Poutine ou l'intoxiqueur intoxiqué

n° 178 - Hiver 2023

Dimanche 20 février 2022, alors que les tensions étaient à leur comble, le président français Emmanuel Macron s’est entretenu par téléphone avec Vladimir Poutine. Les préparatifs en vue d’une invasion russe de l’Ukraine étaient une certitude pour le renseignement américain depuis l’automne, mais le président français, comme la majorité des décideurs européens, ukrainiens inclus, avaient du mal à y croire. Pensant que la diplomatie pouvait encore permettre d’éviter le pire, il avait proposé au maître du Kremlin de servir de médiateur pour organiser un sommet Poutine- Biden, à Genève, afin de discuter de l’« architecture de sécurité » en Europe. La discussion, âpre, avait duré près de neuf minutes, se terminant néanmoins sur une note optimiste, Poutine donnant son accord sur le principe d’une rencontre au sommet : « J’étais sur le point de partir jouer au hockey [sur glace], mais je vais appeler dès maintenant mes conseillers pour qu’ils élaborent un texte. » Et de clore, espiègle, en français : « Je vous remercie, Monsieur le Président. » Se montrant amusé par les talents linguistiques du président russe, Macron avait raccroché, persuadé que sa démarche avait une sérieuse chance d’aboutir (1).

Le numéro de charme de Poutine était destiné à « endormir » ou, pour reprendre un terme propre au monde des services secrets, à « intoxiquer » son interlocuteur. Pour l’ancien officier du KGB, la décision d’envahir l’Ukraine était déjà prise et aucun retour en arrière n’était possible. Le lendemain, lundi 21 février, Poutine réunissait un Conseil de sécurité extraordinaire, au cours duquel les décideurs du « premier cercle » du Kremlin devaient marteler, les uns après les autres, leur soutien aux régions séparatistes ukrainiennes (la LNR et la DNR), dénoncer le crime de « génocide » du régime de Kyiv contre la population russe du Donbass et pointer du doigt le risque de voir l’Ukraine rejoindre l’Otan et se doter de l’arme nucléaire. Et, au matin du 24 février, débutait l’« opération militaire spéciale ».

L’échec de la « guerre éclair » russe dont les objectifs étaient de prendre Kyiv en trois jours et de provoquer la fuite de Zelensky, le tout sous les vivats de la population ukrainienne, s’explique par des facteurs militaires : la résistance acharnée des Ukrainiens rassemblés autour de leur président et appuyés par une aide occidentale sans précédent ; mais aussi, a contrario, l’état déplorable des troupes russes, peu motivées et mal équipées en raison d’une corruption endémique gangrenant le complexe militaro-industriel russe. Pour comprendre l’échec de cette opération et surtout la décision du président russe de se lancer dans une guerre qui a pris de court une bonne partie des experts (2), il convient aussi de se pencher sur l’influence délétère des services secrets dans le processus décisionnel. En effet, ce sont ces services, véritable colonne vertébrale de la gouvernance poutinienne, qui ont fini par intoxiquer l’« intoxicateur suprême » (3).

Poutine intoxiqué par ses siloviki

Seules trois personnes, en dehors de Poutine lui-même, auraient été au courant du projet d’invasion …