Requiem pour la République islamique

n° 178 - Hiver 2023

Michel Taubmann — Quelle est la réalité de la contestation actuelle en Iran ? Quelles sont ses spécificités par rapport aux révoltes du passé ?

Ladan Boroumand — Si l’on place la contestation actuelle dans une perspective historique, elle constitue un tournant décisif, par sa durée et son étendue, par sa nature et les idéaux qu’elle défend, et par ses modalités.

En effet, trois mois après la mort de Mahsa Amini, l’Iran est toujours le théâtre de protestations contre le régime islamique, et cela malgré une répression violente et des campagnes de terreur et d’intimidation orchestrées par la police anti-émeute et la milice islamiste (Basij). Selon un rapport détaillé de Human Rights Activists News Agency (HRANA), qui couvre la période allant de la mort de Mahsa Amini, le 17 septembre, jusqu’au 7 décembre 2022, les manifestations se sont propagées — chose inouïe — dans les trente et une provinces de l’Iran, y compris dans 160 villes et 143 grandes universités du pays. Le régime islamique a souvent connu des flambées de mécontentement, mais jamais d’une telle ampleur. HRANA a documenté 544 manifestations de plus de trente personnes, durant les trois derniers mois. Trois mois de protestations ininterrompues malgré une répression qui, fin 2022, avait déjà fait au moins 481 morts. Plus de dix-huit mille personnes ont été arrêtées. Ce mouvement se distingue aussi par ses aspirations laïques, féministes et démocratiques, résumées par le slogan « femmes, vie, liberté ». Les Iraniens voient dans ce régime un danger pour leur sécurité, pour leur prospérité et pour leur bonheur. C’est pourquoi cette révolution célèbre la vie normale, la dignité et les droits humains. Elle fait date dans l’histoire des révolutions modernes. Pour ceux qui ont suivi l’histoire de l’opposition, de la dissidence et de la violence d’État en Iran, le mouvement « femmes, vie, liberté » n’est pas une surprise. On en trouve déjà les prémices dans la campagne de l’élection présidentielle de 2009 et dans les manifestations qui ont suivi l’annonce des résultats.

M. T. — Quels sont les points communs avec le « mouvement vert » de 2009 ?

L. B. — La révolte de 2009 et la terrible répression qui s’est ensuivie ont clos un chapitre dans l’histoire des relations entre la théocratie et la société civile. Un chapitre inauguré par la présidence de Mohammad Khatami et son gouvernement « réformateur ». Entre 1997 et 2005, la société civile iranienne avait pu, grâce aux petits espaces de liberté autorisés par l’État, s’organiser en de nombreuses ONG et promouvoir des principes libéraux, sans toutefois remettre en cause l’existence du régime. Mais ce dialogue entre le pouvoir et la société civile est vite apparu comme un dialogue de sourds, simplement parce que les principes libéraux des droits humains sont incompatibles avec les principes fondateurs de la République islamique. Dans l’ensemble, aucune des demandes de la société civile, qu’il s’agisse d’élections libres et justes, des droits civils et politiques, de l’abrogation des lois discriminatoires contre les femmes, de l’abolition de la peine …