Les Grands de ce monde s'expriment dans

Poutine ou l'intoxiqueur intoxiqué

Dimanche 20 février 2022, alors que les tensions étaient à leur comble, le président français Emmanuel Macron s’est entretenu par téléphone avec Vladimir Poutine. Les préparatifs en vue d’une invasion russe de l’Ukraine étaient une certitude pour le renseignement américain depuis l’automne, mais le président français, comme la majorité des décideurs européens, ukrainiens inclus, avaient du mal à y croire. Pensant que la diplomatie pouvait encore permettre d’éviter le pire, il avait proposé au maître du Kremlin de servir de médiateur pour organiser un sommet Poutine- Biden, à Genève, afin de discuter de l’« architecture de sécurité » en Europe. La discussion, âpre, avait duré près de neuf minutes, se terminant néanmoins sur une note optimiste, Poutine donnant son accord sur le principe d’une rencontre au sommet : « J’étais sur le point de partir jouer au hockey [sur glace], mais je vais appeler dès maintenant mes conseillers pour qu’ils élaborent un texte. » Et de clore, espiègle, en français : « Je vous remercie, Monsieur le Président. » Se montrant amusé par les talents linguistiques du président russe, Macron avait raccroché, persuadé que sa démarche avait une sérieuse chance d’aboutir (1).

Le numéro de charme de Poutine était destiné à « endormir » ou, pour reprendre un terme propre au monde des services secrets, à « intoxiquer » son interlocuteur. Pour l’ancien officier du KGB, la décision d’envahir l’Ukraine était déjà prise et aucun retour en arrière n’était possible. Le lendemain, lundi 21 février, Poutine réunissait un Conseil de sécurité extraordinaire, au cours duquel les décideurs du « premier cercle » du Kremlin devaient marteler, les uns après les autres, leur soutien aux régions séparatistes ukrainiennes (la LNR et la DNR), dénoncer le crime de « génocide » du régime de Kyiv contre la population russe du Donbass et pointer du doigt le risque de voir l’Ukraine rejoindre l’Otan et se doter de l’arme nucléaire. Et, au matin du 24 février, débutait l’« opération militaire spéciale ».

L’échec de la « guerre éclair » russe dont les objectifs étaient de prendre Kyiv en trois jours et de provoquer la fuite de Zelensky, le tout sous les vivats de la population ukrainienne, s’explique par des facteurs militaires : la résistance acharnée des Ukrainiens rassemblés autour de leur président et appuyés par une aide occidentale sans précédent ; mais aussi, a contrario, l’état déplorable des troupes russes, peu motivées et mal équipées en raison d’une corruption endémique gangrenant le complexe militaro-industriel russe. Pour comprendre l’échec de cette opération et surtout la décision du président russe de se lancer dans une guerre qui a pris de court une bonne partie des experts (2), il convient aussi de se pencher sur l’influence délétère des services secrets dans le processus décisionnel. En effet, ce sont ces services, véritable colonne vertébrale de la gouvernance poutinienne, qui ont fini par intoxiquer l’« intoxicateur suprême » (3).

Poutine intoxiqué par ses siloviki

Seules trois personnes, en dehors de Poutine lui-même, auraient été au courant du projet d’invasion lors du Conseil de sécurité du 21 février : le ministre de la Défense Sergueï Choïgou ; le secrétaire du Conseil (et ancien directeur du FSB, le Service fédéral de sécurité, le principal service de renseignement russe) Nikolaï Patrouchev ; et le directeur actuel du FSB Alexandre Bortnikov (4). Ce sont ces trois personnages qui, au cours de la réunion, se sont montrés les plus virulents, appelant à en découdre avec le régime de Zelensky. Face à eux, les décideurs favorables à la poursuite du processus diplomatique (Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères ; Mikhaïl Michoustine, le premier ministre ; Dmitri Kozak, l’agent du Kremlin en Crimée, intermédiaire de Poutine auprès des séparatistes du Donbass ; et Sergueï Narychkine, le chef du service de renseignement extérieur, le SVR) s’étaient fait couper la parole sans ménagement par le président russe.

L’humiliation de ces « colombes » et tout particulièrement de Narychkine (5) s’inscrivait dans une stratégie globale visant à présenter au public un président fort, maître de ses troupes, arbitre suprême sans lequel la Russie serait plongée dans le chaos. L’humiliation reflétait aussi, à n’en pas douter, un complexe de la part d’un président-tchékiste lui-même autrefois rabaissé par ses supérieurs du KGB. Mal noté, il avait en effet été empêché, pendant longtemps, de rejoindre la Première direction générale du KGB, responsable du renseignement extérieur (fonction dont avait hérité, après 1991, le SVR), et dut patienter à Léningrad avant d’être envoyé dans un pays communiste (la RDA). Par surcroît, dans une ville sans grand intérêt (Dresde) et grâce à un piston (6). Enfin, Poutine nourrissait une solide rancune à l’endroit de Narychkine depuis 2010, lorsque le FBI avait fini par arrêter, après une longue enquête, un groupe d’« illégaux » (des agents russes travaillant aux États-Unis sous une fausse identité). L’arrestation avait été rendue possible par la trahison d’un officier du SVR, Alexandre Poteïev, qui avait réussi à quitter le territoire russe — un camouflet sans précédent pour les services secrets du pays (7).

Le peu de considération de Poutine pour le SVR avait eu pour corollaire la montée en puissance du FSB (8), qu’il avait dirigé en 1998-1999, année ô combien déterminante pour son avenir politique, son ascension dans le « premier cercle » de Boris Eltsine. Depuis cette période, et encore plus depuis l’arrivée de Poutine à la présidence en 2022, le FSB n’a cessé de prendre l’ascendant sur les autres services de renseignement, le SVR, mais aussi la GRU (la Direction générale du renseignement, le renseignement militaire). Le poids du FSB s’est encore accru après le départ, en janvier 2020, de Vladislav Sourkov, l’éminence grise du Kremlin. Sourkov, maître d’œuvre de la propagande officielle, avait contribué à l’équilibre du système de gouvernance poutinien, tempérant la paranoïa et l’agressivité de Patrouchev et de Bortnikov (9).

En l’absence de Sourkov, avec un SVR et une GRU en bonne partie déconsidérés (suite au fiasco de l’empoisonnement de Skripal, en 2018 (10)), le FSB s’était de facto retrouvé en position de force dans l’élaboration du processus décisionnel, pesant de tout son poids en faveur d’une intervention militaire. Poutine, il est vrai, était réceptif depuis longtemps déjà à cette option, nourrissant à l’endroit de l’Ukraine et de ses dirigeants une rancune tenace, percevant ce pays comme la clé de voûte de la désintégration de l’URSS en décembre 1991 (11). Patrouchev et Bortnikov n’avaient pas eu beaucoup de difficulté à le conforter dans sa vision conspirationniste des relations internationales, un héritage de sa mentalité de « faucon » de la guerre froide, aggravée pendant la période du confinement. Ils n’avaient eu aucun mal, non plus, à dépeindre Zelensky en « président-marionnette », faible et sans envergure. Comme Brejnev en décembre 1979 validant la décision d’envahir l’Afghanistan, à l’origine de laquelle se trouvait le trio Gromyko-Andropov-Oustinov (12), Poutine se serait donc laissé convaincre par ses proches collaborateurs que le contexte était mûr,

« les astres alignés ». On sait ce qu’il en a été par la suite.

Sergueï Besseda, un bouc émissaire bien commode

Dans leurs discussions avec Poutine avant l’invasion, Patrouchev et Bortnikov ne manquaient pas de citer les rapports d’agents chargés d’analyser la situation sur le terrain. Ils s’appuyaient en particulier sur les données fournies par un général au long cours de 68 ans, Sergueï Besseda (13). On sait peu de choses sur l’homme, sinon qu’il est né en 1954 et qu’il a débuté sa carrière dans le renseignement dans les années 1970, comme Poutine ; et qu’il a été envoyé à l’étranger, notamment à Cuba. Au début des années 1990, marquées par un rapprochement éphémère entre services secrets russes et occidentaux, Besseda avait travaillé au département du contre-espionnage du FSB sous la direction du général German Klimenko, le contact russe de la résidence de la CIA à Moscou. En 2004, il avait été placé à la tête du Département de l’information opérationnelle (DOI), au sein du Cinquième service du FSB (« Service des informations opérationnelles et des relations internationales »), en charge des opérations dans l’« étranger proche » de la Russie, expression désignant les anciennes républiques soviétiques devenues États indépendants après 1991. Une responsabilité qui lui permettait d’empiéter sur le territoire du SVR.

La nomination de Besseda à la tête du DOI s’était faite dans un contexte anxiogène pour le Kremlin : en 2003 avait éclaté la révolution des Roses en Géorgie et, en 2004, en Ukraine, la Révolution orange. Le Kirghizstan et la Biélorussie allaient être touchés par des troubles en 2005-2006. Convaincu que ces « révolutions de couleur » étaient téléguidées par les services de renseignement étrangers, Poutine avait confié au FSB la mission de tout faire pour maintenir ces pays dans l’orbite russe en s’appuyant quand c’était possible sur les mouvements séparatistes et, surtout, sur les ressentiments des populations russophones. Besseda s’était montré un « influenceur » efficace, d’abord en Transnistrie, territoire séparatiste de la Moldavie, puis dans les enclaves indépendantistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, en Géorgie. Après la victoire russe contre cette dernière, en août 2008, Besseda avait été promu à la tête du Cinquième service. Et, six ans plus tard, il était appelé à intervenir en Ukraine. Le 20 février 2014, en plein mouvement Euromaïdan, il était dépêché à Kyiv pour tenter de sauver le président pro-russe Viktor Ianoukovitch par tous les moyens — au besoin en faisant tirer sur la foule par des snipers russes.

En dépit de l’échec de la tentative de déstabilisation de l’Ukraine par le Kremlin en 2014, au cours des huit années suivantes Besseda avait conservé son poste — après tout, l’annexion de la Crimée s’était déroulée sans anicroches. L’unité en charge de l’Ukraine au sein de son service était passée de trente hommes en 2019 à 160 à l’été 2021, dont une partie était envoyés sur place pour recruter de futurs collaborateurs et neutraliser les adversaires de la Russie. Ce sont les sbires de Besseda qui, quelques jours avant l’invasion, avaient donné à leurs agents ukrainiens l’ordre de laisser les clés de leurs appartements aux « hommes de Moscou » qui devaient arriver fin février pour organiser l’installation d’un régime pro-russe à Kyiv.

Au final, c’est bel et bien le Cinquième service du FSB qui semble avoir eu une influence déterminante dans l’information envoyée à Bortnikov et à Patrouchev, lesquels l’ont fait suivre à Poutine. Besseda était parvenu non seulement à court-circuiter le SVR qui, on l’a vu plus haut, n’a jamais eu les faveurs du Kremlin, mais aussi la GRU, ce qui pourrait étonner quand on sait que les services de renseignement militaires russes s’étaient montrés très actifs depuis la nomination du général Vladimir Alekseïev au poste de numéro 2, en 2011. Profitant de l’ascension de Choïgou dans l’entourage de Poutine, Alekseïev, un ancien membre des spetsnaz, avait joué des coudes pour tenter de redorer le blason de son institution, ce qui l’avait conduit à prendre des risques. L’échec de l’empoisonnement de Skripal (qui s’inscrivait très probablement dans le contexte d’une rivalité entre services de renseignement pour obtenir les faveurs du président) avait certainement affaibli les positions de la GRU, dont le chef, l’amiral Igor Kostioukov, était devenu le souffre-douleur de Poutine qui l’affublait de surnoms humiliants pendant les réunions…

De son côté, Besseda avait tout intérêt à produire des rapports allant dans le sens de son chef, Bortnikov, mais aussi du président russe, dont il connaissait la haine pour Zelensky et l’ambition de « refaire l’Histoire », de gagner, à son tour, une guerre contre des « nazis ». « Deviner, accommoder, survivre » (ougadat, ougodit’, outselet’ en russe) : telle avait été la devise des tchékistes du temps de Staline, à l’époque où le maître du Kremlin organisait des purges sanglantes au sein du Parti, poussant les agents secrets à « dénoncer avant d’être dénoncés ». Et quand Staline avait refusé de croire les avertissements de ses espions sur l’invasion imminente de l’URSS par l’Allemagne en juin 1941, ces mêmes agents s’étaient auto- censurés. On connaît le triste sort du plus connu de ces hommes, Richard Sorge, basé à Tokyo, qui s’était heurté à un mur avant d’être arrêté par les Japonais (14). La mort de Staline n’avait pas mis fin à ce genre d’effets pervers. Pendant la guerre froide, les dirigeants soviétiques avaient poussé les services secrets à se soumettre à leur paranoïa. Exemple célèbre, l’opération « RIAN », lancée à la fin des années 1970 par Iouri Andropov, chef du KGB et futur secrétaire général, et qui avait demandé aux agents à l’étranger de collecter les preuves de la préparation d’une attaque nucléaire américaine (15). Ceux qui avaient eu le malheur de mettre en doute le bien- fondé de cette opération étaient rappelés à Moscou. L’immanence de cette « culture tchékiste », mélange d’autopersuasion et de peur de déplaire à la hiérarchie, a certainement joué un rôle dans l’intoxication de Poutine par le FSB en 2021-2022.

La décision de surseoir à la purge du FSB

Début mars, il était devenu évident aux yeux du monde entier que la « deuxième armée du monde » était mise en déroute. La purge devait être à la hauteur de l’humiliation subie. Logiquement, les militaires auraient dû être les premiers à être touchés : Choïgou et son chef d’état-major, Valeri Guerassimov, n’avaient-ils pas vanté à Poutine la « grande expérience » des troupes russes ? La sanction avait pris la forme d’un éloignement de plusieurs semaines, que les rumeurs expliquaient par des ennuis de santé, peut-être un infarctus. De retour sur la place Rouge pour la traditionnelle parade de la Victoire, le 9 mai, Choïgou y faisait une bien triste mine, interprétée comme le résultat de sa défaveur. De son côté, Guerassimov, qui aurait été blessé lors d’une visite sur le front, y brillait par son absence. Kostioukov, le chef de la GRU, et Bortnikov, du FSB, avaient eux aussi accusé le coup et disparu des écrans de télévision.

En toute hypothèse, pour Poutine, il ne pouvait être question de purge publique : cela aurait constitué un aveu d’échec aux yeux de l’opinion au moment même où le discours officiel consistait à dire que « tout se déroulait selon le plan ». S’il fallait trouver des responsables, le pouvoir irait les chercher parmi les « petites mains ». Pour Bortnikov, Besseda, un inconnu du grand public, offrait le profil du parfait bouc émissaire (sans doute avec d’autres personnes dont nous savons encore peu de choses). Le 11 mars, accusé d’avoir détourné des fonds et désinformé ses supérieurs, il fut d’abord placé en résidence surveillée ; puis, le 8 avril, il fut transféré à la prison de Lefortovo, réservée aux personnalités éminentes du régime. Le contexte était alors très propice à une purge des services secrets, quand le naufrage du croiseur Moskva (16) donna lieu, si l’on en croit des témoignages, à une explosion de colère du président russe. Et pourtant, le 29 avril, Besseda avait été remis en liberté avant de reprendre son travail comme si de rien n’était.

L’arrestation, puis l’emprisonnement de Besseda sont un exemple classique de la stratégie du bouc émissaire dont l’histoire russe et soviétique regorge. Mais pour comprendre sa libération, il faut faire appel à d’autres précédents historiques. En 1937-1938, la purge de Staline dans les rangs de l’Armée rouge avait entraîné l’exécution de près de 450 hauts gradés, dont trois maréchaux, treize généraux d’armée et huit amiraux, compromettant gravement les capacités de défense soviétiques face à l’invasion allemande. C’est grâce à l’insistance d’un survivant des purges, le maréchal Boris Chapochnikov, qui réussit à convaincre Staline de revenir sur sa décision et de libérer de nombreux officiers du Goulag en 1941-1942, que l’Armée rouge avait pu surmonter ses difficultés initiales et renverser la situation au début de l’année 1943. Poutine, on le sait, est un président qui se pose en historien. L’histoire de la Grande Guerre patriotique (1941-1945), en particulier, l’intéresse : il est donc probable qu’il ait songé à ce « repli tactique » de Staline et qu’il ait décidé de revenir sur sa décision d’arrêter Besseda.

Cela dit, la référence à l’exemple stalinien ne suffit pas à tout expliquer. Il faut surtout rappeler ce qui a toujours fait la force du système de gouvernance poutinien : la « stabilité des cadres », un principe qui avait permis, en son temps, la longévité de Brejnev (dix-huit ans au pouvoir). Si des sanctions publiques visant Choïgou, Bortnikov et Patrouchev étaient impensables, une remise en cause du FSB dans son entier l’était tout autant. Le revirement s’imposait d’abord parce que les rumeurs sur l’arrestation de Besseda s’étaient répandues rapidement via les interviews du journaliste d’investigation Andreï Soldatov, ainsi que d’autres sources très écoutées en Occident. Ces rumeurs venaient alimenter le mécontentement se faisant jour au sein de la base du FSB, dans un contexte très anxiogène pour le renseignement suite aux sanctions mises en place au lendemain de l’invasion — sanctions qui avaient mis à mal les réseaux russes à l’étranger. Entre février et avril 2022, plus de 450 « diplomates » (en réalité, des hommes liés aux services secrets) avaient été expulsés de vingt-sept pays et d’organisations internationales, soit trois fois plus qu’après la tentative d’empoisonnement de Skripal.

Ce mécontentement laissait à penser qu’il existait au sein du FSB un courant qu’on pourrait qualifier, un peu par facilité de langage, de « parti de la guerre ». Ces hommes refusaient de porter la responsabilité de l’échec de l’opération et renvoyaient le Kremlin à ses contradictions, n’hésitant pas, dans leurs échanges sur les réseaux sociaux, à critiquer le président russe lui-même. Les plus remontés dénonçaient la révision à la baisse des objectifs de l’invasion. C’est donc pour tenter de rassurer ce courant du FSB (qui reflétait lui-même les divisions au sein des « patriotes » russes, l’un des plus extrémistes étant, on le sait, l’idéologue fascisant Alexandre Douguine) que Poutine a fini par proclamer la mobilisation « partielle », le 21 septembre 2022 ; c’est aussi pour « rassurer » les mécontents qu’il a menacé d’employer l’arme nucléaire en Ukraine, « chantage atomique » resté, fort heureusement, de l’ordre du discours.

La volonté de juguler cette contestation montante au sein du FSB, institution clé pour Poutine, correspondait-elle à une peur de « contagion » des plus hautes sphères, et donc d’un risque de renversement du président lui-même ? Il faut se souvenir de la crainte qu’a pu inspirer, à la mort de Staline, en mars 1953, son bras droit Lavrenti Beria, le tout-puissant ministre de l’Intérieur, qui cumulait les fonctions d’administrateur du Goulag et de chef des services secrets soviétiques. Arrêté en juin, Beria fut exécuté en décembre. Autre exemple connu, l’éviction de Vladimir Semitchastny, chef du KGB, évincé en mai 1967 au profit d’Andropov, jugé plus fiable par l’équipe Brejnev. Plus près de nous, les morts suspectes des chefs de la GRU, Igor Sergoun en 2016 et Igor Korobov en 2018, pourraient avoir sanctionné des hommes soupçonnés d’alimenter la grogne face à l’emprise croissante du FSB sur le processus décisionnel. Cependant, plus qu’un risque de coup d’État qui apparaissait peu probable, c’est un objectif plus modeste que poursuivait Poutine en libérant Besseda : il s’agissait probablement d’anticiper l’effet de démoralisation des troupes qui aurait pu se manifester, par exemple, par une « grève du zèle » des agents du FSB sur le terrain.

 

 

L’intoxication continue

 

La décision de surseoir à la purge de Besseda et des autres

« petites mains » du FSB (qui ont été sanctionnés en interne administrativement) a permis à Poutine de limiter le risque de fronde de ses services secrets, mais elle n’a pas permis d’inverser la situation sur le terrain. Aux difficultés militaires s’ajoutaient les effets forcément négatifs pour le FSB de la purge des services secrets ukrainiens, au début de l’été 2022. Il faut en effet rappeler que plusieurs années avant l’invasion, les agents ukrainiens avaient été des cibles privilégiées du FSB. Ainsi, ce dernier était parvenu à débaucher Volodymyr Sivkovitch, ancien membre du Conseil de sécurité ukrainien, lequel avait recruté à son tour Oleg Koulinitch, responsable du renseignement pour la Crimée, un protégé d’Ivan Bakanov, directeur du SBU, le Service de sécurité d’Ukraine (le FSB ukrainien). Koulinitch avait été arrêté fin juillet, tandis que Zelensky annonçait le remplacement de Bakanov, un ami d’enfance qu’il avait lui-même nommé. En tout, la purge des services ukrainiens avait entraîné l’arrestation de 800 personnes accusées de collusion avec Moscou et de préparation d’actes de sabotage, tandis que des centaines d’autres faisaient l’objet d’enquêtes en raison de contacts suspects avec le FSB (17).

Pour tenter de retrouver la confiance du président russe, qui accordait ses faveurs à une autre structure du renseignement, le FSO, le Service fédéral de protection, en charge de la sécurité du président et de ses proches (18), la direction du FSB avait réagi par la fuite en avant. Le nombre d’agents sur le terrain avait considérablement enflé et, si l’on en croit une théorie en vogue, Bortnikov et Patrouchev avaient donné leur feu vert, en août, à l’attentat à la voiture piégée contre la journaliste pro-Kremlin Daria Douguina, la fille de Douguine (19). L’opération n’avait pas permis de mobiliser davantage les troupes russes, balayées par la contre- offensive ukrainienne de septembre, qui avait poussé Poutine à annoncer la mobilisation « partielle ».

Le mois suivant, on le sait, avait été compliqué pour le Kremlin. Les critiques venant de « patriotes » choqués par le fiasco ukrainien s’étaient multipliées sur les réseaux sociaux qui avaient échappé à la censure, en premier lieu Telegram. Deux grands « vassaux » de Poutine, extérieurs au cercle traditionnel des siloviki, Kadyrov, le président de la Tchétchénie, et Prigojine, l’administrateur du groupe de mercenaires Wagner, très suivis sur les réseaux sociaux, se permettaient désormais de dénoncer les erreurs du commandement militaire. La reprise en main avait eu lieu en octobre, les critiques avaient été mis au pas, l’État russe profitant de ses difficultés sur le terrain pour renforcer sa mainmise sur l’économie et la société (20). Pour ce qui est du renseignement de guerre, en neuf mois, rien ne semblait avoir vraiment changé. Le FSB et la GRU continuaient d’abreuver Poutine de rapports biaisés, officiellement pour ne pas lui « faire de la peine », tout en « balayant devant leur porte ». Ainsi, à la mi-décembre, un général de 52 ans, Édouard Starovoltsev, responsable, entre autres, du « laboratoire des poisons » du FSB, avait été discrètement poussé vers la sortie (officiellement pour prendre sa retraite). L’homme avait failli à sa promesse, faite deux ans plus tôt, de mettre fin aux fuites de données dont souffrait son organisation, et s’était permis de critiquer, en privé, la guerre en Ukraine. Parallèlement, des opérations de propagande avaient été organisées à la fin automne-hiver 2022, mettant en scène un président « sur le front », proche de ses soldats et courageux (21). Au final, l’« intoxicateur » continuait d’être « intoxiqué » — à l’instar d’un Brejnev, auquel ses proches évitaient de donner des nouvelles trop stressantes sur la situation en Afghanistan, au début des années 1980. Vivant dans une bulle à la fin de sa vie, Brejnev avait trouvé refuge dans son passé « glorieux » d’officier de la Grande Guerre patriotique avant de s’éteindre paisiblement dans son sommeil, en novembre 1982. C’est certainement l’objectif poursuivi par Patrouchev et Bortnikov à l’heure actuelle : préserver Poutine pour préserver son système et ce qui en constitue l’ossature, les services secrets.

 

Cet article s’inscrit dans le prolongement de mon chapitre « Vladimir Poutine et le fiasco de ses services secrets en Ukraine », Le Livre noir de Vladimir Poutine, Perrin/ Robert Laffont, 2022.

(1) Des extraits de cette conversation avaient été diffusés sur France 2, le 30 juin 2022, dans le documentaire de Guy Lagache, Un président, l’Europe et la guerre. La discussion dans son intégralité peut être écoutée ici : https://www.youtube.com/ watch?v=TN-PrKMgKXE.

(2) Voir, par exemple, le mea-culpa d’Hélène Carrère d’Encausse dans son entretien

« Poutine ou la course à l’abîme », Politique Internationale, n° 177, automne 2022.

(3) Pour un survol du renseignement russe, voir Andreï Kozovoï : « Vladimir Poutine et ses services secrets », Politique Internationale, n° 159, printemps 2018.

(4) Owen Matthews, Overreach : the inside story of Putin’s secret war against Ukraine, Londres, Mudlark, 2022.

(5) Revoir ici la scène où Narychkine bafouille, tel un mauvais élève repris par son maître : https://www.youtube.com/watch?v=ucEs0nBuowE.

(6)  Jirnov, L’Éclaireur, Nimrod, 2022.

(7) Sur cette affaire, voir Gordon Corera, Russians among us, William Morrow, 2020.

(8) Le FSB est l’héritier de la Deuxième direction générale du KGB au sein de laquelle Vladimir a travaillé pendant des années à l’époque soviétique.

(9) Sur Sourkov et la montée des siloviki du renseignement sous Poutine, voir l’ouvrage de Catherine Belton, Les Hommes de Poutine. Comment le KGB s’est emparé de la Russie avant de s’attaquer à l’Ouest, Talent éditions, 2022.

(10) Sur l’affaire Skripal, voir mon article dans Politique Internationale cité plus haut.

(11) Sur la fin de l’URSS, voir : Andreï Kozovoï, La Chute de l’URSS, 1982-1991- 2022, 2e édition, Perrin (Tempus), 2023.

(12) Sur cette opération, voir : Andreï Kozovoï, Brejnev, l’antihéros, Perrin, 2021.

(13) Cette partie repose sur les révélations du journaliste Andreï Soldatov, auteur de plusieurs ouvrages sur le renseignement russe et soviétique, aujourd’hui réfugié à l’étranger ; du journaliste Christo Grozev et du site d’investigation Bellingcat ; des publications du site Meduza ; et de la grande enquête du Washington Post sur le rôle du renseignement russe avant l’invasion, publiée le 19 août 2022 : Greg Miller et Catherine Belton, « Russia’s spies misread Ukraine and misled Kremlin as war loomed », basée sur des informations des services secrets américains et ukrainiens. J’exploite aussi les témoignages, en russe, du « général du SVR », notamment dans ses discussions hebdomadaires avec Sergueï Jirnov, publiées sur YouTube (https:// www.youtube.com/@GeneralSVR).

(14) Sur cette affaire, voir Owen Matthews, Richard Sorge, le maître espion de Staline, Perrin, 2020.

(15) Voir mon ouvrage, Les Services secrets russes des tsars à Poutine, 3e édition, Tallandier, 2022, p. 324 sqq.

(16) Le navire amiral russe Moskva a été coulé en mer Noire par deux missiles ukrainiens Neptune le 14 avril 2022.

(17) Voir, sur cette question, les publications du State Bureau of Investigation (SBI) : https://dbr.gov.ua/en/. On ignore ce qu’ils sont devenus à l’heure actuelle.

(18) Le FSO est l’héritier de la Neuvième direction générale du KGB.

(19) La responsabilité de cet assassinat est toujours incertaine. Pour la responsabilité du FSB, voir Isabel Van Brugen, « Could Putin’s FSB be linked to Dugin’s daughter’s     killing ? », Newsweek, 24 août 2022. Pour l’implication des Ukrainiens, voir Julian E. Barnes et alii, « U.S. believes Ukrainians were behind an assassination in Russia », New York Times, 5 octobre 2022.

(20) Andreï Soldatov et Irina Borogan, « Putin’s warriors. How Putin has coopted his critics and militarized the home front », Foreign Affairs, 6 décembre 2022.

(21) Ainsi, on a pu voir Poutine (ou son double, comme le prétend le « général du SVR » cité plus haut) conduire une Mercedes (sic) sur le pont de Crimée, le 5 décembre 2022.

Cet article s’inscrit dans le prolongement de mon chapitre « Vladimir Poutine et le fiasco de ses services secrets en Ukraine », Le Livre noir de Vladimir Poutine, Perrin/ Robert Laffont, 2022.