujet. Je lui demandais comment était Moscou, s’il y avait des magasins, si les gens étaient libres… Nous avions des conversations interminables, j’adorais la politique.

M. de T. — Vous étiez à peine adolescent !

C. M. — J’avais 10 ans. Mais oui, on avait ce genre de discussions. En même temps, je ne voulais pas décevoir mon père parce que je sentais que nous n’avions pas la même compréhension du monde. Pour moi, l’un des produits du 25 avril, c’est la liberté. J’ai toujours défendu une position politique qui repose sur le libéralisme économique, la défense des libertés individuelles et une forte protection sociale. Je crois donc être assez difficile à situer sur l’axe gauche-droite. C’est sans doute ma marque de fabrique. À laquelle j’ajouterai la proximité avec les gens, avec le peuple dont je fais partie.

M. de T. — Malgré tout, votre fidélité au grand parti du centre droit portugais est ancienne…

C. M. — Ce que j’aimais dans le PSD, c’est que c’était le parti des chefs de petites entreprises qui luttent pour avoir une vie meilleure et qui représentent une part essentielle du tissu économique du pays. A contrario, il existe une gauche qui croit que tous les problèmes peuvent être résolus par l’État. C’est ne voir qu’une moitié du monde. L’autre moitié, ce sont ces hommes et ces femmes qui se battent tous les jours pour payer des salaires, et à qui l’on doit beaucoup. Le PSD, lui, regardait le monde en face : il alliait les préoccupations sociales à la recherche d’une flexibilité économique régulée et à la défense des entreprises. Par la suite, j’ai commencé une carrière dans le privé et j’ai mis toutes ces réflexions de côté. J’ai mené ma vie professionnelle jusqu’à l’âge de 40 ans, dont plus de quinze années passées à l’étranger, entre la France, l’Angleterre et les États-Unis. Lorsque je suis rentré à Lisbonne, j’ai senti qu’il me manquait quelque chose. Je voulais être utile à mon pays …