Galia Ackerman — Vous avez choisi de quitter la Russie au début de la guerre car, dites-vous dans un message posté sur Facebook, vous ne pouviez pas vivre avec le goût du sang dans la bouche. Comment votre nouvelle vie s’organise-t-elle ?
Sergueï Medvedev — J’ai obtenu une bourse de recherche au Helsinki Collegium for Advanced Studies. J’anime aussi des programmes sur Radio Liberty et j’ai plusieurs autres occupations intellectuelles.
G. A. — Vous avez beaucoup réfléchi sur la société russe, notamment dans votre livre majeur, Les Quatre Guerres de Poutine. Peut- on dire que les Russes forment une nation politique ?
S. M. — Non, absolument pas. Les Russes sont l’une des nations les plus dépolitisées du monde. Je dirais même qu’il est difficile de parler de nation à propos de la Russie. Il y a une population russe, mais la nation russe n’est pas encore née, elle ne s’est pas encore formée. Il y a juste une population gouvernée par un État. Ce « contrat » entre la population et l’État a été renouvelé au XXIe siècle, dans le cadre d’une société moyenâgeuse et corporatiste. C’est pour cette raison que la majorité des Russes soutient la guerre (1) ; et c’est aussi pour cette raison qu’il n’y a ni vraie opposition ni vraie alternative à Poutine.
G. A. — Comment expliquer que la nation russe ne se soit pas formée ? On se souvient pourtant de la perestroïka et de l’enthousiasme qu’elle avait soulevé. On peut reprocher à Eltsine de ne pas avoir construit d’institutions démocratiques mais, à l’époque, un authentique vent de liberté soufflait sur le pays !
S. M. — Historiquement, c’est l’Empire qui a pris la place de la nation. Il y avait, d’un côté, une classe de colonisateurs aux ambitions impériales et, de l’autre, un pays gigantesque à coloniser. Les Russes ont tenté à plusieurs reprises de se constituer en nation, contre Napoléon ou pendant les guerres contre l’Empire ottoman. On a également assisté à une montée du sentiment national dans le dernier tiers du XIXe siècle, sous Alexandre III, comme partout en Europe. Mais les bolcheviks, eux, n’avaient aucune envie de développer le sentiment national russe. Ils privilégiaient une approche de classe. Puis, sous Staline, on est passé à la restauration du projet impérial. Au fond, les Russes n’ont jamais vécu dans les conditions qui leur auraient permis de faire émerger une nation. Après l’éclatement de l’URSS, cela n’a pas marché non plus. Ce sont les périphéries de l’Empire qui se sont constituées en nations : dans les pays nouvellement indépendants, on a vu éclore des élites qui ont construit, avec plus ou moins de succès, des projets nationaux. Je pense, en particulier, à ceux qui avaient déjà eu une expérience comparable dans le passé, comme les pays baltes.
En Russie, après l’intermède des années 1990, on a recommencé à rêver de l’Empire et à cultiver une mentalité impérialiste. Le peuple s’est de nouveau abandonné à l’État — un État dont il attend tout. C’est l’éternel problème de la Russie : les gens ne conçoivent pas leur existence en dehors du cadre de l’État. C’est le prisme à travers lequel ils regardent le monde. C’est pour cela que la masse accepte la mobilisation, accepte d’aller faire la guerre en l’Ukraine, de tuer et de mourir. Car les Russes sont incapables de séparer leur identité de celle de l’État.
G. A. — Depuis le début de la guerre, près d’un million de personnes ont quitté la Russie. S’agit-il d’opposants au régime poutinien ou simplement de jeunes hommes qui refusent la mobilisation et veulent échapper aux conséquences des sanctions occidentales ?
S. M. — On ne dispose pas de chiffres précis, mais je pense que la moitié des exilés sont contre le régime : ce sont ceux qui sont partis dans les deux ou trois premiers mois après le déclenchement de la guerre. Ceux qui ont fui cet automne l’ont fait parce qu’ils craignent pour leur vie ou qu’ils anticipent une très grave crise politique, économique et sociale. La mobilisation décrétée par Poutine a, en effet, propulsé la guerre dans une autre dimension, celle de l’affrontement contre l’« Occident collectif ». Sous nos yeux, la Russie est en train de se transformer en Corée du Nord. Les gens l’ont bien compris, et ils partent pour sauver leur avenir et celui de leurs enfants. Une telle réaction n’allait pas de soi, car l’État a tout fait, dans les premiers mois, pour que cette guerre apparaisse comme une opération spéciale et rien d’autre, qui se déroule quelque part au loin, comme jadis en Tchétchénie. Or, désormais, la guerre est arrivée dans chaque foyer. Ceux qui partent n’ont peut-être pas une forte motivation politique, mais ce sont les plus cultivés et les plus mobiles. Selon certains témoignages, les gens qu’on rencontre aux points de passage entre la Russie et certains pays limitrophes ressemblent à ceux qu’on croisait aux meetings de Navalny. Il s’agit de jeunes professionnels qui gagnaient bien leur vie en Russie et qui s’organisent pour créer des réseaux d’entraide. Ils sont contre la guerre, contre Poutine, ils espèrent un avenir meilleur pour la Russie et ils votent avec leurs pieds.
G. A. — Beaucoup restent de peur de perdre leur statut social…
S. M. — Le départ est une décision très difficile à prendre. On abandonne non seulement sa place dans la société mais toute son ancienne vie : son appartement, ses économies… Tout sacrifier pour se lancer dans l’inconnu… Je comprends les gens qui restent en Russie et qui souffrent, bien qu’ils ne soient pas d’accord avec la guerre. Ils ne peuvent pas transférer leur argent des banques russes vers l’étranger. Alors, comment feraient-ils pour vivre ? Ils devraient valider leurs diplômes avant de trouver du travail, leurs enfants devraient intégrer des écoles dans des pays dont ils ne connaissent pas la langue, et j’en passe. Bref, les gens devraient se transformer en réfugiés syriens, sauf que les réfugiés syriens avaient déjà tout perdu, n’avaient plus de maison et recevaient des bombes sur la tête. Ce qui n’est pas le cas des Russes.
G. A. — Mais comment peut-on vivre dans un pays fasciste ? Les antinazis allemands fuyaient sans savoir ce qui les attendait !
S. M. — Le dilemme est terrible. Vous devez choisir entre une mauvaise solution et une très mauvaise solution. Mais imaginez que vous ayez une vieille mère malade, trois enfants et que, en partant, vous perdiez votre unique travail. Qu’est-ce que vous feriez ? Vous iriez planter votre tente près de la frontière géorgienne, dans la montagne ?
G. A. — J’aimerais vous poser une question qui divise les Russes : dans quelle mesure sont-ils tous moralement responsables de cette guerre ?
S. M. — Avant de reconnaître qu’on porte soi-même une part de responsabilité dans une tragédie d’une telle ampleur, il faut mener un long processus de réflexion et d’analyse. Tout le monde n’en est pas capable et, en tout cas, cela demande du temps. En 1945, les Allemands ne se sentaient pas responsables de la guerre, d’Auschwitz, de toute la souffrance qu’ils avaient causée. Il y a des gens qui ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité : des militaires, des propagandistes, des idéologues, des journalistes. Ceux-là doivent être répertoriés et recherchés par Interpol. Pour le reste de la population, il va falloir en passer par un long travail de prise de conscience et d’éducation. En Allemagne, c’était différent : le pays était occupé et on a contraint les Allemands à regarder leur passé en face. Et pourtant, il leur a fallu près de quarante ans pour comprendre que le pays entier était responsable des crimes du nazisme. Et nous parlons de l’Allemagne, d’une nation qui a une longue tradition politique et un haut niveau culturel. Les Russes en seront-ils capables ? Difficile à dire…
G. A. — La création d’un tribunal pénal international destiné à juger les crimes commis par les Russes en Ukraine pourrait- elle faciliter cette prise de conscience ?
S. M. — La création d’un tel tribunal est nécessaire non seulement pour les Russes, mais pour le monde entier. Et, bien entendu, c’est indispensable pour l’Ukraine. Il faut punir les criminels, condamner la Russie, l’obliger à payer des réparations, la démilitariser et la priver de ses armes nucléaires. Est-ce que cela suffira ? Je n’en suis pas sûr. Le risque, c’est que les gens, en Russie, se disent :
« Une fois de plus, on nous montre du doigt alors que la guerre a été provoquée par l’Occident, et nous avons perdu face à des armes plus puissantes que les nôtres. On nous a de nouveau mis à genoux. D’autres l’ont essayé dans le passé, comme Hitler ou Napoléon, et cette fois, l’Occident a réussi. » Je ne vois pas comment casser cette logique basée sur le ressentiment. Car, sur les 140 millions de Russes, bien peu ont les yeux grands ouverts. Pour la majorité, il est plus confortable de vivre dans le mensonge, dans l’illusion ou dans l’ignorance. Même lorsque la guerre sera finie, je doute que ces millions de gens se réveillent. Ils vont ressasser dans leur for intérieur ce sentiment d’humiliation.
G. A. — Que faire alors ?
S. M. — La communauté internationale, l’Otan en particulier, doit prendre des mesures afin d’empêcher la Russie d’attaquer ses voisins à l’avenir. Quant à la situation intérieure, il faudra des dizaines d’années pour qu’elle s’améliore. Il faudra déployer des efforts pédagogiques considérables pour que les citoyens russes finissent par comprendre et par digérer leur passé. Il ne s’agit pas seulement de la guerre contre l’Ukraine, mais du stalinisme et de ses crimes — dont le pacte Molotov-Ribbentrop — et de tout le passé impérial. Il faut notamment abolir le culte de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale (2). Depuis vingt ans, ces célébrations sont devenues un gigantesque marécage de plus en plus toxique. Je ne sais pas comment sortir de cet engrenage, je n’ai pas de recette. La seule chose que je sais, c’est qu’il faut veiller à ce que ce marécage ne se décompose pas en relâchant des champignons radioactifs.
G. A. — À ce propos, en plus de l’annexion de quatre oblasts ukrainiens, Poutine a signé un décret spécial qui annexe la centrale nucléaire de Zaporijia…
S. M. — Ce n’est pas étonnant. Faute de victoires militaires, Poutine doit trouver la parade afin d’accroître ses gains. L’atout nucléaire est tout ce qu’il lui reste, qu’il s’agisse des nucléaires civil ou militaire. Il essaie de persuader ses adversaires qu’il s’approche de plus en plus de cette « ligne rouge ».
G. A. — Cette menace est-elle réelle ou s’agit-il d’un bluff ?
S. M. — Honnêtement, j’ai longtemps pensé que l’agression russe contre l’Ukraine était du bluff. Je l’ai pensé jusqu’au 24 février 2022, à quatre heures du matin. Nous avons en face de nous non pas un homme politique raisonnable capable d’articuler une pensée stratégique, même pas un joueur, mais un individu cliniquement malade, frappé de démence. Il me fait penser à Hitler lorsqu’il avait ordonné la destruction de l’Allemagne pour empêcher les armées alliées de progresser : il avait exigé qu’on fasse sauter des ponts, des routes, des usines, des barrages hydroélectriques. Il programmait l’anéantissement total de l’Allemagne, car elle n’était pas digne de ses « rêves ». Exactement comme Poutine qui a prononcé cette fameuse phrase : « À quoi sert ce monde si la Russie n’y a pas sa place ? » Poutine est moralement prêt pour l’anéantissement de la Russie. Il faut donc prendre ses menaces au sérieux. Je ne dis pas que la guerre nucléaire est inévitable, mais une frappe russe sur une centrale ukrainienne ou une frappe nucléaire tactique ne sont pas à exclure. J’espère que les Occidentaux se préparent à ce genre d’événement et qu’ils sauront y réagir.
G. A. — À votre avis, la Russie peut-elle gagner cette guerre, avec ou sans l’arme nucléaire ?
S. M. — Elle ne peut pas gagner la guerre, mais elle peut ne pas la perdre. Où se situe la limite entre une victoire et une défaite ? Poutine peut très bien dire à sa population que les « objectifs de l’opération militaire spéciale ont été atteints ». Il peut dire que la Russie a réussi à libérer une partie de la région de Donetsk et de Lougansk des nazis et à protéger ainsi les Russes du Donbass. En revanche, il ne pourra pas renverser le régime de Kyïv et transformer l’Ukraine en un État vassal à l’image du Bélarus. Dans ce sens, on ne peut évidemment pas parler de victoire, même si la Russie parvient à conserver des morceaux de territoire ukrainien. Elle est à la recherche d’une solution qui lui permettrait de sortir de ce conflit sans reconnaître sa défaite. Mais une telle solution est inacceptable pour l’Ukraine et le monde civilisé, dans la mesure où elle serait perçue comme une défaite ukrainienne.
G. A. — Depuis peu, on évoque des tiraillements au sein de l’élite dirigeante russe. Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et certains autres militaires sont mis en cause pour la conduite désastreuse des opérations. Est-ce à dire qu’une révolte d’une partie des élites est possible ?
S. M. —Pour l’instant, un tel scénario ne me semble pas vraisemblable. Mais je n’ai pas d’informations venant de ce premier cercle ou de l’intérieur des services secrets. Je ne suis qu’un observateur qui regarde, avec ébahissement, se nouer et se dénouer les intrigues au sein de cette cour byzantine. Je suppose que si jamais un coup d’État avait lieu, il serait organisé par le « parti de la guerre », ces gens qui trouvent les militaires « trop mous ». Ils ont déjà partiellement obtenu gain de cause avec la destruction des infrastructures énergétiques et routières ukrainiennes. Ce même parti est capable d’inciter Poutine à utiliser l’arme nucléaire. En tout cas, je ne crois pas à l’existence d’un « parti de la paix » ! Mais je préfère ne pas faire de pronostics, et me limiter à une analyse honnête de la situation. Ce que je sais, c’est que la guerre se terminera tôt ou tard, et que la Russie la perdra. Mais ce qui se passera entre aujourd’hui et la fin de cette guerre est une boîte noire. La situation est très volatile, comme à la fin de 1916. Qui pouvait prévoir ce qui se passerait en Russie, et dans le monde, en 1917-1918 ? L’éclatement de l’Empire russe, les révolutions, la prise du pouvoir par les bolcheviks, la terreur rouge, la guerre civile… Aujourd’hui, les incertitudes sont du même ordre. Nous nous trouvons dans ce que j’appelle une « situation quantique », c’est-à-dire que les choses se produisent et en même temps ne se produisent pas. Les chemins se croisent et mènent à des réalités différentes.
G. A. — Depuis quelques mois, la culture russe est prise pour cible. À la demande des Ukrainiens, des tournées d’artistes et d’intellectuels russes en Occident ont été reportées, des spectacles ou des expositions, annulés. En retour, l’accent a été mis sur la culture ukrainienne, peu connue en Europe, car occultée par celle du « grand frère ». Est-ce, selon vous, une bonne chose de dénoncer le caractère impérial d’une grande partie de l’héritage culturel russe, voire de la langue russe ?
S. M. — Ce qui compte, c’est qu’on cesse de parler de la culture russe comme d’un bloc. Qu’on propose de jeter un regard neuf sur l’impérialisme de Pouchkine, qui maudissait les Polonais à cause de leur rebellion contre la Russie tsariste, ou sur les écrivains qui possédaient des serfs et qui vantaient la vie des hobereaux russes, c’est très bien. Qu’on revisite l’œuvre du prix Nobel Joseph Brodsky à la lumière de son poème infâme sur l’indépendance de l’Ukraine (3), c’est parfait. Mais, à vrai dire, ces combats semblent bien futiles comparés aux horreurs de la guerre. Encore une fois, la priorité est que cette guerre prenne fin. Je suis très inquiet pour l’avenir de la culture ukrainienne et de la nation ukrainienne ; mais ce qui m’importe, c’est que les Russes cessent de tuer les Ukrainiens. Lorsque la guerre sera terminée, lorsque la Russie l’aura perdue, lorsque les missiles russes cesseront de s’abattre sur les villes ukrainiennes, je serai prêt à discuter de l’avenir et de la place de la culture russe. Pas avant. C’est une posture morale qui vaut ce qu’elle vaut, mais je l’assume.
G. A. — Que pensez-vous de Zelensky ? Voyez-vous en lui un Churchill ou un de Gaulle de notre époque ?
S. M. — Cet homme est extraordinaire. C’est une figure héroïque, pleine d’abnégation et de dignité, comme je croyais qu’il n’en existait plus. J’avoue que, lorsqu’il a été élu président, j’étais sceptique, mais la guerre l’a transfiguré, il a pris une dimension cosmique. Nous devons tous prier pour qu’il reste en vie et qu’il ait la force et le talent nécessaires pour conduire le navire ukrainien à bon port. Sans lui, l’Ukraine aurait pu tomber sous l’assaut des forces russes. Si quelqu’un d’autre avait été à sa place — je ne parle même pas de personnalités pathétiques comme Viktor Ianoukovitch (4) —, les événements auraient pu tourner tout autrement. S’il avait quitté Kyïv au début de l’offensive, l’Ukraine aurait été vassalisée, comme le Bélarus. Mais le fait est qu’il est resté et qu’il mène un dialogue d’égal à égal avec le monde entier. Malgré les souffrances immenses infligées au peuple ukrainien, Zelensky, par son courage, a fait de son épopée la plus belle histoire du XXIe siècle.
G. A. — Vous connaissez certainement son célèbre texte « Sans vous » (5). Il contient une phrase qui s’adresse aux Russes : « Savez-vous qui nous sommes ? » Je pense que se niche dans cette phrase une vérité profonde. Les Ukrainiens savent très bien qui sont les Russes : ils ont vécu à leurs côtés pendant des siècles et ils parlent tous le russe. Or les Russes ne comprennent rien à l’Ukraine ni aux Ukrainiens…
S. M. — En effet, la Russie a été aveuglée par sa supériorité, ou plutôt par une fausse supériorité. Elle a cultivé une attitude méprisante envers tous les autres peuples de la Fédération de Russie. À l’époque soviétique, j’enviais les Ukrainiens qui maîtrisaient parfaitement la culture russe, mais qui étaient aussi porteurs d’une culture et d’une mentalité à eux, tournée vers l’Occident. Ils sont plus ouverts, plus généreux, plus avancés intellectuellement. Ils connaissent la Russie, mais ils se connaissent aussi eux-mêmes. Les Russes, eux, ne savent que se vautrer dans leur morgue impériale.
G. A. — Personne ne s’attendait à un comportement aussi héroïque de la part des Ukrainiens. Ce pays qu’on considérait comme très corrompu s’était en fait très bien préparé à la guerre, il a de grands stratèges militaires, des communicants incomparables, son armée et sa population font des miracles dans le domaine de l’informatique. Comment l’expliquez- vous ?
S. M. — Cela ne m’étonne pas outre mesure. À la différence des Russes, les Ukrainiens savent très bien pour quoi ils combattent. Je vous l’ai expliqué : ils ont un pays, alors que les Russes ont un État, ce qui n’est pas la même chose. On les envoie mourir pour l’État, pour Poutine, tandis que les Ukrainiens se battent pour leur identité et leur culture. C’est merveilleux ! Ils se battent héroïquement, comme au XIXe siècle du temps de Garibaldi. Poutine, sans s’en rendre compte, a largement contribué, en vingt ans de règne, à la création de la nation politique ukrainienne. Et ce sentiment d’identité nationale s’est encore renforcé depuis 2014, avec l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass. La Russie ne l’a pas compris, car elle considère que tout est faux et relatif, que tout s’achète et se vend. Embourbée dans ses propres mensonges, elle n’a pas remarqué l’épanouissement, à ses côtés, d’une belle nation romantique et fière. Aujourd’hui, l’Ukraine donne des leçons au monde entier : elle montre ce qu’est la force d’une nation.
G. A. — Poutine a certainement préparé son invasion de longue date. Il a même publié un grand article pseudo-historique en 2021 dans lequel il nie l’existence de l’État ukrainien, de l’identité de son peuple et même de sa langue. D’où vient, selon vous, cette haine viscérale pour la nation ukrainienne ?
S. M. — C’est une question complexe. On peut se poser la même question au sujet d’Hitler : pourquoi haïssait-il les Juifs au point de vouloir les exterminer ? Chez Poutine, il y a certainement un traumatisme personnel profond qui transparaît d’ailleurs à travers ses réflexions, ses écrits, ses petites phrases. Lorsqu’il lâche « que cela te plaise ou non, laisse-toi faire, ma belle ! » — citation tirée d’un quatrain populaire très grossier — c’est bien qu’il considère l’Ukraine comme une femme qu’on s’apprête à violer. On est là face à l’expression d’une pulsion physiologique qui dépasse de loin les calculs géopolitiques ! En même temps, la géopolitique est également très présente. Il faut comprendre que l’Ukraine est ce clou sur lequel était suspendu l’empire russe, puis soviétique (6). Si ce clou est arraché, la construction impériale s’effondre. C’est ce qui s’est produit au moment de l’éclatement de l’URSS. Rappelons que la Moscovie est devenue la Russie à la fin du XVIIe siècle après avoir pris le contrôle des territoires de la rive gauche du Dniepr. Quatre siècles plus tard, la Russie pourrait se transformer de nouveau en Moscovie si elle ne s’empare pas de l’Ukraine.
G. A. — Pensez-vous que Poutine garde une certaine rationalité ou, au contraire, qu’il vit dans un monde de fantasmes ?
S. M. — Il flotte au Kremlin un fort parfum de mysticisme. Poutine parle souvent d’une sorte d’arme génétique. Savez-vous qu’il a interdit l’exportation de matériel biologique humain ? Les Russes ne peuvent pas envoyer leur ADN à des laboratoires étrangers pour analyse, car les Occidentaux auraient accès à leur code génétique et pourraient le modifier !
Il est clair que Poutine croit à ces sornettes : lors de ses déplacements, ses déjections sont conservées dans une caisse spéciale, de peur que des puissances étrangères les récupèrent (7). Il suffit de regarder la presse russe : en 2012, Poutine arrive au pouvoir, et le nombre d’articles sur les laboratoires d’armes biologiques en Occident augmente considérablement. Depuis 2018, date du début de son dernier mandat, les études sont à nouveau en très forte hausse, ce qui montre l’intérêt du pouvoir russe pour ce domaine de recherche. Poutine est très cohérent. Lui et ses partisans ne cessent de dire que les Russes possèdent un chromosome spécial (8) et que les Américains ont mis au point une arme génétique ciblée pour les atteindre. Poutine a également parlé de « sang du siège » : les survivants du siège de Leningrad et leurs descendants, dont il fait lui-même partie, auraient développé une sorte de résistance physique hors du commun.
G. A. — Croyez-vous que la Fédération de Russie finira par éclater ? Les républiques autonomes, qui ont déjà eu des velléités d’indépendance à la fin de l’époque soviétique, pourraient- elles être tentées de prendre le large à la faveur d’une défaite de Moscou en Ukraine ?
S. M. — C’est possible, mais ce n’est pas inéluctable, même en cas de sévère défaite. En fait, pour être à l’unisson avec le XXIe siècle, la Russie doit se reformater sur une base fédérative, voire confédérative. Le problème, c’est que cet énorme territoire, avec un permafrost qui couvre 60 % de sa surface et une population misérable, n’est pas attractif. Peut-être que les îles Kouriles pourraient être récupérées par le Japon, peut-être que Kaliningrad pourrait présenter un intérêt pour l’Allemagne mais, à part la Russie elle-même, personne n’a besoin de ce pays gelé. C’est la croix que la civilisation russe porte depuis 500 ans. Si la Russie ne veut pas sombrer dans les mœurs mongoles d’antan, elle doit se réorganiser. Elle doit en finir avec le centralisme moscovite et le colonialisme intérieur. Il faut que les régions, les républiques, les villes acquièrent un maximum d’indépendance. C’est un pays intéressant et riche en matières premières qui doit développer son capital humain afin de rattraper le cours de l’histoire. Et, pour ce faire, il doit se débarrasser de Poutine, et de Moscou en tant que capitale.
G. A. — Vous avez dit qu’il existe en Russie un « parti de la guerre », mais pas de « parti de la paix ». Qui pourra renverser Poutine ?
S. M. — Je ne parle pas de changements immédiats. Cette évolution vers un vrai fédéralisme ne pourra pas commencer sous Poutine. D’abord, il faut qu’il s’en aille, et après cette première étape, le chemin sera long et probablement périlleux. Cela peut prendre plusieurs années.
G. A. — Et que se passera-t-il si le « parti de la guerre » éjecte Poutine et prend le pouvoir ?
S. M. — Il est possible que les opérations en Ukraine redoublent d’intensité et qu’un docteur Folamour à Moscou décide d’entrer en guerre contre l’Occident. Mais, même dans ce cas, les jours du régime seraient comptés. Car la guerre a libéré et légitimé la violence inhérente à la société russe, qui servait jusque-là de lubrifiant aux mécanismes du pouvoir. Désormais, cette violence envahit toute la société, déborde de l’État, comme le montre la montée irrésistible d’Evgueni Prigojine, le fameux « cuisinier de Poutine » et créateur de la milice prétendument privée Wagner. Elle ne tardera pas à envahir les rues et jusqu’aux couloirs du Kremlin ; très probablement, en 2023, la Russie connaîtra une flambée de violence intérieure jamais vue depuis les années 1990, et Prigojine ne sera qu’un participant parmi d’autres sur le marché en pleine expansion de la redistribution des biens et du pouvoir. Comme Lénine l’a enseigné, une guerre impérialiste ratée se transforme toujours en une guerre civile. À la fin, rongée de l’intérieur, la Russie sera obligée d’arrêter la guerre contre l’Ukraine et de reconnaître sa défaite. La tâche de l’Occident et d’une partie de l’opinion publique russe, celle qui n’est pas zombifiée, est de tout faire pour hâter cette défaite et l’arrêt des hostilités. Et après seulement, la Russie pourra commencer à se reconstruire sur de nouvelles bases.
(1) Début décembre 2022, 70 à 75 % de la population russe soutenaient toujours l’« opération militaire spéciale », même si le nombre de ceux qui pensent qu’il fallait entrer en guerre avec l’Ukraine diminue. Fin novembre, ils étaient encore près de 60 % à être de cet avis. Les Russes ont du mal à concevoir la possibilité d’une défaite, d’où le désir de continuer la guerre à tout prix. Cf. « Раз ввязались, то надо продолжать. Но без нас. » Как изменилось отношение россиян к войне с Украиной - Русская служба, The Moscow Times.
(2) Ce culte, instauré à l’époque brejnévienne, a pris des proportions gigantesques sous Poutine. On glorifie la victoire du Bien sur le Mal, ainsi que l’immense sacrifice du peuple soviétique, comme si ce sacrifice passé donnait à la Russie le droit de remodeler le monde à sa façon. Et on occulte totalement l’occupation soviétique de la moitié de l’Europe avec l’instauration des régimes communistes et la répression. Voir le détail dans : Galia Ackerman, Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle, 2019, réédité en 2022.
(3) Cf. Ewa Bérard-Zarzycka, « La culture russe et l’invasion de l’Ukraine », Desk Russie (desk-russie.eu).
(4) Homme d’État ukrainien, prorusse, président de l’Ukraine du 25 février 2010 au 22 février 2014. Après avoir lancé une violente répression contre des manifestants rassemblés sur la place Maïdan, il s’est enfui en Russie par crainte de la colère populaire. En vertu de la Constitution, son poste fut assumé par intérim par le président de la Rada, jusqu’à une nouvelle élection qui s’est tenue en mai 2014. Selon la version du régime russe, ce fut un coup d’État anticonstitutionnel.
(5) Cf. Olga Medvedkova, « “Nezalejnist”, ou le style de Zelensky », Desk Russie
(desk-russie.eu).
(6) Pendant des siècles, l’Ukraine a été le grenier à blé non seulement de la Russie, mais aussi de l’Europe, car elle possède les terres les plus fertiles au monde (tchernoziom). C’est également un pays industriel où se trouvait une partie significative du complexe militaro-industriel soviétique, ainsi que des centres de recherche et des universités. Enfin, la population ukrainienne possède un haut niveau d’éducation et est très travailleuse. Géographiquement, ce pays se trouve au centre de l’Europe, ce qui a une importance stratégique. Aucun autre pays de l’espace post-soviétique n’est comparable à l’Ukraine, que ce soit en termes de territoire, de nombre d’habitants ou de niveau de développement économique et humain.
(7) Lorsqu’il voyage à l’étranger, le président Poutine emporte ses propres toilettes, et des gardes du corps sont spécialement chargés de collecter ses déjections. Cf. « Vladimir Poutine malade? “Un agent est chargé de récupérer ses excréments” », Soirmag (lesoir.be).
(8) L’idée que les Russes possèdent un chromosome supplémentaire spécifique a été développée pour la première fois par le ministre de la Culture, Vladimir Medinski, en 2012. En mai 2021, Vladimir Poutine a affirmé que le « code génétique » des Russes est différent de celui des Américains et qu’il s’améliore à chaque génération. Cf. Путин заявил о различии в генетическом коде россиян и американцев, В России, 18 mars 2021, РЕН ТВ (ren.tv). Poutine a également peur que les Occidentaux collectent le « matériel génétique russe » afin de l’utiliser contre la population (création de virus spécifiques, etc.). Cf. Путин: иностранцы собирают биологический материал россиян (zavtra.ru).