Les militaires parlent du brouillard de la guerre. On pourrait en dire autant du paysage politique aux États-Unis, brumeux pour le moins, mais toujours dominé par le personnage Donald Trump — même si l’homme de Mar-a-Lago voit son profil politique singulièrement diminué. Trump a mal fini l’année 2022. La question est de savoir s’il amorce un déclin personnel, qui ramènera sa présidence (2016- 2020) au rang de parenthèse dans l’histoire du pays, ou bien si le trumpisme survivra à Donald Trump.
L’ancien président subit les assauts conjugués de la justice et d’une partie de l’électorat. Il a perdu les élections de la mi-mandat, au sens où le scrutin du 8 novembre se solde par une défaite pour les postulants qu’il avait personnellement adoubés. L’étiquette MAGA (Make America Great Again) s’est révélée toxique.
Elle a fait fuir les électeurs modérés du parti républicain et, plus encore, les « indépendants », groupe sans lequel il n’y a pas de victoire possible dans un scrutin présidentiel. C’est de mauvais augure pour la candidature de Trump en novembre 2024, candidature qu’il a annoncée avec fracas quelques jours après la consultation de mi-mandat.
Celle-ci renouvelle l’ensemble de la Chambre des représentants (435 sièges) et un tiers du Sénat (35 sièges sur 100). Habituellement le parti du président enregistre une défaite lors de ces scrutins. S’il était majoritaire à la Chambre, il y devient minoritaire — dans des proportions qui vont de 30 à 60 sièges. Cette fois, les républicains ont, certes, battu la majorité démocrate, mais d’à peine une demi-douzaine de sièges. Une misère ! Les sondages donnaient une bonne chance au GOP — le Grand Old Party — de remporter le Sénat. Échec : les démocrates gagnent un siège (51 contre 49) à la chambre haute.
Les grands manitous du parti républicain ont désigné — à demi-mots — un coupable : le golfeur de Floride. L’affaire s’est jouée en deux temps. Quand il y avait des « primaires » républicaines, les candidats de Trump, financés et appuyés par lui, l’ont emporté ; mais, au moment du scrutin général, face aux démocrates, ils ont perdu. Conclusion : au sein du noyau dur de l’électorat du GOP, Trump bénéficie toujours d’un soutien important (de 70 à 80 % des électeurs républicains), mais il n’est pas majoritaire dans l’ensemble de l’électorat américain.
Il ne l’a d’ailleurs jamais été. En suffrages populaires, en novembre 2016, Trump a recueilli 3 millions de voix de moins que sa rivale Hillary Clinton. Il n’a gagné l’élection présidentielle cette année-là qu’au suffrage indirect, par le mécanisme dit des « grands électeurs ». À la présidentielle de novembre 2020, là encore, il a été devancé de quelque 6 millions de voix par Joe Biden, lequel a aussi empoché la majorité des « grands électeurs ». Enfin, aux élections de la mi-mandat en 2018, alors que l’homme d’affaires occupait la Maison-Blanche, les démocrates ont pris le contrôle de la Chambre des représentants. Trump est « une machine à perdre les élections », disent aujourd’hui les dirigeants du GOP, mais leur problème reste intact : Trump est toujours populaire dans l’électorat du parti.
Trump est-il aujourd’hui le meilleur messager du trumpisme ? Est-il le mieux à même d’exploiter l’humeur sombre d’une partie de l’opinion ? Rien n’est moins sûr. Plusieurs éléments vont jouer : le souvenir de ce que fut la présidence Trump ; les causes du populisme américain ; la dérive du parti républicain ; enfin, le poids des déboires judiciaires de Trump sur son éventuelle candidature à la Maison-Blanche.
Le mirage Trump
Ce qui séduit, ou a séduit, chez Trump, ce n’est pas ce qu’il a accompli à la Maison-Blanche — pas grand-chose —, mais ce qu’il a exprimé. Trump a su capter des insatisfactions diverses et des colères disparates — qui, en ce début 2023, restent tout aussi fortes. Il a exploité, en les additionnant, des peurs de nature différente. Il a saisi, flottant dans l’air du temps, la nostalgie d’une Amérique mythique, qui n’a jamais vraiment existé mais que l’on convoque avec un mélancolique « c’était mieux avant ». L’instabilité des temps est multiple — culturelle, économique, technologique, stratégique — et, aujourd’hui comme hier, elle génère autant de mécontentements diffus qui forment le terreau du trumpisme. Plus toxique et plus exploitable que jamais.
Le talent politique du 45e président a été de fédérer une coalition hétéroclite où les riches, célébrant les baisses d’impôts qu’il leur accordait, voisinaient avec les délaissés de la croissance mondialisée et où les fidèles du renouveau évangélique se retrouvaient aux côtés des suprémacistes blancs et autres complotistes de tous bords. Trump a été leur « grand homme », celui qui savait leur parler. Il osait dire tout haut ce qu’ils pensaient tout bas. Il désignait à leur vindicte un ennemi multiforme : « l’État profond », les élites des deux côtes (Est et Ouest), les experts, l’ultra-libéralisme individualiste, le multilatéralisme, le libre-échange et l’Organisation mondiale du commerce, les immigrés, les homosexuels, l’étranger. Pêle-mêle, les voilà, ces forces diaboliques qui menacent les « vrais » Américains, « leur culture, leurs repères existentiels, leurs traditions », comme l’a si bien décrit le professeur Ran Halévi dans Le Chaos de la démocratie américaine (1).
La casquette de baseball rouge affichait le programme — Make America Great Again — mais ne disait rien des politiques à mettre en œuvre pour y arriver. Le président Trump a surfé sur une courbe de croissance amorcée par son prédécesseur. Il l’a dynamisée avec un plan de relance opportun, qui a gonflé l’emploi, mais porte sans doute une part de responsabilité dans l’inflation d’aujourd’hui. Assaisonnement final, et classiquement républicain, Trump a déréglementé, démantelant nombre de protections sociales et environnementales. Mais Trump ne s’est attaqué à aucune des pathologies sociales, économiques ou culturelles de ce premier quart de siècle américain. Ces fractures-là s’inscrivent dans un temps long et ne relèvent pas du prêt-à-porter trumpiste.
Instinctivement protectionniste, il n’a pas rééquilibré la balance commerciale des États-Unis — au contraire. Il n’a pas rouvert les mines, fait renaître la sidérurgie lourde dans la ceinture de la rouille, comme il l’avait promis, ni, en général, redonné sa prépondérance au Made in America, comme il avait juré de le faire. Il n’a pas lancé le programme de grands travaux qui devait rajeunir les infrastructures fatiguées de l’Amérique du XXIe siècle. Pas plus qu’il n’a réussi à démanteler l’assurance santé mise en place par Barack Obama qu’il qualifiait de monstruosité « socialiste ».
Bateleur de talent, Trump a vendu, et vend toujours, un mirage. La chevelure blond peroxydé peignée en visière frontale, à chacune de ses réunions publiques, en 2022, il a resservi son même et unique « projet » : faire renaître l’Amérique de l’après- guerre, celle d’une classe moyenne blanche démographiquement et culturellement majoritaire. Il jouait et joue toujours sur les insécurités de ses fidèles. Ceux-là redoutent l’horizon 2050, quand l’addition des minorités ethniques formera la majorité du pays. Appréhension compréhensible, qu’on aurait tort de balayer d’un revers de main sous le vocable de racisme, mais à laquelle Trump n’a eu qu’une réponse : fermer, hermétiquement, la frontière avec le Mexique. Ce que dit l’historien Michel Winock de l’Europe s’applique aux États-Unis : « Les populismes ont pris leur essor sur la question de l’immigration négligée par les partis de gouvernement. Et l’immigration mal ou peu contrôlée fait peur. »
Tel a été Trump aux affaires : un discours décliniste sur l’état du pays et, pour ce qui est de l’action publique, une sorte de pratique vaudoue, des tours de passe-passe de magicien, le tout s’accompagnant du culte du chef, en l’espèce la célébration du grand marabout. Trump appartient à la même famille que les populistes européens, les uns et les autres unis dans cette manière de ramener une réalité complexe à un problème unique. La liste est longue des « c’est la faute à » — la mondialisation, l’Europe, l’immigration, la Chine — que l’on soigne avec autant de « y a qu’à ».
Sollicitant un nouveau mandat en novembre 2020, le 45e président n’en a pas moins réuni 74 millions de suffrages sur sa personne — le démocrate Joe Biden, 80 millions. Pourtant, le parti républicain hésite. Il faut rassembler cette moitié de l’électorat toujours taraudée par le sentiment que le pays va dans la mauvaise direction. Quelle est aujourd’hui la meilleure formule : le trumpisme, peut-être, mais avec ou sans Trump ?
L’incontournable
Naissance d’un paradoxe : Trump ne serait pas, plus, la chance du trumpisme ! Ses déboires judiciaires font la « une » des journaux télévisés. On parle de Trump pour évaluer ses chances d’être inculpé, voire d’aller en prison plutôt qu’à la Maison-Blanche. La part des « indépendants » dans son assise politique semble s’amenuiser. Tout, dans son comportement depuis qu’il a quitté le pouvoir, le « dé-présidentialise ».
Cependant, la tentation populiste est toujours là. Ses causes sont profondes, structurelles, on l’a dit, et le traitement relève de remèdes à long terme. Il est plus facile de décrédibiliser un populiste que de venir à bout du populisme, explique l’essayiste américain Christopher Caldwell (2).
À la classe moyenne entendue au sens large, comprenant ouvriers et employés qualifiés, le credo américain promettait, comme un droit acquis à la naissance, une progression matérielle linéaire — de génération en génération. Les Américains auraient les moyens de financer le collège puis l’université pour leurs enfants, les moyens de leur retraite et de leur santé aussi. Quand la révolution technologique a donné un coup de fouet à la mondialisation des échanges, on a vendu à cette classe moyenne une mondialisation heureuse. Les emplois industriels appelés à disparaître seront remplacés par des emplois qualifiés dans les services, disait-on. Cela ne s’est pas passé comme ça. Une bonne partie de cette classe moyenne — les « petits blancs » — a sombré : opioïdes et mortalité précoce. C’est une chute de statut autant que matérielle. Avant, ceux-là fabriquaient des objets ; aujourd’hui, ils les distribuent à qui les achète en ligne…
Ce qui était possible hier ne l’est plus aujourd’hui, observe le sénateur républicain Marco Rubio, potentiel candidat à l’élection présidentielle de 2024. Battant les estrades, Rubio raconte une édifiante histoire familiale — un conte américain. Immigrés, ses parents — le père, barman ; la mère, petit cadre dans un hôtel — ont eu les moyens, avec leurs salaires, de payer des études supérieures à leurs enfants. Ce ne serait plus le cas aujourd’hui, dit le sénateur, l’université est trop chère, les salaires n’ont pas suivi. Le rêve américain est trahi, que la classe moyenne, cœur mythique du pays, considérait comme un dû. Trahi par la mondialisation ?
Qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre des deux grandes formations politiques, « une demi-douzaine de présidents », depuis les années 1980, « se sont faits les chantres savants de la globalisation », analyse Caldwell. Et, à tort ou à raison, dit-il, « beaucoup d’Américains, après les avoir patiemment écoutés, ont le sentiment que celle-ci [la globalisation] les a privés de ce à quoi ils estiment avoir droit ».
Augmentation de richesse, il y a eu, mais mal répartie. Trump n’a rien fait pour y remédier, mais il a, en revanche, cultivé le ressentiment éprouvé à l’égard des élites. Celui-ci avait déjà bondi en 2008 quand la crise financière partie de Wall Street a contaminé l’économie du pays et fait perdre leur emploi et leur logement à des millions d’Américains. Mais qui a été poursuivi en justice pour le monumental fiasco des « subprimes »? De ce moment daterait le sentiment exacerbé de l’irresponsabilité des cercles dirigeants ou d’une perte de contrôle du « politique » sur les destinées du pays.
Devant qui Wall Street, maîtresse de nos retraites, est- elle responsable ? S’emparant du débat public, aux dépens des assemblées élues, les réseaux sociaux bouleversent le jeu des institutions politiques. Décrivant un sentiment de dépossession chez les électeurs, Caldwell observe encore : « Notre époque a vu émerger de nouvelles institutions » exerçant « un véritable pouvoir politique » et façonnant nos vies. Mais ces grandes sociétés de l’univers numérique, ces agences de crédit, ces multinationales de la finance ont la particularité de n’être responsables devant personne. Justifié ou non, ce sentiment d’un destin collectif échappant largement au pouvoir politique a été l’un des carburants du populisme. Il l’est toujours.
Pour détourner l’attention des difficultés économiques et sociales liées à la mondialisation, les républicains ont ravivé la vieille bataille culturelle née dans les années 1960. Électoralement, mieux vaut parler « valeurs » (morales) que revenus (stagnants). Deux pays se regardent et s’affrontent. L’Amérique des villes et des deux côtes poursuit sa quête de libéralisation individuelle et sociétale — luttes anti-racistes, combats LGBT, mariage gay, dénonciation d’une société « genrée », théorie critique de la race, etc. L’Amérique rurale ou des petites villes, ce vaste pays d’entre Atlantique et Pacifique, essentiellement blanc, attaché aux valeurs traditionnelles, portant haut et fier son patriotisme et sa foi chrétienne, cette Amérique-là se sent menacée. Menacée par l’autre Amérique.
Cette peur, pas toujours infondée, le GOP va l’exploiter, et ce pays conservateur blanc, il va en faire sa « circonscription » quasi exclusive, une chasse gardée taillée à coups de découpages électoraux abusifs. Alors, dans un pays de 340 millions d’habitants en profonde mutation démographique et culturelle, le débat politique a changé de nature. C’est l’ADN, l’identité des États-Unis qui est en cause. Chaque camp assure incarner la « vraie » Amérique.
« L’américanité » de « l’autre », le camp adverse, est mise en cause. Les démocrates Hillary Clinton, John Kerry, Joe Biden, sont tous des « Européens », dit le GOP. Ces gens-là veulent laïciser la société et imposer « un État-providence à la danoise » à un pays chrétien créé pour l’aventure individuelle. Horreur !
On exclut l’autre en tant que « traître » ou, à tout le moins, comme présentant une menace existentielle pour le pays — pour « l’âme » du pays. S’installe « la toute-puissance de cette voie identitaire dans laquelle les partis ne s’organisent plus autour d’une idéologie ou de choix programmatiques spécifiques, dit le politologue Jean-Éric Branaa, mais selon des critères raciaux, ethniques ou religieux ». Le débat tourne à la guerre civile rhétorique.
Entre les deux Amériques, Trump va exacerber la polarisation. À aucun moment il ne cherche à rassembler, à se déplacer au « centre » pour combler la grande fracture américaine. Au contraire, diabolisant ses adversaires démocrates et insultant les républicains modérés, il a fait campagne puis il a gouverné pour diviser. Trump ou la promotion de la haine de « l’autre ».
Loin de l’optimisme des années 1980 et des compromis bipartisans que Ronald Reagan, le 40e président des États-Unis, arrivait encore à passer avec ses adversaires démocrates, le GOP, sous l’influence de son noyau dur évangélique, est devenu une formation fondamentaliste. Interdiction de l’avortement, critique du darwinisme et approche sceptique de la science, sabotage de la séparation de l’Église et de l’État, déni de la question climatique, nationalisme étriqué à tendance isolationniste, protectionnisme commercial en lieu et place du libre-échange : le tout est emballé dans un pessimisme apocalyptique.
Trump s’est allègrement coulé dans le catéchisme de ce nouveau parti républicain — lui, le New-Yorkais deux fois divorcé, macho égrillard et vulgaire des plateaux de télé-réalité ! Le 1 600 Pennsylvania Avenue vaut bien une conversion religieuse tardive et, par la seule grâce d’un étonnant miracle, Trump est devenu le saint homme des chrétiens évangéliques.
État des lieux à deux ans de la présidentielle
Les sondages confirment la victoire de Trump dans l’hypothèse d’une primaire républicaine en 2024. L’image est beaucoup plus brouillée quand il s’agit d’évaluer ses chances face à un démocrate — un centriste s’entend, pas une vedette de l’aile « woke » du parti. Trump, excellent interprète de l’humeur du pays, le sent : l’air du temps ne lui est pas acquis. Il cherche à s’attacher les plus fidèles et les plus extrémistes de ses partisans : il dîne avec un chef suprémaciste blanc et avec un antisémite notoire ; il défend QAnon, une secte complotiste. Il sait qu’une primaire républicaine se gagne à droite.
Trump s’est éloigné de tous ceux qui furent ses collaborateurs les plus compétents. Il y en eut. Aujourd’hui entouré de sycophantes douteux, l’ancien président ne supporterait plus la moindre contradiction. Irascible, il s’est enfermé dans une bulle de fantasmes auxquels il a fini par croire : l’élection de 2020 lui a été volée ; la victoire de Biden relève d’un « grand mensonge » ; le 46e président est illégitime.
Toutes les instances judiciaires, administratives et autres qui ont été appelées à certifier les résultats du scrutin du 7 novembre 2020 ont conclu à la victoire du candidat démocrate. Mais Trump, bénéficiant du soutien de la majorité des électeurs républicains, terrorise les élus du parti. Il a imposé la thèse du « grand mensonge » : 80 % de son électorat y adhère ! Elle est devenue l’une des clauses de la doxa du Grand Old Party, élément non négociable auquel doivent se soumettre les républicains qui, postulant à un siège au Congrès, ont sollicité l’appui politique et les fonds du grand sachem de Mar- a-Lago.
Plus encore qu’en 2016, Trump-2022 ramène la politique à une éructation incantatoire. Lui seul peut « sauver l’Amérique », dit-il — de quoi et comment, on n’en saura rien. Thème dominant de ses réunions publiques, il serait « victime » de l’« État profond » ou bien des juges ou de la presse, ou encore de ceux parmi les caciques du parti qui se refusent à suivre sa ligne, la ligne MAGA. Trump en Saint Sébastien ventru victime des flèches que lui décochent les élites du pays ! Sa passion, c’est lui — pas le débat public sur telle ou telle politique —, lui et encore lui, proclamation narcissique qu’il entonne devant des fidèles en extase.
Quelles que soient les suites que les juges vont leur donner — inculpation, condamnation, non-lieu —, les investigations en cours façonnent l’image de Trump. L’enquête de la Chambre des représentants sur son rôle potentiel dans l’attaque menée, le 6 janvier 2021, contre le Capitole, siège du Congrès, est la plus dommageable. Dominée par les démocrates, la commission d’enquête a établi que certains des conseillers les plus proches du 45e président ont tenté une sorte de coup d’État juridique. L’occupant de la Maison-Blanche était-il directement partie prenante ? C’est ce que devra déterminer Jack Smith, le procureur spécial récemment nommé par le ministre de la Justice, Merrick Garland.
L’assaut contre le Capitole par une foule de militants que le président venait de chauffer au rouge avait un objectif : intimider le vice-président Mike Pence et les élus républicains pour qu’ils se refusent à « certifier » les résultats du scrutin du 7 novembre 2020 et ordonnent que l’on revote dans certains États. C’était remettre en cause — par la force — le choix d’une majorité d’Américains, renverser le résultat des urnes et tenter une ultime manœuvre pour maintenir Donald Trump au pouvoir. La démocratie américaine a connu de meilleurs moments.
L’affaire des dossiers de sa présidence transportés en secret à son domicile de Mar-a-Largo n’est pas la moins intéressante. La loi est claire et simple. Les documents d’une présidence appartiennent à l’État américain, pas à la personne du président. Quittant la Maison- Blanche, celui-ci doit tout remettre au service national des archives. Mais Trump est un sentimental, il aime conserver quelques gris-gris — pour avoir des souvenirs, dit-il. En dépit des demandes répétées du département de la Justice, il a caché dans sa résidence de Floride des lettres et des « mémos », certains estampillés « secret ».
Ce sont « ses » documents, dit-il. La formule est conforme à sa conception de la démocratie. Il avait gagné les élections, l’État lui appartenait. Avec lui, finis l’équilibre constitutionnel, le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs. L’État était à son service — « ses » juges, disait-il ; « ses » généraux ; « ses » fonctionnaires ; et « ses » documents. Derrière ce possessif enfantin affleure le type de régime politique qu’il appelle de ses vœux : la « démocratie illibérale ».
Mais le fait de déménager à son domicile privé des documents qui appartiennent à l’État fédéral peut valoir à Trump une condamnation pour espionnage. Là encore, l’équipe de Jack Smith est chargée d’enquêter — puis, éventuellement, de proposer une inculpation.
Depuis plusieurs années, la Trump Organization, le groupe de l’ancien président, est dans le collimateur du parquet de New York pour malversations financières. Début novembre, le procureur de Manhattan, Alvin Bragg, a déclaré la société familiale coupable de tous les chefs d’inculpation retenus contre elle : fraude fiscale et faux en écritures, notamment. L’ensemble porte sur de petites sommes — quelques millions de dollars — mais ce sont autant de crimes au regard de la loi. Le jugement relève d’une autre instance judiciaire, qui se prononcera dans quelques mois. Il y a des précédents intéressants. Al Capone est tombé pour déclaration d’impôts falsifiée, pas pour ses réseaux de contrebande de whisky au temps de la prohibition ni pour avoir éliminé ses concurrents au pistolet-mitrailleur Thomson. 70 % des électeurs républicains estiment que leur champion est victime d’une chasse aux sorcières. On le traque à des fins politiques. Mais 52 % des Américains veulent que l’ancien président soit jugé pour l’insurrection contre le Congrès.
Dans le climat d’extrême polarisation de la vie politique américaine, l’austère et incorruptible Garland n’a pas de bonne solution. Un ministre d’une administration démocrate mettant dans le box des accusés un ancien président, leader du parti républicain et favori pour être le prochain candidat du GOP à la Maison-Blanche ? Le scénario est politiquement délicat. Garland se prononcera sur la base de la double enquête du procureur spécial Smith : assaut contre le Congrès, le 6 janvier 2021 ; documents de la Maison-Blanche cachés par Trump dans son palais néo-hispanique de Mar-a-Lago, en Floride. S’il n’inculpe pas Trump, le ministre Garland sera accusé de manquement à l’État de droit : le président ne serait pas un justiciable comme les autres ! Mais si Garland l’inculpe, il fera de Trump une victime et mobilisera l’électorat républicain comme jamais pour le scrutin de novembre 2024.
Trump joue sur tous les tableaux, la victimisation et l’intimidation. Ira-t-il jusqu’au bout d’une candidature si les sondages lui sont hostiles ? Pas sûr. Un inculpé, non encore déclaré coupable, pourra-t-il être candidat ? Sans doute — présomption d’innocence oblige. En attendant, fidèle à sa réputation de brutalité, le fier-à-bras menace : s’il est traîné devant les tribunaux, dit-il, « cela conduira à des problèmes tels qu’on n’en a jamais connus dans le pays ». Et le plus diligent de ses affidés, le sénateur Lindsey Graham (Géorgie) traduit : « Il faut s’attendre à des émeutes » !
De tout cela la direction du parti est bien consciente. Elle compte que la saga judiciaire trumpiste finira par écorner la popularité de l’ancien président dans l’électorat républicain. Déjà, comme dans les marais de Floride, quelques grands alligators, poids lourds du parti, ont commencé à pointer le nez — très prudemment parce qu’ils savent que Trump a toujours les faveurs d’une majorité d’électeurs du GOP.
Qui d’autre ?
Le vice-président Mike Pence a quatre ans durant fait preuve d’une totale fidélité, ne s’éloignant pas d’un centimètre de la ligne du Bureau ovale. Pence, fondamentaliste chrétien, a apporté à Trump, trois fois divorcé, le bloc évangélique — au moins 20 % de l’électorat conservateur — indispensable à une victoire républicaine. Mais le 6 janvier 2021, alors qu’une foule trumpiste envahissait le Capitole pour empêcher la certification de la victoire de Biden en novembre 2020, Pence a fait preuve de courage. Maître de cette séance du Congrès, il ne s’est pas laissé intimider. Il a confirmé la certification, provoquant l’ire du président sortant. La rage au ventre, Trump a dit regretter que les insurgés n’aient pas, ce jour-là, « pendu » le vice- président !
Depuis, Pence cache à peine ses ambitions présidentielles. Il évite de contrer Trump en public, il fuit toute discussion sur le 6 janvier, il conseille à ses sympathisants, rapporte le New York Times, « de ne pas de se retourner vers le passé ». Comment être le candidat du GOP en 2024 en mobilisant un électorat toujours attaché à la personne de Trump ? La voie est étroite.
Elle l’est tout autant pour les autres postulants républicains, encore non déclarés mais masquant mal leur désir de Maison-Blanche. Petite liste non définitive : confortablement réélu en novembre dernier, le gouverneur de Floride Ron DeSantis est le mieux placé ; Mike Pompeo, ancien secrétaire d’État et fondamentaliste chrétien pourrait tenter sa chance. Plus centriste que ceux-là, qui veulent faire du trumpisme sans le maître, Nikki Haley, ancienne gouverneure de Caroline du Sud et première ambassadrice de Trump à l’ONU, incarne une ligne modérée.
La personne de Trump pose au parti républicain un problème de respectabilité. Ce qui faisait le charme du milliardaire new-yorkais auprès de l’électorat, ce parler cru loin du politiquement correct, cette façon de se moquer des experts et de gouverner à l’esbrouffe, son côté Monsieur Loyal de télé-réalité, tout cela s’efface au fil des enquêtes judiciaires. Celles-ci révèlent un homme brutal, aux tendances autocratiques prononcées et au narcissisme incontrôlé. Autant de découvertes qui détournent l’attention d’une situation qui, à elle seule, devrait ouvrir aux républicains un confortable boulevard à l’horizon de novembre 2024. Ce n’est pas que Joe Biden démérite, loin de là, mais la conjoncture est difficile : l’inflation reste forte, une récession menace ; l’insécurité progresse en milieu rural comme dans les grandes villes ; la situation à la frontière avec le Mexique est chaotique ; la guerre en Ukraine ravive un isolationnisme rampant. Tous ces éléments devraient, à l’évidence, contribuer à faciliter la victoire d’un candidat républicain. Mais Trump, qui n’est peut-être pas le mieux placé, prend toute la lumière…
La législature s’ouvre courant janvier. Dans ce nouveau Congrès, celui qui est sorti des urnes en novembre, les élus trumpistes feront du trumpisme. Ils n’ont pas les voix nécessaires pour détricoter ce que Joe Biden a mis en route depuis 2021. Mais ils essaieront. De même, ils ne disposent pas de la majorité requise pour faire aboutir une éventuelle procédure en destitution. Mais peut- être s’y risqueront-ils — par esprit de vengeance. Ils s’efforceront de bloquer la plupart des initiatives de l’administration Biden en politique intérieure. En politique extérieure, le courant isolationniste au sein du GOP n’est pas assez fort pour empêcher la poursuite de l’aide américaine à Kiev. Mais les républicains partagent le souci de nombre d’élus démocrates : l’Europe doit accroître sa part dans le financement de l’effort de guerre ukrainien — et plus la guerre dure, plus la pression américaine en ce sens se fera sentir.
(1) Ran Halévi, Le Chaos de la démocratie américaine, Gallimard, 2022.
(2) Christopher Caldwell, Financial Times, 17 juillet 2022.