
Galia Ackerman — Vous avez choisi de quitter la Russie au début de la guerre car, dites-vous dans un message posté sur Facebook, vous ne pouviez pas vivre avec le goût du sang dans la bouche. Comment votre nouvelle vie s’organise-t-elle ?
Sergueï Medvedev — J’ai obtenu une bourse de recherche au Helsinki Collegium for Advanced Studies. J’anime aussi des programmes sur Radio Liberty et j’ai plusieurs autres occupations intellectuelles.
G. A. — Vous avez beaucoup réfléchi sur la société russe, notamment dans votre livre majeur, Les Quatre Guerres de Poutine. Peut- on dire que les Russes forment une nation politique ?
S. M. — Non, absolument pas. Les Russes sont l’une des nations les plus dépolitisées du monde. Je dirais même qu’il est difficile de parler de nation à propos de la Russie. Il y a une population russe, mais la nation russe n’est pas encore née, elle ne s’est pas encore formée. Il y a juste une population gouvernée par un État. Ce « contrat » entre la population et l’État a été renouvelé au XXIe siècle, dans le cadre d’une société moyenâgeuse et corporatiste. C’est pour cette raison que la majorité des Russes soutient la guerre (1) ; et c’est aussi pour cette raison qu’il n’y a ni vraie opposition ni vraie alternative à Poutine.
G. A. — Comment expliquer que la nation russe ne se soit pas formée ? On se souvient pourtant de la perestroïka et de l’enthousiasme qu’elle avait soulevé. On peut reprocher à Eltsine de ne pas avoir construit d’institutions démocratiques mais, à l’époque, un authentique vent de liberté soufflait sur le pays !
S. M. — Historiquement, c’est l’Empire qui a pris la place de la nation. Il y avait, d’un côté, une classe de colonisateurs aux ambitions impériales et, de l’autre, un pays gigantesque à coloniser. Les Russes ont tenté à plusieurs reprises de se constituer en nation, contre Napoléon ou pendant les guerres contre l’Empire ottoman. On a également assisté à une montée du sentiment national dans le dernier tiers du XIXe siècle, sous Alexandre III, comme partout en Europe. Mais les bolcheviks, eux, n’avaient aucune envie de développer le sentiment national russe. Ils privilégiaient une approche de classe. Puis, sous Staline, on est passé à la restauration du projet impérial. Au fond, les Russes n’ont jamais vécu dans les conditions qui leur auraient permis de faire émerger une nation. Après l’éclatement de l’URSS, cela n’a pas marché non plus. Ce sont les périphéries de l’Empire qui se sont constituées en nations : dans les pays nouvellement indépendants, on a vu éclore des élites qui ont construit, avec plus ou moins de succès, des projets nationaux. Je pense, en particulier, à ceux qui avaient déjà eu une expérience comparable dans le passé, comme les pays baltes.
En Russie, après l’intermède des années 1990, on a recommencé à rêver de l’Empire et à cultiver une mentalité impérialiste. Le peuple s’est de nouveau abandonné à l’État — un État dont il attend …