Isabelle Lasserre — Comment envisagez-vous la fin de l’Histoire pour la Russie ?
Michel Yakovleff — La Russie va droit dans le mur. D’abord, pour des raisons démographiques, mais également pour des raisons de déstructuration économique indépendantes de la guerre. Depuis l’arrivée de Vladimir Poutine, qui a mis fin à la diversification, la Russie est devenue une économie essentiellement extractive, concentrée sur le bois, les minerais, le pétrole et le gaz. Le système de prédation organisé par le président russe a enrichi son entourage, mais a empêché les entreprises de se développer et le pays, de se moderniser. La transition a échoué ; l’économie, dans cet État mafieux, est devenue un bonsaï. Elle est en train de s’effondrer, de la même façon que le système soviétique s’était effondré à la fin de la guerre froide. La Russie est un pays du tiers-monde en passe de devenir un pays du quart-monde. C’est le contraire de l’Arabie saoudite qui, elle, s’envole grâce à ses richesses naturelles. La même déstructuration atteint la société : il n’y a pas d’État de droit, les élites ont fui le pays, l’alcoolisme fait des ravages, la répression policière est systématique, la société est désorientée et brisée. La Russie est sur le point d’imploser.
I. L. — Quel sera le déclencheur de cette implosion ?
M. Y. — Je ne sais pas. Mais, encore une fois, la Russie va droit dans le mur. Et ce mur, depuis le déclenchement du conflit, s’est rapproché d’au moins cinq ans. Quelle que soit l’issue de la guerre contre l’Ukraine, le modèle social et économique russe est condamné. Il nous faudra, quand tout sera fini, réapprendre à gérer la Russie comme nous gérions l’URSS. L’instabilité peut aussi venir de la Bouriatie, de la Yakoutie, de toutes les provinces qui fournissent les soldats qui combattent en Ukraine. Saint-Pétersbourg et Moscou sont des villes privilégiées, elles ont été épargnées par la mobilisation. Mais, dans les régions, le ressentiment à l’égard du pouvoir est fort et les tentations sécessionnistes se développent. La Russie risque donc de devoir lutter pour son existence même.
L’avenir du régime dépendra aussi de la manière dont se terminera la guerre. Si la Russie est vaincue, c’est l’Ukraine qui dictera ses termes. On peut s’attendre à un choc en retour dans la société russe, et le régime n’y survivra pas. Mais nul ne sait ce qui sortira de ce cycle de chaos. Si, au contraire, c’est la Russie qui gagne, elle imposera sans doute une finlandisation de l’Ukraine. Cela pourra donner un répit, un peu d’oxygène au régime, mais cela ne le sauvera sans doute pas. Car les contradictions internes ne seront pas réglées pour autant. Même en cas de victoire russe, l’« ukrainium » continuera à faire son effet. Il est à Poutine ce que le polonium fut à Litvinenko ! C’est russe, ça marche à tous les coups, et l’issue est fatale. En avalant l’Ukraine, Vladimir Poutine a bu une grosse dose d’ukrainium, et un acide ronge désormais le pays. Ce phénomène a été aggravé par la mobilisation, menée avec une grande incompétence. Résultat : aujourd’hui en Russie, tout le monde vit dans la peur. Une peur qui brûle le pays.
I. L. — Avez-vous été surpris par l’état de l’armée russe ?
M. Y. — Il n’y a jamais eu que des illusions de réforme. C’est une armée basée sur la corruption. Financière, bien sûr, mais aussi mentale : comme personne n’ose dire la vérité, la situation n’a aucune chance de s’améliorer. L’armée russe a un côté de bric et de broc. Elle met les mauvais pneus sur ses blindés, donc ils explosent. La logistique n’a pas investi dans des camions à plateaux déposables, si bien qu’il faut, chaque fois, onze hommes pour décharger le matériel sur le champ de bataille. Les pièces détachées n’étant pas enregistrées sur des logiciels, on ne sait jamais où elles se trouvent. Alors on organise la cannibalisation des autres équipements… C’est la raison pour laquelle il y a tant d’engins en panne.
I. L. — Cette armée russe a-t-elle les capacités de se refaire ?
M. Y. — Non. En tout cas, pas pour des opérations offensives. Les officiers peuvent mettre 200 000 hommes dans des trous : ils produiront un effet de gendarmes couchés, de ralentisseurs. Ça permettra d’attendre l’assaut. Mais ils ne pourront pas récupérer, dans les mois qui viennent, des capacités de manœuvre et d’offensive. Au premier jour de la guerre, le 24 février, quand ils avaient leur plus belle armée, les Russes n’étaient déjà pas capables de réaliser des manœuvres coordonnées. Ils ne savaient ni associer la manœuvre des feux avec le terrain, ni manier la manœuvre courte du renseignement pour le ciblage. En fait d’appui-feu, ils se bornaient à appliquer un plan préconçu, décorrelé de la manœuvre. Leurs performances dépendent aujourd’hui de l’industrie. Auront-ils les obus nécessaires au type de guerre qu’ils mènent en Ukraine ? Je ne le crois pas. Les Ukrainiens, eux, produisent dix fois plus d’effet avec moins d’obus.
I. L. — Que serait, selon vous, une victoire ukrainienne ?
M. Y. — C’est une question de fond qui n’est pas nécessairement liée au territoire. Pour les Ukrainiens, la victoire, ce serait la certitude de ne plus être menacés. Ce serait la chute du régime russe et son remplacement par un État qui ne soit plus une nuisance, par un État débarrassé de ce messianisme qui fait de la Russie un monde sans frontières. Avant le 24 février, si les Ukrainiens avaient été convaincus que le Donbass et la Crimée étaient le prix à payer pour leur tranquillité future, ils y auraient peut-être consenti. Personne, pas même les Ukrainiens, ne voulait déclencher la troisième guerre mondiale pour l’aéroport de Severodonetsk. Après tout, chez nous, l’Alsace-Lorraine n’est redevenue un sujet qu’en 1905, après une provocation des Allemands ; on s’était habitués à vivre sans elle… Mais, depuis, il y a eu Boutcha et tous les crimes, toutes les atrocités commises dans les villes sous occupation russe. Ce qui explique qu’aujourd’hui la définition de la victoire n’est plus la même : les Ukrainiens veulent reprendre possession de toutes leurs frontières et éliminer la menace russe. La garantie de leur tranquillité réside dans l’avènement d’une nouvelle Russie, pas forcément démocratique, mais rationnelle.
I. L. — Est-ce possible ?
M. Y. — En tout cas, non sans peine. En cas de victoire totale de l’Ukraine, on se retrouvera dans le scénario de l’Allemagne en 1919. On peut s’attendre aux mêmes années troubles que celles de la république de Weimar. Et, à la fin, on aura un Hitler russe qui gagnera à la régulière. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on n’occupera pas la Russie et que les Russes seront trop heureux de brandir l’argument du coup de poignard dans le dos. Pour éviter la résurgence d’un autre Vladimir Poutine, il va falloir dépoutiniser la Russie comme on a dénazifié l’Allemagne en 1945. Ce qui nécessitera une grande séance de psychothérapie. Il faudra changer les livres scolaires, emmener tous les enfants en Ukraine pour leur montrer ce que Vladimir Poutine a fait et les sortir du trip impérial et de la paranoïa dans lesquels les a englués le régime. Cela suppose que les termes soient très durs pour les fauteurs de guerre et que les responsables soient traduits en justice. Sans humiliation, bien sûr, pour le peuple russe. Il faudrait un programme mené pendant trois ans à l’initiative, par exemple, de l’OSCE. Mais tous ces plans, je le répète, doivent s’adosser à une très nette victoire des Ukrainiens et à une réelle volonté d’aider les Russes. La rééducation de la Russie aura un coût.
I. L. — À l’inverse, que serait une victoire russe ?
M.Y. —Au début de la guerre, je vous aurais répondu un effondrement, un effacement de l’Ukraine. Le Kremlin voulait redessiner la carte de la région et installer un régime soumis à Moscou. La formule aurait en outre permis à la Russie de menacer l’Otan. Aujourd’hui, les Russes se contenteraient sans doute des lignes actuelles. Un statu quo leur permettrait d’entretenir la déstabilisation de l’Ukraine, qui constituerait un poids mort pour l’UE et rendrait très difficile son entrée dans l’Otan.
I. L. — La Turquie peut-elle être un médiateur dans la guerre ?
M. Y. — Oui, quand ça arrange tout le monde, par exemple lorsqu’il faut négocier l’exportation des grains. Mais en cas de victoire de l’Ukraine, le texte de paix ne passera pas par Ankara mais par Washington. Ce sera une victoire pour les États-Unis. Une victoire à la mesure de l’investissement militaire et politique qu’ils ont consenti.
I. L. — Les Occidentaux ont-ils commis des erreurs dans le dossier russo-ukrainien ?
M. Y. — Oui, en 2008 en Géorgie et en 2014. Si l’on avait bloqué plus tôt les agressions russes, on n’en serait pas là. Après l’annexion de la Crimée en 2014, on n’a rien fait pendant trois ans. Nous n’avons pas donné aux Ukrainiens les moyens de résister. Et ne me parlez pas des accords de Minsk puisque la Russie, le pays agresseur, en était garante ! Ce fut une rigolade pour le Kremlin ! En 2017, les États- Unis et la Grande-Bretagne ont commencé à aider les Ukrainiens, et c’est ce qui leur a sauvé la mise le 24 février. Le tout s’est joué à pas grand-chose, le sort de l’Ukraine a été en balance pendant plusieurs jours. On aurait dû davantage aider les Ukrainiens au début de la guerre. Ils ont besoin d’artillerie et de défense sol-air pour gagner. Ils le méritent. Ils se sont adaptés beaucoup plus vite que je ne le pensais. Ils ont intégré tout le matériel d’Eurosatory. Même s’ils ont été aidés par l’incompétence russe, ils ont montré leur capacité à intégrer les moyens qu’on leur donnait avec une rapidité et une aisance incroyables.
I. L. — Et la France, a-t-elle été au niveau ?
M. Y. — La France a donné ce qu’elle pouvait et, comme elle ne peut pas beaucoup, elle n’a pas donné beaucoup. La France est une amie de l’Ukraine, mais, paradoxalement, le président prononce des phrases — comme son injonction de « ne pas humilier la Russie » — qui ont été très mal perçues à Kiev comme à l’est de l’Europe.
Les Français ont pourtant été plus honnêtes que les Allemands. Nos entreprises ont accepté de jouer le jeu et de claquer la porte de la Russie, ce qui a entraîné des pertes sèches pour notre économie. Or il n’y a jamais eu les mêmes pressions sur nombre d’entreprises occidentales.
I. L. — Pensez-vous que le soutien américain tiendra dans la longueur ?
M. Y. — Oui, et pas seulement parce que Joe Biden a gagné les primaires en novembre dernier, mais parce qu’une victoire de l’Ukraine est dans l’intérêt des Américains à long terme. Les États- Unis ont un coup à jouer : ils peuvent édenter l’ours russe. À la fin de la guerre, la Russie ne sera plus une menace et l’exemple servira pour d’autres, notamment pour la Chine. Il faut que le prix de la défaite soit suffisamment important pour la Russie pour que les Chinois se disent : cela ne vaut pas le coup de faire la même chose à Taïwan. Et puis il y a l’État profond américain, les militaires, qui sont toujours restés connectés à l’Europe, même à l’époque de Donald Trump. Pour eux, les Européens sont des supplétifs sympathiques et ils sont convaincus qu’une des grandes forces de l’Amérique réside dans sa capacité à former des alliances. Ils continueront donc à soutenir les Ukrainiens tant que les Russes perdront.
I. L. — Soutiendront-ils la récupération de la Crimée ?
M. Y. — Il y aura sans doute un grand débat sur la Crimée. L’histoire n’est pas écrite. Peut-être que Zelensky fera tomber la Crimée sans les armes américaines, en utilisant ses leviers sur l’eau et l’électricité et en prenant son temps. Mais chaque jour qui passe sera une dose supplémentaire d’« ukrainium » pour Vladimir Poutine. L’idée est de « torturer les enfants pour que les parents craquent », une vieille tactique de torture mongole sous Gengis Khan. Elle pourrait être appliquée à la Crimée pour faire craquer le Kremlin.
I. L. — Quel rôle a joué le renseignement américain ?
M. Y. — Il a sans doute été décisif pour sauver l’Ukraine dans les premiers jours. Grâce à leurs renseignements, les Américains, eux, croyaient à la guerre. Ayant eu vent d’un plan de décapitation du pouvoir en cours grâce à une fuite du FSB, ils en avaient déduit, à juste titre, que la décision de faire la guerre avait bien été prise par Vladimir Poutine.
I. L. — La « mentalité » militaire de l’Allemagne a-t-elle vraiment changé ?
M. Y. — L’Allemagne a viré sa cuti sans la virer. Si l’on s’en tient aux signes extérieurs, tout est différent. Mais les armements commandés aujourd’hui ne seront livrés qu’en 2026 et, d’ici là, se succéderont des élections et des cycles politiques… L’Allemagne a deux carences stratégiques : une culture militaire hostile à la guerre et une armée totalement fonctionnarisée. Il faut bien comprendre que le métier des officiers allemands n’a rien à voir avec la guerre. L’absence de culture stratégique, en Allemagne, est un choix idéologique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne est incapable de se penser comme une puissance. Elle a un rapport à la force très différent de celui de la France, qu’elle soupçonne d’ailleurs toujours de nourrir un projet napoléonien ! Il est logique que son armée ne puisse pas se réformer en cinq minutes. Quand Berlin parle de sa volonté de se réarmer, elle raisonne en termes de signature de contrats. Par ailleurs, la vassalisation des Allemands envers les Américains est réelle, surtout dans l’armée. Pour caricaturer un peu, les Allemands réagissent toujours de la même manière aux demandes américaines : « La réponse est oui. Quelle est la question ? » Un soutien ne devrait pourtant pas équivaloir à une soumission ! Mais les Allemands sont dans la soumission et ils ne s’en rendent pas compte. Le problème, c’est qu’il n’y aura pas d’Europe forte sans Allemagne puissante et que, pour devenir puissante, l’Allemagne doit d’abord se débarrasser de sa vassalisation mentale vis-à-vis des Américains. En attendant, l’Europe manque son rendez-vous avec l’Histoire.
I. L. — Y aura-t-il des vainqueurs de la guerre en Ukraine ?
M. Y. — À moyen terme, les Chinois. Ils ont poursuivi leur politique de vassalisation de la Russie (1) et ils ont démontré que l’Occident, même uni, était isolé. On a bien vu, en effet, à la faveur de cette crise, que les Brics (2) ne pensaient pas comme nous. Ce qui est sûr, c’est que, quelle que soit la manière dont la guerre se terminera, l’Europe mettra longtemps à la digérer. J’ajoute que, si Taïwan reste un sujet vital pour le régime chinois, le parcours ne sera pas un long fleuve tranquille pour les Occidentaux. Des Occidentaux qui seront, plus qu’ils ne l’étaient, conduits par les États-Unis. Je vois un autre vainqueur possible : l’Ukraine. Au sortir de la guerre, elle aura un appareil industriel tout neuf. Comme l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale.
(1) La dépendance de l’économie russe vis-à-vis du marché chinois a fortement augmenté depuis le début de la guerre. Le Kremlin est également dépendant du soutien politique et diplomatique de Pékin.
(2) Ce terme désigne un groupe de cinq pays qui se réunissent depuis 2011 en sommets annuels : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. Depuis le début de la guerre en Ukraine, de plus en plus de pays émettent le souhait de le rejoindre, notamment l’Arabie saoudite, le Mexique, le Nigeria, le Venezuela et l’Iran.