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Royaume-Uni : Keir Starmer premier ministre ?

« La complaisance est notre ennemi, et nous devons agir comme si nous étions toujours loin derrière dans les sondages », ne cesse de répéter le chef de l’opposition, sir Keir Starmer, aux membres de son cabinet ministériel fantôme (1). Le leader du parti travailliste britannique caracole, en effet, en tête des sondages depuis qu’une série de scandales a émaillé la fin du mandat de Boris Johnson. Il dispose aujourd’hui d’une bonne longueur d’avance sur les conservateurs, dont la popularité s’est en partie effondrée. Les conséquences désastreuses du « mini-budget » de Liz Truss et de son ancien chancelier de l’Échiquier Kwasi Kwarteng auront fait voler en éclats la crédibilité économique des Tories et érodé la confiance des électeurs britanniques, las du ballet incessant de ses leaders à la tête du pays. Le parti conservateur ne recueillait plus que 22 % des intentions de vote le 20 octobre 2022 (contre 53 % pour les travaillistes) alors que Liz Truss annonçait sa démission après 44 jours au pouvoir seulement et que se profilait une nouvelle élection interne pour nommer le cinquième leader conservateur en seulement six ans.

Des voix se sont rapidement élevées, notamment dans les rangs travaillistes, pour réclamer des législatives qui produiraient un gouvernement démocratiquement élu par l’ensemble des Britanniques plutôt que par les quelque 172 000 membres du parti conservateur appelés à désigner leur nouveau champion.

La prochaine échéance est prévue pour 2024, et rien dans la Constitution britannique ne permet à l’opposition seule de forcer le parti majoritaire à la tenue d’élections anticipées ; mais les divisions au sein du parti conservateur sont telles que les travaillistes ont déjà lancé leurs opérations de pré-campagne électorale. Keir Starmer se dit prêt à gouverner. C’est bien d’ailleurs la confiance et la détermination qui ont marqué la conférence nationale du Labour en octobre, où Keir Starmer a comparé les perspectives de son parti aux grandes victoires travaillistes de Clement Attlee en 1945, de Harold Wilson en 1964 et de Tony Blair en 1997 (2). Celui qui incarne l’aile modérée du parti travailliste s’est félicité d’avoir surmonté les profondes fractures internes entre centristes, dits « blairistes », et une aile gauche radicale, jadis représentée par l’ancien chef du parti, Jeremy Corbyn, et désormais marginalisée. Dans un discours empreint d’une nouvelle ferveur patriotique, Keir Starmer a dénoncé l’irresponsabilité des gouvernements   conservateurs   et   promis un retour à la stabilité économique sous un futur gouvernement travailliste qui ferait « toujours primer les intérêts du pays sur ceux de son parti » (3).

Que sait-on véritablement de Keir Starmer et de son positionnement idéologique ? Saura-t-il maintenir l’unité de son parti et colmater les brèches d’un électorat désormais divisé sur les questions du Brexit, de l’immigration et de la place du Royaume-Uni dans le monde ? S’il est vrai que Keir Starmer incarne la compétence, la stabilité et le sérieux requis pour la plus haute fonction politique — autant de qualités qui contrastent avec la désinvolture de Boris Johnson ou la démesure de Liz Truss —, il est tout aussi vrai que l’arrivée du modéré Rishi Sunak au 10 Downing Street risque de modifier la donne.

L’ambiguïté constructive de Keir Starmer

Né en 1962 à Londres d’un père ouvrier et d’une mère infirmière, Keir Starmer doit son prénom au fondateur du parti travailliste, Keir Hardie, à qui ses parents ont voulu rendre hommage. Il a été marqué très jeune par l’état de santé de sa mère, qui souffrait de la maladie de Still, et qui refusait de se faire soigner dans le privé. Il décrit volontiers son enfance dans un quartier ouvrier du sud de l’Angleterre comme un épisode à la fois heureux et formateur, louant les services publics de santé et d’éducation qui l’ont accompagné. Il prend sa carte au parti travailliste dès l’adolescence et adhère aux jeunesses socialistes de l’East Surrey, dont il devient rapidement le leader, avant de rejoindre les bancs des universités de Leeds puis d’Oxford où il sera diplômé en droit. D’abord avocat pénaliste, il se spécialise dans les droits de l’homme, collabore avec Amnesty International et assure la défense de condamnés à mort aux Caraïbes. Il se fait connaître auprès du grand public en 2005 en tant qu’avocat pro bono de deux militants écologistes opposés à la multinationale McDonald’s dans le plus long procès de l’histoire juridique outre- Manche, qui fit l’objet d’un documentaire signé par le réalisateur Ken Loach (McLibel). Il travaillera par la suite à l’élaboration de nouveaux services de police dans le cadre du processus de paix en Irlande du Nord, une expérience qu’il citera plus tard comme l’un des facteurs déterminants de sa décision d’entrer en politique et de changer les choses « de l’intérieur » (4).

Devenu procureur général en 2008 puis anobli par la reine Elizabeth II en 2014, Keir Starmer est de son propre aveu arrivé sur le tard dans l’arène politique, élu député dans une circonscription du nord de Londres en 2015 seulement. Représentant de la gauche modérée au sein du Labour, il prend part à la campagne orchestrée, en 2016, par un groupe de députés travaillistes qui souhaitent pousser Jeremy Corbyn à la démission. Resté en poste, ce dernier le nommera néanmoins secrétaire d’État chargé du Brexit dans son nouveau cabinet fantôme en raison de son expertise juridique. Starmer y établira son autorité et sa compétence en devenant l’un des plus féroces adversaires du parti conservateur lors des débats à la Chambre des communes et en démontrant sa grande maîtrise des questions techniques les plus complexes. Son insistance sur la nécessité pour le parti d’adopter une position plus pro-européenne et de soutenir l’idée d’un second référendum sur le Brexit lui vaudra toutefois d’être évincé de la campagne électorale de 2019.

Prenant garde à ne jamais critiquer trop sévèrement son prédécesseur, le modéré Keir Starmer, pourtant favori des centristes, s’engage, lors de sa campagne pour le poste de leader, à ne pas tourner le dos au radicalisme du manifeste électoral de 2019 et à promouvoir une nouvelle unité en vue du scrutin de 2024. En s’assurant le soutien des éléments les plus radicaux comme des plus centristes, Keir Starmer est parvenu à développer une « ambiguïté constructive » (5) qui lui permet de mettre un terme au factionnalisme dont avait souffert son parti pendant plusieurs années. Son élection à la direction du Labour en avril 2020 a donc été accueillie à la fois avec soulagement et circonspection après les turbulences qui avaient marqué le mandat de son prédécesseur, miné par de profondes divisions internes et de graves accusations d’antisémitisme. Les travaillistes venaient du reste de subir leur pire défaite depuis 1935 aux élections de décembre 2019 en ne remportant que 32,1 % des suffrages et 202 des 650 sièges que compte la Chambre des communes (soit 60 de moins qu’aux législatives précédentes de 2017). Bien que son élection ait été saluée comme un retour à la normalité, le déficit de charisme et de ligne politique claire du nouveau leader ne manquent pas d’inquiéter. Aujourd’hui en tête des sondages, Keir Starmer ne risque-t-il pas d’être considéré comme un favori par défaut (6) ?

Sa première priorité a été de s’assurer le contrôle de son parti, ce qu’il a accompli en évinçant les membres de l’aile gauche radicale des positions les plus influentes, sélectionnant le plus souvent à leur place des figures qui ne sont ni centristes ni radicales, comme l’ancien leader Ed Miliband. La grande majorité des groupes les plus radicaux affiliés au parti travailliste, tels que Socialist Appeal ou Labour Left Alliance, en ont été proscrits, et les membres du parti participant à leurs activités ont été tout simplement exclus. Keir Starmer s’est montré inflexible sur la discipline attendue de ses troupes : quelques jours après le début de la guerre en Ukraine, onze d’entre eux (dont l’ancien bras droit de Jeremy Corbyn, John McDonnell, et son ancienne ministre de l’Intérieur fantôme Diane Abbott) ont été sommés de se retirer de l’organisation Stop the War Coalition sous risque d’exclusion immédiate en raison d’une déclaration dont ils étaient signataires décrivant l’Otan comme un pacte d’agression. La purge du parti s’est également appliquée à son ancien dirigeant, Jeremy Corbyn, exclu pour avoir refusé d’accepter les conclusions de la commission britannique pour l’égalité et les droits de l’homme (EHRC) sur l’inaction du parti travailliste sous sa mandature face à des accusations d’antisémitisme. Keir Starmer s’est enfin appliqué à restructurer son parti de fond en comble de manière à renforcer le pouvoir et le contrôle de ses instances dirigeantes et de son groupe parlementaire au détriment des sections locales souvent plus proches de la gauche radicale.

Malgré ces mesures fortes, la cote de popularité du parti travailliste ne s’est pas pour autant immédiatement envolée. En misant sur son sérieux et sa compétence, Keir Starmer a peut-être mal interprété les attentes des électeurs qui, tout en lui reconnaissant ces qualités, l’ont rapidement catalogué comme un dirigeant ennuyeux auquel ils préféraient les frasques et l’humour de Boris Johnson. Friands du storytelling permanent de celui qu’ils appellent simplement « Boris », comme s’il était l’un des leurs, les Britanniques n’ont d’abord pas adhéré à l’autorité et à la rigueur poussiéreuses de Keir Starmer (7). S’il était prévisible en outre que le Brexit ferait les gros titres pendant la première année de sa mandature, personne n’aurait pu prévoir la pandémie mondiale de Covid-19 ou une nouvelle guerre sur le sol européen. Or ces événements auront davantage profité aux gouvernements conservateurs, non seulement pour leur couverture médiatique mais aussi en raison du nouveau paysage électoral du Royaume-Uni, marqué par une refonte des sympathies partisanes.

Patriotisme et silence idéologique

Les difficultés rencontrées par le Labour   s’inscrivent dans des bouleversements politiques plus larges, que nombre de partis européens de centre gauche connaissent également. Des bouleversements caractérisés notamment par l’érosion des allégeances partisanes traditionnelles et de la solidarité de classe qui sous-tendaient autrefois le vote travailliste. Les différences sociologiques entre les électeurs du parti conservateur et ceux du parti travailliste ont pratiquement disparu lors des deux dernières élections législatives de 2017 et 2019. De nombreux électeurs des anciens bastions ouvriers et travaillistes dits du Red Wall, situés pour la plupart dans les Midlands et le nord de l’Angleterre, se considèrent aujourd’hui comme les « laissés-pour-compte » de la société britannique et ont reporté leurs espoirs d’abord sur le parti europhobe UKIP de Nigel Farage puis, plus massivement, sur le Brexit et son champion politique, le parti conservateur. Ils ont le sentiment que le parti travailliste, qu’ils tiennent pour responsable de l’ouverture des frontières aux migrants européens et aux demandeurs d’asile sous Tony Blair, ne les représente plus et qu’il est devenu le parti des élites libérales et de l’immigration.

Les électeurs du parti travailliste sont aujourd’hui divisés en deux catégories diamétralement opposées en termes démographiques et idéologiques : d’un côté, une population jeune, urbaine, diplômée et cosmopolite aux attitudes libérales en matière d’immigration, d’aides sociales et de droits civils, soucieuse de l’environnement et de la lutte contre les discriminations ; de l’autre, des gens plus âgés, moins qualifiés, aux idées plus conservatrices, penchant parfois vers l’autoritarisme, issus des classes ouvrières et moyennes des petites villes des régions dites du Red Wall. Il s’agit donc pour Keir Starmer de restaurer la confiance en son parti tout en ne s’aliénant aucun de ces deux groupes. Il a, pour ce faire, adopté une double stratégie : il a d’abord cherché à rétablir le dialogue (rompu sous Corbyn) avec les électeurs du Red Wall en mettant en avant le patriotisme de sa formation et sa capacité à défendre les intérêts et la sécurité des Britanniques ; il a ensuite voulu rassurer les électeurs en passant sous silence toute référence idéologique et en projetant une image de crédibilité et de sérieux.

Les messages des travaillistes sont désormais ponctués de références positives au patriotisme, à la famille, aux forces armées et aux symboles de la nation afin de redorer le blason d’un parti perçu comme antipatriotique sous Jeremy Corbyn (qui refusait, par exemple, de chanter l’hymne national). En revanche, toute allusion à des politiques, des principes ou un langage jugés trop idéologiques, voire simplement controversés est bannie. Cette stratégie dite du « silence idéologique » (8) a pour objectif d’estomper les spécificités doctrinales pour mieux mettre en exergue la compétence et le pragmatisme des acteurs politiques. En pratique, cela permet de séduire un large éventail d’électeurs, et notamment ceux qui considéraient les propositions travaillistes comme trop radicales, irréalistes, onéreuses ou déconnectées de la réalité en 2017 et 2019. Face à l’impossibilité de proposer un programme qui plaise autant aux jeunes cosmopolites urbains qu’aux électeurs du Red Wall, Keir Starmer semble donner la priorité à ces derniers. Il fait sans doute le pari que son parti parviendra de toute façon à conserver un électorat jeune et urbain. Et, pour conforter ce pari, il apporte ponctuellement son soutien à des politiques environnementales ambitieuses (Green New Deal), à des formes de démocratie participative ou encore à la lutte contre les discriminations.

Tirant les leçons de la défaite de 2019, Keir Starmer choisit de développer un message politique qui puise autant dans les valeurs de la famille, de la justice, du travail, du respect et du patriotisme — valeurs qui correspondent aux préférences des électeurs du Red Wall — que dans les repères traditionnels du socialisme comme la solidarité, la justice et la liberté. Ses appels à l’unité ne s’adressent donc pas uniquement à son parti, mais aussi à l’électorat dans son ensemble, au risque que ce dernier ne perde de vue les idées que le parti travailliste incarne.

Certes, en évitant tout conflit idéologique, le parti travailliste parvient difficilement à imposer une identité politique distincte. Mais s’il reste volontairement discret sur les principales promesses qui constitueront son prochain programme électoral, le chef de file des travaillistes a pourtant dévoilé lors de la conférence nationale du parti un plan ambitieux visant à créer une entreprise publique pour le développement des énergies vertes (Great British Energy) qui sera chargée d’investir et de gérer des projets aux quatre coins du pays. Il conçoit l’État comme un acteur de l’économie de marché et du fléchage des investissements dont les bénéfices doivent profiter aux contribuables, une idée chère au travaillisme classique. Il s’engage en même temps à respecter la discipline fiscale et la rigueur financière ainsi qu’à faciliter l’accès à la propriété privée, deux thèmes traditionnellement conservateurs. Il promet enfin le remplacement de la Chambre des lords (dont les pairs sont nommés par le premier ministre) par une chambre haute dont tous les membres seraient démocratiquement élus, afin de restaurer la confiance des Britanniques et de répondre aux préoccupations de ceux qui ont voté pour le Brexit comme des électeurs du parti nationaliste écossais. Les Britanniques ont donc parfois de la peine à cerner ce qui le distingue de ses adversaires, d’autant que Keir Starmer prend soin de ne pas attaquer le gouvernement frontalement sur un terrain idéologique, mais de pointer son incompétence. L’inconstance et la désinvolture qui ont marqué le mandat de Boris Johnson, puis l’imprudence de l’éphémère gouvernement de Liz Truss auront permis à Keir Starmer de restaurer la confiance de l’électorat en sa capacité à gouverner et à prendre les meilleures décisions en matière économique. Mais qu’en sera-t-il face à l’ex-chancelier de l’Échiquier, Rishi Sunak ? Ce dernier saura-t-il maintenir l’unité d’un parti au bord du précipice ?

Le défi Sunak

Bien qu’éphémère, le gouvernement de Liz Truss risque de peser lourdement sur l’avenir du parti conservateur britannique. Élue le 5 septembre 2022 après avoir recueilli 57 % des suffrages exprimés par les membres du parti contre 43 % pour son rival Rishi Sunak, Liz Truss s’est rapidement retrouvée isolée après avoir échoué à imposer son programme ultra-libéral dans un contexte de crise économique. Dès son annonce à la Chambre des communes, le 23 septembre, le chef de l’opposition avait vivement critiqué le « budget kamikaze » du gouvernement Truss qu’il mettait en garde contre le risque d’endettement sur les marchés et contre une hausse des taux d’intérêt qui alourdirait la charge de millions de ménages britanniques déjà éprouvés par une inflation galopante et une augmentation spectaculaire des coûts de l’énergie. Les travaillistes dénonçaient une « économie casino » relevant d’un pari sur les emprunts que devrait contracter l’État britannique pour financer à la fois de fortes baisses d’impôts (jugées particulièrement généreuses pour les plus riches) et des aides massives aux ménages et aux entreprises pour compenser l’inflation. Enfin, ils soulignaient l’irresponsabilité d’un gouvernement — dont les propositions n’avaient pas été soumises à l’avis de l’OBR (Office pour la responsabilité budgétaire) comme le veut la règle — qui misait sur le financement par l’emprunt dans l’espoir d’un retour vers la croissance. Après trois semaines marquées par l’effondrement de la livre sterling, le renflouement des fonds de pension par la Banque d’Angleterre et la hausse des taux hypothécaires, Liz Truss était sommée par les figures de son propre parti de faire marche arrière sur nombre de ses mesures phares et de sacrifier son chancelier de l’Échiquier Kwasi Kwarteng, remplacé au pied levé par Jeremy Hunt, réputé sérieux et compétent, afin de redresser la barre du navire. Mais les fissures déjà apparentes au sein du parti conservateur avant même que Liz Truss n’accède au pouvoir auront eu raison de son gouvernement. Contestée au sein même de sa majorité, sa crédibilité et son autorité affaiblies, elle finit par donner sa démission le 20 octobre après le coup de grâce porté par le départ de sa ministre de l’Intérieur, Suella Braverman, très influente auprès de l’aile droite du parti. Pour justifier sa décision, cette dernière évoquait à la fois une entorse au code ministériel (elle aurait envoyé des courriels sur sa boîte personnelle) et, surtout, ses graves inquiétudes quant à la politique du gouvernement Truss et l’abandon de ses promesses sur le dossier migratoire.

Proche de l’implosion, le parti conservateur a alors fixé dans l’urgence de nouvelles règles afin de permettre la désignation de son nouveau leader, les candidats devant recueillir un minimum de cent parrainages. Une course contre la montre s’est alors engagée pour Rishi Sunak, tandis que Boris Johnson tentait d’organiser son come- back. Conscients de la nécessité de court-circuiter au plus vite le risque d’élections législatives anticipées et les nouvelles turbulences que ne manquerait pas de créer le retour de Boris Johnson au 10 Downing Street, 197 des 357 députés conservateurs accordent leur soutien à l’ancien chancelier de l’Échiquier qui accède au poste de premier ministre le 24 octobre. Rishi Sunak, 42 ans, devient le premier dirigeant national d’origine indienne et de religion hindoue au Royaume-Uni, mais aussi le premier banquier à accéder à ce poste. Une aubaine pour les conservateurs en ces temps de crise alors que leur crédibilité en matière économique est considérablement endommagée, d’autant que Rishi Sunak voit sa propre autorité renforcée par ses mises en garde contre les choix économiques de Liz Truss qu’il avait qualifiés de politiques de « conte de fées » (9). L’ancien chancelier jouit également d’une solide réputation auprès du grand public grâce au succès de ses initiatives, certes coûteuses, pour sauver emplois et entreprises lors de la crise liée à la pandémie de Covid-19.

Mais le contexte économique actuel n’est plus favorable au « quoi qu’il en coûte », et même après être revenu sur la plupart des baisses d’impôts prévues par le gouvernement Truss, Rishi Sunak doit aujourd’hui combler un déficit budgétaire qui frôlerait les 50 milliards de livres d’ici à 2026-2027. Il a prévenu qu’il devrait faire des « choix difficiles » — des choix que nombre de députés conservateurs d’arrière-ban pourraient mal accepter, surtout ceux des circonscriptions du Red Wall sous pression de leurs administrés. La fortune personnelle de Rishi Sunak (estimée à 730 millions de livres) et les controverses sur le statut fiscal privilégié de son épouse jusqu’à sa domiciliation au Royaume-Uni en juillet dernier, pourraient également faire grincer des dents dans un climat d’austérité. Confronté à des impératifs économiques de discipline et de rigueur financière, le chef du gouvernement aura du mal à répondre aux exigences des différentes factions de son parti tout en réalisant les promesses du programme de 2019 sur la base duquel les conservateurs ont été élus. La composition de son cabinet ministériel est, du reste, révélatrice des défis qu’il devra relever pour assurer l’unité de son parti et ménager son aile droite tout en gérant une grave crise économique et sociale, une flambée des coûts de l’énergie et de l’alimentation et une vague de mouvements sociaux. La nomination d’anciens ministres des gouvernements de Boris Johnson à des postes clés atteste de l’influence que ce dernier exerce encore au sein du parti et de sa popularité auprès de l’électorat conservateur. De même, la reconduction très controversée de Suella Braverman au ministère de l’Intérieur, que Keir Starmer a qualifiée de « pacte sordide » en raison des multiples polémiques dont cette dernière fait l’objet, témoigne du prix que Rishi Sunak devra payer pour le soutien de l’aile la plus droitière du parti à laquelle il doit en partie son élection.

Les sondages d’opinion révèlent enfin que les Britanniques font une nette différence entre la confiance qu’ils accordent à leur nouveau premier ministre et l’opinion qu’ils ont de son parti, un problème majeur si l’on considère que le système britannique repose sur l’élection d’un parti et non d’un individu. Les cinq dernières années ont du reste prouvé à quel point les leaders sont interchangeables. Rishi Sunak est considéré comme un premier ministre compétent, même par ceux qui ne sont pas enclins à voter conservateur. Pour gérer l’économie du pays, les Britanniques misent d’ailleurs plus sur Rishi Sunak (41 %) que sur Keir Starmer (30 %), alors qu’ils sont plus nombreux à préférer le parti travailliste (36 %) au parti conservateur (23 %). Mais la plupart font davantage confiance à Keir Starmer pour juguler la hausse du coût de la vie (44 % contre 37 %) et des prix de l’énergie (43 % contre 38 %). Keir Starmer est perçu comme étant plus proche des Britanniques et de leur vie quotidienne (42 % contre 24 % pour Rishi Sunak) et plus honnête (45 %) que son pendant conservateur (35 %) (10). Les sondages indiquent tous une majorité des intentions de vote en faveur des travaillistes (avec 50 % en moyenne pour les travaillistes et 25 % pour les conservateurs depuis le 24 octobre) et, même si le parti conservateur a connu un rebond de 5 points depuis la démission de Liz Truss, son score demeure loin derrière celui du Labour de Keir Starmer. Tout donne à penser pour l’instant que les travaillistes sont en voie d’obtenir une écrasante majorité aux prochaines élections législatives. Malgré sa popularité personnelle, Rishi Sunak aura du mal à faire oublier les scandales à répétition et l’inconstance qui ont caractérisé son parti ces dernières années — une tâche d’autant plus difficile que, comme nous l’avons souligné, les divisions de ce parti demeurent profondes et qu’il fait face à un climat économique hostile. Un hiver d’austérité conservatrice pourrait bien annoncer le retour du printemps pour les travaillistes britanniques.

 

(1) Newscast, The Liz Truss resignation cast, 20 octobre 2022, BBC Sounds.

(2) Keir Starmer conference speech, « Fairer, greener Britain », 27 septembre 2022, https://labour.org.uk/press/keir-starmer-conference-speech/, « Because as in 1945, 1964 and 1997, this is a Labour moment ».

(3) Ibid. « country first, party second ».

(4) Patrick Maguire, « Keir Starmer: the sensible radical », New Statesman, 31 mars 2020.

(5) Steven Fielding, « Looking for Starmerism », The Political Quarterly, vol. 92, n° 2, avril-juin 2021.

(6) Bagehot, « The rise of Default man », The Economist, 1er octobre 2022.

(7) Agnès Alexandre-Collier, « Les défis de Liz Truss », Politique Internationale, n° 177, automne 2022.

(8) Katherine Dommett, « Ideological quietism? Ideology and party politics in Britain », Political Studies, vol. 64, n°1, 2016.

(9) Ben Riley-Smith et Camilla Turner, « Rishi Sunak attacks Liz Truss’s ‘fairytale’ economic plan in Tory leadership debate », The Telegraph, 15 juillet 2022.

(10) BMG Research, « The i polling on voting intention and leader satisfaction », 28 octobre 2022, bmgresearch.co.uk ; Matthew Smith, « As he becomes PM, what do people think of Rishi Sunak? », YouGov, 25 octobre 2022, yougov.co.uk.