Natalia Routkevitch — Vous êtes l’une des rares personnalités européennes à remettre en question la ligne officielle de Bruxelles et de la majorité des gouvernements européens, qui consiste à offrir à l’Ukraine un soutien inconditionnel, notamment militaire, « jusqu’à sa victoire ». Pourquoi cette stratégie vous semble-t-elle erronée ?
Pierre Lellouche — Parce que je pense d’abord en termes d’intérêts nationaux français et de sécurité des Français. Qu’on me comprenne bien : je condamne sans réserve l’agression de Poutine. Je condamne aussi les violations de tous les accords internationaux sur les frontières en Europe. Mais l’indignation morale ne saurait à elle seule tenir lieu de politique étrangère, sinon nous passerions notre temps à guerroyer contre tous les méchants. Dans cette affaire gravissime pour l’avenir de l’Europe, notre intérêt national est-il de nous laisser entraîner inexorablement vers un conflit, désormais présenté comme civilisationnel, contre notre voisin russe ? Est-il de nous aligner docilement derrière les États-Unis, qui pilotent toute cette affaire, alors qu’ils n’ont pas, eux-mêmes, défini clairement leurs buts de guerre et qu’ils semblent les avoir délégués au régime de Kiev ? Ou bien faut-il poser nos propres conditions afin d’empêcher un effondrement économique et social dans nos pays et surtout afin d’éviter que l’engrenage en cours ne conduise à un embrasement généralisé ?
Je constate que ce conflit n’est plus seulement une affaire de territoire à l’est de l’Ukraine, voire de statut de ce pays — à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Otan —, ce qu’il était à l’origine. Au fil des mois, cette guerre est devenue une guerre par procuration, non déclarée, entre d’une part les États-Unis et l’Otan et, d’autre part, la Russie. Une guerre qui se joue certes sur le sol ukrainien et en partie, depuis peu, sur le territoire russe. Mais surtout une guerre qui met en présence pas moins de quatre puissances nucléaires majeures, dont la France. Cette guerre est déjà une guerre à dimension mondiale par ses répercussions économiques, énergétiques ou alimentaires.
Dans cette guerre, vécue en Occident comme une guerre d’abord morale, on peut certes continuer à invoquer à l’envi les grands principes, la démocratie contre la barbarie, le bien contre le mal, le « prix » que chacun est prié de payer pour la liberté des Ukrainiens qui, nous dit-on, conditionne la nôtre, tout en espérant que les combats finiront par s’enliser sans dégénérer à cause de l’hiver — toutes choses que nos dirigeants ont l’air de penser.
Mais on peut craindre aussi, comme c’est mon cas, depuis le début de cette crise, qu’à force d’additionner les erreurs de calcul, de part et d’autre, tout cela ne finisse très mal. En un véritable désastre généralisé et, à tout le moins, en une transformation en profondeur des rapports de force internationaux dont, au final, les Européens risquent d’être les grands perdants. Car, en Ukraine, les erreurs de calcul se sont empilées sans discontinuer depuis des mois, voire des années.
N. R. — Les positions de tous les acteurs de ce drame ont-elles évolué au fil du conflit ?
P. L. — Au début de la guerre, les Occidentaux ne pariaient pas grand-chose sur les chances de l’Ukraine de tenir longtemps face à la Russie. Ils s’attendaient plutôt à une chute rapide du régime de Kiev et croyaient probablement à la répétition du scénario qu’on a vu se produire en mars 2014 en Crimée : la population de la péninsule avait accueilli favorablement l’armée russe et les militaires ukrainiens s’étaient retirés sans livrer bataille. C’est pour cette raison que, au début, il n’y a pas eu de livraisons d’armes massives de l’Occident à l’Ukraine et que l’Otan est demeurée fort discrète. On s’est contenté d’appliquer des sanctions essentiellement économiques à l’encontre de la Russie et de fournir à Kiev quelques munitions antichars et des éléments de défense anti-aérienne, en insistant sur le fait que ni les Américains ni personne d’autre ne se battraient directement sur le terrain.
Mais, très vite, les opinions publiques — en Europe d’abord et également la presse des deux côtés de l’Atlantique — ont été profondément choquées par l’ampleur des destructions, des exactions contre les civils, à Boutcha et à Irpin notamment, et par les millions de réfugiés jetés sur les routes, car cette guerre est la première « guerre du portable » où les images sont transmises instantanément. C’est aussi une guerre entre Blancs au cœur de l’Europe qui fait ressurgir les spectres de la Seconde Guerre mondiale. À Bruxelles, la Commission en a profité pour réagir très fortement et imposer le ton aux États, proposant même d’acheter des avions de combat au nom de l’UE, ce qui outrepasse de loin ses compétences. La Commission n’est pas supposée faire la guerre, mais Ursula von der Leyen a fait comme si, sans doute pour faire oublier son bilan peu glorieux à la tête du ministère de la Défense en Allemagne…
Le tournant est venu des États-Unis à partir de la mi-avril. Avec l’échec de l’armée russe dès le mois de mars, la perception, à Washington, changea du tout au tout : on comprit que Poutine venait de commettre une erreur d’appréciation d’une ampleur historique, qu’il avait complètement sous-estimé la réaction ukrainienne et surestimé l’efficacité de ses propres forces militaires. Contrairement aux pronostics des services de renseignement russes, le régime de Kiev ne s’était pas effondré : les Ukrainiens résistaient de toutes leurs forces et l’invasion tournait au désastre pour l’armée russe. C’est alors que Washington a compris que la victoire de l’Ukraine n’était pas impossible et qu’en tout état de cause il y avait là l’occasion d’infliger un coup très dur à l’armée russe, voire de la saigner durablement. D’où la décision de fournir aux Ukrainiens de plus en plus d’armes pour leur permettre de remporter cette victoire ou, a minima, pour bloquer l’avancée des troupes russes en leur infligeant un maximum de pertes. Le ministre américain de la Défense, Lloyd Austin, ne dit pas autre chose en fixant comme objectif pour son pays d’« affaiblir la Russie à un point tel qu’elle ne puisse pas recommencer » (1).
Ainsi, chaque partie — l’Ukraine, la Russie, l’Occident — a revu ses objectifs initiaux et, par conséquent, son attitude au fil des mois et des rapports de force sur le terrain. Résultat : on a assisté à la fois à une montée des enchères et à une extension de cette guerre qui, de fait, représente un risque majeur pour l’Europe. Depuis, dans toutes mes interventions, j’alerte sur ce danger pour que l’on puisse stopper cet engrenage avant qu’il ne soit trop tard.
N. R. — Vous dites que, pour les Russes, cette guerre est un désastre. Pourtant, ils ont conquis et contrôlent une partie considérable du territoire ukrainien…
P. L. — Selon moi, malgré ses gains territoriaux initiaux — 20 % du territoire ukrainien — la Russie a, de fait, déjà perdu cette guerre au regard des objectifs qu’elle s’était elle-même fixés. Elle s’est révélée incapable d’atteindre son objectif initial, à savoir faire chuter le régime de Kiev avec une « opération spéciale » calquée sur l’intervention soviétique à Budapest en 1956. Elle n’est pas parvenue à conquérir la totalité du Donbass (2) et a dû subir, depuis la fin d’août, une série de contre-offensives ukrainiennes victorieuses à Kharkiv, Izioum et Kherson. Pour des raisons de politique intérieure, Poutine n’a pas voulu décréter une conscription générale, annonçant d’abord, fin août, le recrutement de 137 000 nouveaux soldats, puis, en octobre, la mobilisation partielle de 300 000 combattants. Mais, compte tenu des pertes énormes en matériels et en hommes déjà subies (près de 100 000 tués et blessés (3), soit deux fois plus que la totalité des soldats américains tués au Vietnam en dix ans de guerre), l’armée russe est clairement sur la défensive tandis que l’initiative est passée du côté ukrainien grâce à la supériorité des armements livrés par les Américains et autres Occidentaux. Pis encore : la Russie est attaquée en Crimée, ce qui va poser d’autres problèmes puisque Moscou considère ce territoire comme le sien. Enfin, les militaires russes se sont rendus coupables de massacres de civils, de nombreuses exactions épouvantables qui montrent que cette armée n’est pas tenue convenablement, et qui assombrissent encore l’image déjà très dégradée de la Russie dans l’opinion occidentale.
Par son acte d’agression, la Russie s’est aliéné la sympathie des nombreux Ukrainiens russophones qu’elle annonçait vouloir protéger et libérer du « régime nazi de Kiev ». Comment convaincre les gens que vous venez les sauver quand vous détruisez leurs maisons et tuez leurs proches ? Marioupol, Kharkiv et d’autres villes massivement bombardées sont des villes largement russophones, historiquement proches de la Russie. Avant la guerre, ces régions étaient souvent regardées avec méfiance par les autres Ukrainiens. Or c’est Poutine lui-même qui a réussi ce prodige consistant à fabriquer une Ukraine unie et à dégoûter une large partie des populations russophones de l’Est de tout ce qui est russe !
C’est pour cette raison que, quelle que soit l’issue du conflit, on peut, dès à présent, parler de défaite russe. La Russie ne peut ni conquérir ni occuper militairement et encore moins conserver l’Ukraine avec ses moyens militaires actuels. Elle ne peut pas davantage espérer la faire revenir dans sa zone d’influence. Avec ce conflit, l’Ukraine s’est définitivement détachée de la Russie ; elle lui est même devenue très hostile et est irrémédiablement passée dans le camp occidental. Le nouveau rideau de fer s’est déplacé d’un millier de kilomètres vers l’Est.
S’agissant du système de sécurité en Europe, Poutine a lui- même fabriqué ce qu’il dénonçait depuis des années : le retour massif de l’armée américaine en Europe (100 000 hommes) et le resserrement spectaculaire des liens transatlantiques. En Europe, la méfiance vis-à-vis de la Russie s’est installée durablement ; l’Otan qu’Emmanuel Macron jugeait, il y a seulement deux ans, en « état de mort cérébrale », et que Donald Trump menaçait de quitter se porte mieux que jamais et va s’élargir. L’entrée de la Suède et de la Finlande va transformer la mer Baltique en un lac entièrement otanien s’étendant jusqu’à Saint-Pétersbourg. Objectivement, pour Poutine, c’est, là aussi, une mauvaise affaire. Et je ne parle même pas des effets à long terme des sanctions sur l’économie de la Russie…
N. R. — Vous avez décrit cette guerre comme une « guerre par procuration » entre l’Occident et la Russie. L’Ukraine n’est-elle donc, selon vous, qu’un instrument dans cette confrontation des grandes puissances ? N’a-t-elle pas sa volonté propre ?
P. L. — Je ne dirais pas cela. Les Ukrainiens ont été attaqués sur leur territoire et ils essaient de se défendre. On a vu en Ukraine un vrai mouvement de solidarité nationale, une volonté de résister. En revanche, nous n’avons aucune visibilité quant au processus de prise de décision à Kiev, aussi bien sur le plan politique que sur le plan militaire. On dit que le système russe est très personnalisé et très secret, et c’est vrai. Mais le système ukrainien est tout aussi opaque. Nous ne savons pas quelles sont les intentions réelles de Zelensky, qui a beaucoup évolué depuis le début de la guerre. En mars, il évoquait la possibilité que l’Ukraine proclame sa neutralité en échange de garanties de sécurité. Il se disait prêt à discuter des statuts des républiques auto-proclamées et des territoires occupés par les Russes (4). Aujourd’hui, il n’en est plus question. Pas plus qu’il n’est question de reprendre des négociations avec les Russes, alors que de telles négociations avaient eu lieu au début du conflit en Biélorussie et en Turquie. Désormais, Zelensky refuse — il a même publié un oukase à cet effet — de négocier avec la Russie tant que Poutine restera au pouvoir, ce qui est une façon de dire que le but de guerre de l’Ukraine n’est rien d’autre qu’un changement de régime à Moscou après une défaite de l’armée russe et la libération de la totalité du territoire ukrainien, Crimée comprise.
En vérité, nous ne savons pas ce qui est déterminant dans la prise de décision à Kiev, nous ne savons pas quelles sont les forces politiques réellement à la manœuvre derrière le président. En Occident, on ignore presque tout des réseaux concurrents tenus par des oligarques qui s’entre-déchirent ou des forces politiques souterraines qui influencent la présidence.
Pourtant, de notre côté, nous, les Occidentaux, nous fournissons des armes en quantité mais, au nom de la morale et face à des opinions publiques très remontées contre la Russie, aucun gouvernement n’ose questionner les objectifs finaux du conflit. En réalité, les États-Unis, suivis par leurs alliés, ont simplement confié leur carte de crédit au président Zelensky en lui laissant le soin de décider seul, en toute opacité, de l’emploi de nos armes et des buts de la guerre… Ce qui est sans précédent, à ma connaissance, dans l’histoire des conflits armés. Or la seule position qui semble acceptable aux décideurs de Kiev aujourd’hui, à partir des succès remportés sur le terrain, c’est la position intransigeante et « jusqu’au- boutiste ». Au demeurant, je ne suis même pas sûr que Zelensky pourrait imposer un changement de cette ligne, même s’il le voulait. Et l’Occident continue à livrer des armes, alimentant indirectement ce « jusqu’au-boutisme ». C’est un cercle vicieux…
Donc, oui, l’Ukraine a sa volonté propre et réussit jusqu’ici à l’imposer à ses soutiens extérieurs. Elle donne le « la », si j’ose dire, puisqu’elle est censée choisir seule son avenir, et donc les buts finaux de cette guerre. Le problème, cependant, est que, par la dynamique même du conflit, cette guerre est bel et bien devenue un affrontement global qui va très au-delà du sort de l’Ukraine ; c’est en vérité une guerre non déclarée entre les États-Unis et la Russie, avec, derrière eux, leurs alliés, européens d’un côté, chinois et iraniens de l’autre. Une guerre qui est en train de transformer durablement le système international. En ce sens, la guerre d’Ukraine est vraiment une guerre transformationnelle.
D’ici là, au flou des buts de guerre s’ajoute la logique propre de l’engrenage qui se met en place, mois après mois, sous nos yeux. Or cet engrenage, j’y reviens, personne à Paris ou en Europe n’a de prise sur lui. Nous nous sommes embarqués dans une sorte de suivisme aveugle, avançant dans le noir, tels les somnambules de 1914…
N. R. — Pourriez-vous préciser le fond de votre pensée lorsque vous parlez de « suivisme aveugle » ?
P. L. — Premièrement, quand on parle de « position occidentale », on parle en réalité, globalement, de celle qui est formulée par les États-Unis.
Ce sont eux qui fournissent l’essentiel de l’aide militaire et financière à l’Ukraine, eux qui pilotent le Conseil de guerre qui ne dit pas son nom (dit de « Rammstein ») présidé par Lloyd Austin. Les Européens suivent sous l’impulsion des pays les plus proches, donc les plus hostiles à la Russie — les Baltes, les Polonais, la Finlande, la République tchèque —, relayés par la Commission de Bruxelles. Les velléités de résistance des « grands » Européens, France et Allemagne notamment, ont été progressivement balayées. Olaf Scholz a été très critiqué de toutes parts pour ses hésitations à livrer des armes à l’Ukraine au début du conflit, et Emmanuel Macron, pour avoir passé trop de temps au téléphone avec Poutine. Tous deux ont dû faire machine arrière et se plier, le 16 juin dernier, au pèlerinage rituel de Kiev, par train spécial…
Pour autant, les intérêts stratégiques sont-ils vraiment identiques des deux côtés de l’Atlantique ? Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cette guerre sert d’abord, objectivement, les intérêts américains. C’est même, pour eux, une guerre parfaite,
« a perfect war », sans « body bags », sans morts. Une guerre qui leur permet de retrouver pleinement leur leadership politique en Europe, avec une Otan véritablement ressuscitée. Une guerre qui va permettre à l’industrie de l’armement américaine de livrer pour des centaines de milliards d’euros d’armements modernes aux alliés, à commencer par l’Allemagne qui vient de décider de se réarmer. Et, cerise sur le gâteau, c’est une guerre qui va remplacer le gaz russe par le gaz naturel liquéfié (GNL) américain.
L’Europe, elle, va grelotter cet hiver. Pas l’Amérique. Et la guerre du gaz — les représailles de Poutine aux sanctions économiques occidentales — va entraîner des conséquences sociales et économiques redoutables au sein de l’UE, sans parler du risque réel d’un élargissement du conflit sur le sol européen, y compris indirectement, via, par exemple, un accident nucléaire sur la centrale de Zaporijia.
Mais le paradoxe de toute cette affaire est que, si le conflit ukrainien est à l’évidence central pour l’avenir des Européens, tel n’est pas le cas pour les États-Unis, pour lesquels cette crise est en définitive secondaire. L’Ukraine, par exemple, n’a joué rigoureusement aucun rôle et a été à peine mentionnée dans les récentes élections de mi-mandat, entièrement tournées vers la question de l’avortement et de la politique intérieure américaine.
N. R. — Pourquoi est-elle secondaire pour eux ?
P. L. — Pour les Américains, la bataille pour la domination mondiale se joue en Asie, pas en Europe. Ce qui occupe Biden, beaucoup plus que la guerre en Ukraine, c’est l’alliance antichinoise de producteurs de semi-conducteurs qu’il forge en ce moment avec la Corée, le Japon et Taïwan (5) et dans laquelle Washington investit près de 500 milliards de dollars, car c’est là la clé de l’économie du XXIe siècle.
L’Ukraine, pour les Américains, n’est qu’une étape vers quelque chose de plus important. Comme le résume l’universitaire américain Andrew Michta : « Il faut se débarrasser de la question russe pour se concentrer, ensuite, sur la Chine. »
Or le facteur temps, capital dans cette affaire, n’a pas le même impact de part et d’autre de l’Atlantique. Les États-Unis, comme la Chine d’ailleurs, peuvent se satisfaire d’une guerre longue qui saignerait la Russie et la mettrait définitivement à l’écart. L’Europe, elle, surtout l’Europe de l’Ouest, ne peut pas se permettre la crise économique et sociétale dans la durée qu’impliquerait un conflit prolongé.
N. R. — Selon vous, pour les États-Unis, il n’est plus seulement question d’aider l’Ukraine, mais d’affaiblir durablement la Russie, de faire en sorte qu’elle ne fasse plus partie des grandes puissances…
P. L. — En effet, aux États-Unis, et chez certains en Europe aussi, l’idée d’affaiblir, de « balkaniser » la Russie, de la sortir du rang des grandes puissances pour qu’elle ne puisse plus jamais se lancer dans des aventures militaires est exprimée plus librement, sans toutefois être affichée ouvertement par Bruxelles, contrairement à Washington. Sans surprise, les propositions les plus radicales sont venues de Pologne ou des pays baltes. Ainsi, on a entendu Lech Walesa déclarer vouloir découper la Russie en morceaux et réduire la population de ce qu’il resterait du pays à 50 millions d’habitants (6). Cette idée-là était déjà présente chez les vainqueurs, en 1918 puis en 1945, s’agissant de l’Allemagne dont on souhaitait briser définitivement le potentiel militaire, voire industriel, afin de la guérir de ses « pulsions impérialistes ».
Derrière la volonté d’infliger une défaite humiliante à la Russie, il y a évidemment l’espoir que Poutine n’y survivrait pas et qu’il y aurait nécessairement un changement de régime à Moscou. C’est ce que laisse entendre implicitement le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki dans une interview accordée au Figaro (7). On ne présente plus cette guerre comme un conflit territorial, mais comme une « guerre de la démocratie contre le totalitarisme », et Poutine comme un « criminel de guerre » et un monstre, ce qui exclut toute possibilité de dialogue avec lui. À quoi on répond, du côté russe, par une logorrhée tout aussi définitive sur la guerre contre l’Occident, émaillée de menaces irresponsables de frappes nucléaires sur les capitales occidentales.
Une telle dynamique prospère sur ce qui est devenu une guerre d’attrition, dans la longue durée, où chaque partie attend que l’autre s’effondre la première. Les Russes attendent de voir si la politique américaine va évoluer après les « Midterms », si les Européens vont résister à la crise énergétique et économique et jusqu’où l’unité européenne et la paix sociale en seront ébranlées. Pendant ce temps, les Occidentaux attendent de voir si la Russie peut tenir le choc face à la supériorité ukrainienne sur le terrain grâce aux 20 milliards d’armements livrés par les Américains, ainsi que face aux répercussions de la guerre et des sanctions — d’autant que la régénération de l’armée russe prendra des mois, voire des années et que les difficultés économiques vont inévitablement s’aggraver.
On est donc dans une guerre qui est à la fois très XXIe siècle, avec des satellites, des drones, des Himars, etc. ; dans une guerre de tranchées qui rappelle celle de 1914-1918 ; et dans une guerre d’attrition entre les Russes et les Occidentaux. Or, je le répète, le temps ne joue pas en faveur des Européens.
N. R. — Malgré les sanctions sans précédent prises contre la Russie ?
P. L. — À court terme, tous les indicateurs montrent que la Russie s’en sort plutôt bien : grâce aux nouveaux débouchés, en Chine et en Inde notamment (8), ses exportations d’hydrocarbures n’ont jamais été aussi élevées, avec des rentrées de l’ordre de 250 milliards de dollars en 2022 ; le rouble ne s’est pas effondré ; et le peuple russe, résilient, tient le choc tandis que les anti-guerre sont forcés d’émigrer. Il n’en demeure pas moins que la Russie sera affectée à terme, notamment dans le secteur des hautes technologies et des microprocesseurs, et que son économie va souffrir davantage, elle aussi. Notons que des problèmes semblables se posent également du côté ukrainien où l’économie a besoin de trouver chaque mois un financement de 4 à 5 milliards d’euros qui tarde à arriver, surtout de la part des Européens (9). À Kiev, la guerre est financée essentiellement par la planche à billets, et les tensions sont d’ores et déjà perceptibles entre la banque centrale et le ministère de l’Économie. Mais c’est surtout l’Europe qui risque d’être mise à mal dès cet hiver et dans les prochaines années si le conflit devait durer.
N. R. — À quelles conséquences l’Europe doit-elle se préparer dans les mois à venir ?
P. L. — John McCain disait de la Russie que c’était une énorme station-service avec des armes atomiques. Dommage que les Européens l’aient oublié car, en effet, l’Europe a pris l’habitude, depuis trois décennies, de se servir de la Russie comme d’une station-service. Sans le gaz russe, l’économie allemande, et derrière elle toute l’économie européenne, étouffe et il ne sera pas facile de le remplacer rapidement. Il faudra au moins deux ou trois ans avant que de nouveaux terminaux gaziers soient mis en place et que le gaz américain, qatari ou autre arrive en quantités suffisantes pour remplacer le gaz russe. On ne sait pas comment le système économique européen va tenir pendant le premier hiver, et l’hiver suivant risquera d’être encore plus difficile parce qu’on aura grand- peine à reconstituer les stocks de gaz.
Les gouvernements auront des arbitrages difficiles à faire entre le chauffage des ménages et le maintien de leurs industries, donc de l’emploi. La solidarité européenne sera encore une fois mise à mal, avec le risque de voir les différents gouvernements s’accuser mutuellement de la dégradation de la situation. Personne, par exemple, n’a envie de faire de cadeaux à l’Allemagne, qu’on accuse d’avoir installé l’Europe dans la dépendance énergétique vis- à-vis de la Russie. Gerhard Schröder a été particulièrement décrié pour avoir fondé le modèle de prospérité allemand sur la double addiction au gaz russe et au marché chinois, avec l’illusion que des relations commerciales toujours plus étroites rendraient une guerre impossible. Aujourd’hui, cette triple illusion est à terre, sauf qu’elle a servi de modèle pendant des décennies — un modèle plébiscité à une époque par tous les partis allemands et adopté sans réserve par Angela Merkel ! La menace, à présent, c’est d’abord le risque d’une double fracture entre les Européens eux-mêmes, notamment après la décision du chancelier Scholz d’engager 200 milliards d’euros (son fameux « double vroum ») pour permettre à l’industrie allemande de financer la hausse des coûts de l’énergie, ce qui, mécaniquement, va entraîner une sorte de cannibalisme industriel au détriment des autres Européens qui n’ont pas les mêmes moyens financiers et qui vont donc voir leurs industries fermer ou se délocaliser. L’autre fracture se situe avec les États-Unis où le prix de l’énergie est resté stable et où, de surcroît, profitant de la transition énergétique, l’administration Biden vient d’adopter, avec l’IRA (Inflation Reduction Act), un programme d’investissements dans les énergies décarbonées de 370 milliards de dollars, à forte connotation protectionniste. Ce qui va encore heurter de plein fouet les exportations vers les États-Unis. Pour un pays comme la France, par exemple, la combinaison de la guerre en Ukraine et de la stratégie allemande face aux conséquences de cette guerre équivaut à une double peine qui met en péril ses projets de réindustrialisation.
S’y ajoute un risque financier non négligeable : toutes les mesures prises par le gouvernement pour faire face à l’augmentation du coût de l’énergie sont financées par la dette. Or, si la dette augmente très fortement dans une situation de récession économique, le danger existe que les taux d’intérêt montent, que la dette devienne insoutenable et qu’il y ait des attaques des marchés contre les dettes souveraines des pays les plus endettés comme l’Italie ou la France. L’euro est en train de plonger. La situation sociale peut devenir explosive : il est clair que nous ne sortirons pas indemnes de cette tempête.
N. R. — Pensez-vous que les gouvernements européens ont conscience de tous ces risques ? Pourquoi acceptent-ils d’appliquer des mesures aussi défavorables à leurs propres sociétés ?
P. L. — Comme dans bien d’autres cas, la politique européenne, dans ce dossier, a été dictée par l’émotion et la morale, et non pas par le bon sens et les intérêts bien compris des citoyens. Nous sommes partis la fleur au fusil en promettant même parfois de livrer « une guerre économique totale à la Russie ». Et nous nous retrouvons aujourd’hui à expliquer aux Français qu’ils doivent « payer le prix de la liberté ». Plus facile à dire à Washington qu’à Paris ou à Berlin… Nous avons militarisé nos relations commerciales et financières avec la Russie au fil des sanctions américaines et de huit paquets de sanctions européens successifs, et nous nous étonnons que Poutine ait choisi de militariser ses livraisons d’hydrocarbures à l’Europe ! À aucun moment les grands pays européens, à commencer par la France et l’Allemagne, n’ont été capables de définir les objectifs de leur politique de sanctions. S’agissait-il de punir la Russie, et jusqu’où ? Ou de se préparer éventuellement à négocier en utilisant la levée des sanctions comme une monnaie d’échange ? Faute d’accord entre les États sur leurs objectifs, nous avons laissé la Commission récupérer l’initiative et gérer la situation à sa guise. C’est ainsi que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui n’a aucune compétence en la matière, s’est auto-proclamée cheffe de guerre en Europe et est parvenue à imposer aux gouvernements son activisme bureaucratique. Guidée par l’indignation, l’UE pensait avoir le beurre et l’argent du beurre en imposant des sanctions drastiques à la Russie tout en continuant, dans un premier temps, d’importer du pétrole et du gaz russes. Le pétrole a été ensuite placé sous embargo. Mais pas le gaz, dont la sortie n’était prévue qu’au bout de deux ans. C’était sans compter avec la réaction de Poutine pour qui le gaz est une arme de destruction massive des économies européennes. Progressivement, il a commencé à fermer les robinets et à littéralement étrangler les Européens. Ainsi, fin août, plus une goutte de gaz russe n’arrivait en France.
C’est encore Mme von der Leyen qui est devenue l’interlocutrice privilégiée de l’Otan, l’initiatrice de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, laissant prospérer des mesures superfétatoires comme la formation par l’UE des soldats ukrainiens qui se superpose aux différents systèmes de formation bilatéraux déjà en place, voire d’autres mesures radicales comme l’interdiction des visas Schengen à tous les citoyens russes (10).
L’autre point important est que cette escalade dans les sanctions a révélé la montée en puissance des pays du Nord-Est au détriment du noyau historique de l’UE, à savoir la France et l’Allemagne. Dans l’une de ses récentes tribunes, le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a eu des mots très durs à l’égard de l’Allemagne et de la France (11). Et les États baltes ne sont pas en reste ; ils ont joué un rôle de premier plan dans l’adoption d’une violente ligne antirusse.
On a donc assisté à un déplacement du centre de gravité de l’UE au profit des États du nord-est de l’Europe, qui ne se cachent pas de faire plus confiance à Washington qu’à Paris ou à Berlin. Voilà qui aboutit à faire des États-Unis un membre officieux mais omniprésent de l’Union, de par leur poids et leur influence.
N. R. — On a vu également une très grande implication du Royaume- Uni dans ce conflit, Londres se montrant parfois encore plus virulent que Washington à l’égard de Moscou. Pour quelle raison ? Le pays cherche-t-il à s’affirmer en tant qu’acteur incontournable dans la région ?
P. L. — Le Royaume-Uni entretient traditionnellement des liens assez étroits avec la Pologne, les pays baltes et l’Europe de l’Est, qui remontent à la Première Guerre mondiale. D’autre part, les Britanniques restent marqués par les attaques perpétrées par des agents du Kremlin avec des armes radioactives sur leur sol (affaires Litvinenko et Skripal) (12). Et puis il y a surtout, avec l’activisme de Londres dans la guerre en Ukraine, la volonté du Royaume- Uni post-Brexit de s’imposer comme une puissance européenne à part entière, mais aussi comme une puissance mondiale : « Global Britain ». C’est sur le même registre que Londres a joué un rôle important en Asie-Pacifique dans la création de l’AUKUS (13), qui a valu à la France la perte d’un contrat géant portant sur la fabrication des sous-marins pour l’Australie au profit de fabricants américains, mais aussi son éviction de la région Asie-Pacifique où elle est pourtant physiquement implantée, dans ses territoires de Polynésie et de Nouvelle-Calédonie. Au final, en moins de deux ans, nous, Français, avons été éjectés de la région Asie-Pacifique grâce à nos « amis » britanniques et américains. Et nous avons été éjectés d’Afrique par les Russes (14). Quant à l’Europe, nous sommes priés de ne pas trop faire valoir nos intérêts parce que nos amis baltes et polonais disent que la lumière est à Washington, mais plus du tout à Paris ou à Berlin.
N. R. — Pourtant, on ne peut pas accuser le président Macron de passivité. Au contraire, il a essayé de s’impliquer de manière très active dans le dossier ukrainien et a passé de très longues heures au téléphone avec Poutine…
P. L. — Emmanuel Macron a certes eu raison de chercher à conserver un canal de dialogue avec Moscou. Et je l’ai approuvé. Ce conflit se terminera un jour et, qu’on le veuille ou non, la Russie restera notre voisine : elle ne va pas déménager ! La France doit donc être, comme il l’a rappelé dans son discours devant les ambassadeurs, une « puissance d’équilibre ». De même, le président a eu raison de faire allusion aux trente années écoulées en évoquant l’humiliation infligée aux Russes. Mais, dans l’exécution, combien de maladresses ! Une vingtaine de coups de téléphone à un ancien espion du KGB qui, par nature, se méfie du téléphone, n’est pas nécessairement le meilleur moyen d’aboutir, surtout quand certaines conversations sont filmées, puis retransmises à la télévision française (15). Mais le point central est que les Français en général, et Emmanuel Macron en particulier, croient à la magie du verbe, alors que les Russes, eux, croient au rapport de force. Or la France n’avait, en fin de compte, rien d’autre à mettre sur la table que le suivisme des positions américaines. Le résultat, c’est que des conversations jugées « interminables » par Poutine lui-même n’auront servi à rien, sauf à nous tourner en ridicule aux yeux des Russes, des Ukrainiens, des Polonais ou des Baltes, qui ont d’ailleurs inventé un nouveau verbe : « macroner » (parler longuement et inutilement).
N. R. — On a vu fleurir des initiatives consistant à bannir tout ce qui est russe de l’environnement européen (16) et à punir l’ensemble des Russes comme « responsables collectivement de la guerre ». Que pensez-vous de cette approche ?
P. L. — La meilleure réponse à ce mauvais débat a sans doute été apportée par un opposant russe, Iouri Chevtchouk, un musicien très connu et persécuté en Russie en raison de sa position anti-guerre. Celui-ci a récemment déclaré : « Nous, les Russes, nous ne sommes pas des esclaves. Beaucoup d’entre nous ne plient pas devant la propagande et la violence dont nous sommes victimes. » Or, en adoptant sans distinction des mesures contre les citoyens russes, les Européens les stigmatisent tous en les traitant comme des criminels ou comme des esclaves.
À mon avis, associer le peuple russe tout entier à Poutine, lui faire payer les agissements de ses dirigeants, constitue une faute à la fois morale et politique. Qu’on puisse mettre en cause les responsables, c’est une chose. Mais criminaliser tout un peuple, c’en est une autre. Vouloir interdire la culture russe, bannir ses écrivains, ses artistes, ses sportifs, interdire l’accès de citoyens russes à notre territoire, ce serait se comporter de la même façon que Poutine envers ses opposants. Ce serait de l’intolérance totale et un pas de plus vers la « guerre des civilisations », souhaitée d’ailleurs des deux côtés par les milieux les plus extrêmes ! Il n’est pas étonnant que de telles propositions arrivent à Bruxelles par le biais des Finlandais ou des Baltes, ces derniers étant, depuis des années, pointés du doigt pour la façon dont ils traitent les minorités russes sur leur territoire (17). La montée en Europe d’une politique guidée par le revanchisme et l’intolérance, d’où qu’elle vienne, est extrêmement dangereuse. C’est elle qui est en train de creuser davantage un fossé civilisationnel, de transformer un conflit territorial en une guerre de civilisations sans fin. C’est elle qui, à force de diaboliser la nation tout entière et de laisser transparaître la volonté de balkaniser et de démembrer la Russie, contribue à transformer cette guerre en une nouvelle « guerre patriotique », une guerre existentielle pour les Russes.
Nous, les Européens, nous avons déjà commis par le passé une lourde erreur : celle de ne pas avoir su aider la Russie, ni sous Gorbatchev ni sous Eltsine. De ne pas avoir cherché à l’inclure dans l’architecture de sécurité européenne. De ne pas en avoir fait un partenaire et de l’avoir considérée comme un ennemi vaincu, désormais sans grande importance. Aider financièrement les Russes, disait Bush père à Gorbatchev, ce serait verser de l’eau dans le sable. Comme je vous l’ai déjà dit l’an dernier (18), je trouve que c’est un gâchis immense.
Cette guerre est en train de fabriquer un clivage qui risque d’être encore plus grave que celui de la guerre froide. À l’Ouest, on a tendance à essentialiser la Russie comme historiquement coupable de tous les totalitarismes, à présenter le peuple russe comme « violent par nature », etc. Et la Russie nous renvoie le même discours de rejet total en présentant l’Europe et sa démocratie comme entièrement corrompue, dégénérée, désireuse d’imposer son hégémonie au monde entier, etc.
Je vous l’ai indiqué dès le début de notre entretien, ce qui était initialement un conflit sur un bout de territoire ukrainien et sur le statut de l’Ukraine s’est transformé en une guerre de civilisations, des deux côtés. Cette évolution est extrêmement préoccupante, spécialement en raison des conséquences géopolitiques que cela entraîne pour nous, les Européens.
N. R. — Précisément, quelles seront, selon vous, les conséquences géopolitiques de cette « guerre civilisationnelle » entre la Russie et l’Occident ?
P. L. — La règle numéro un que nous a enseignée Henry Kissinger est qu’il ne faut jamais combattre les deux superpuissances que sont la Russie et la Chine en même temps, mais qu’au contraire il faut tout faire pour les séparer. Hélas, c’est tout l’inverse qui est en train de se produire. À mes yeux, la rupture radicale avec la Russie qui est en train de s’installer, peut-être définitivement, ou en tout cas pour de longues années, bousculera totalement le rapport de force sur le continent eurasiatique. Et cela, au détriment des Européens. Comment ne pas voir qu’est en train d’émerger un mastodonte sino-russe qui va dominer tout le « Heartland » eurasiatique ? Le « Heartland » qui s’étend de la Volga au Yangtze et de l’Himalaya à l’Arctique est le territoire le plus fertile et le plus important, stratégiquement, du monde. Celui qui contrôle le « Heartland », disait Mackinder, tient le monde.
En nous engageant, des deux côtés d’ailleurs, dans une rupture civilisationnelle, nous fabriquons collectivement non seulement un nouveau rideau de fer mais, derrière lui, une alliance solide entre la Russie et la Chine sur le continent eurasiatique. Une alliance qui rendra la position des Européens plus vulnérable. Il sera très difficile de contrebalancer la puissante alliance de l’industrie chinoise et des matières premières russes. Dans un tel système géopolitique, le risque est que le continent tout entier, y compris la péninsule européenne à son extrémité ouest, soit à terme dominé par l’alliance russo-chinoise.
Quant aux États-Unis, ceux-ci vont redevenir, à terme, une puissance essentiellement maritime, préoccupée surtout par ses problèmes intérieurs et les profondes divisions apparues dans son fonctionnement démocratique. C’est l’Amérique de « l’America first », totalement obsédée par sa situation interne, voire isolationniste. À l’inverse, l’Europe, elle, dépendra encore plus des États-Unis pour ce qui est de sa survie et de sa sécurité, au moment où précisément elle comptera moins dans la stratégie américaine. Dans un tel système, l’Amérique du Nord, « outlying island » (19), pourra bien sûr survivre sans trop de problèmes grâce à son écosystème interne de création de richesses et d’innovation, à son marché intérieur, à ses universités qui sont les meilleures du monde, à ses avantages technologiques, à son dynamisme social… Tous ces atouts vont lui permettre de prospérer et de rester une puissance majeure. En revanche, je crains que nous, Européens, déjà affaiblis par la désindustrialisation, la perte de compétitivité dans les nouvelles technologies, le vieillissement de notre population et par une immigration de plus en plus considérable venant du Sud risquions d’être les dindons de la farce de ce basculement géopolitique.
N. R. — Mais pour de nombreux hommes politiques et de nombreuses personnalités publiques d’Europe, il est impossible, dans les circonstances actuelles, de ne pas rompre de manière décisive avec la Russie, car le droit international a été violé et, comme vous le dites vous-même d’ailleurs, des crimes de guerre auraient été commis par Moscou… Quel regard portez-vous sur l’enquête pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité lancée par la Cour pénale internationale contre la Russie ? Va-t-elle aboutir ?
P. L. — On peut comprendre que, devant le spectacle des atrocités commises, l’opinion publique demande que l’on punisse les responsables, qu’on les fasse passer devant les juges. La guerre, c’est rarement beau, et comme je l’ai déjà signalé, des exactions ont manifestement eu lieu. L’idée de sanctionner les dirigeants qui lancent les guerres est noble, et les vainqueurs de 1945 l’ont mise en œuvre à Nuremberg. Ce qu’on sait moins, c’est qu’en 1918, lors des négociations du traité de Versailles, il a même été envisagé de juger le Kaiser Guillaume II... Mais, dans les années récentes, les chefs d’État qui ont été traînés devant la Cour de La Haye sont des « petits » : des chefs de factions yougoslaves, quelques petits chefs d’État africains… Jamais on n’a vu un leader d’une puissance nucléaire devant la CPI !
D’autre part, je vous rappelle également qu’un certain nombre de pays importants, les États-Unis en tête, ne participent même pas à ce système car ils n’ont pas ratifié la convention de Rome sur la Cour pénale internationale.
Tous ceux qui proposent de traîner Poutine devant la justice internationale devraient se rappeler qu’on n’a jamais sérieusement envisagé d’y amener George W. Bush ou les autres responsables de la guerre illégale en Irak et des atrocités commises dans ce pays. D’ailleurs, tous les accords de stationnement des militaires américains sur des territoires étrangers prévoient des clauses qui permettent aux soldats américains d’échapper à la justice locale et internationale. Ce n’est donc pas la première ni sans doute la dernière fois que le droit international a été violé.
Selon un adage connu, la guerre, ce sont des gens qui s’entretuent et qui ne se connaissent pas, dirigés par des gens qui se connaissent mais qui ne s’entretuent pas. Et ces gens qui se connaissent et qui ne s’entretuent pas ne se traînent pas non plus les uns les autres devant les tribunaux, sauf en cas de capitulation et de défaite militaire. Le jour où l’on verra les chars occidentaux à Moscou, ce sera une autre histoire mais, en dehors de ce scénario peu probable, toutes les conversations sur Poutine à La Haye relèvent de la gesticulation politico-médiatique habituelle et, souvent, de l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques.
N. R. — Il sera d’autant plus difficile de réaliser ce scénario que, en dehors du camp occidental et de quelques-uns de ses alliés, la Russie n’est pas vue comme un État paria ou un ennemi. De nombreux États d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique n’ont pas condamné son agression envers l’Ukraine et continuent à coopérer avec Moscou. Pourquoi, selon vous, l’Occident n’a- t-il pas su rallier la plupart des pays à sa cause ?
P. L. — Effectivement, la position occidentale dans cette affaire est minoritaire à l’échelle de la planète. Un grand nombre de pays ne sont pas du tout convaincus par le discours auto-satisfait des Occidentaux sur un prétendu système international qui serait basé sur les règles de droit. Ces pays ont parfaitement compris que les Occidentaux s’assoient sur les règles de droit lorsque cela les arrange. Quand les États-Unis décident d’envahir tel ou tel pays, comme ils le font depuis quelques décennies, le monde se couche. Quand ils appliquent le droit extraterritorial qui protège leurs intérêts au détriment des intérêts des autres, c’est pareil. Quand ils s’arrogent des droits particuliers pour leurs soldats, on les laisse faire.
En Afrique et en Amérique latine tout particulièrement, on sait quelque chose de ces doubles standards occidentaux ; conséquemment, ce qui se passe entre la Russie et l’Ukraine n’y est pas du tout perçu de la même manière que chez nous. Et il ne s’agit pas seulement des pays jadis proches de l’URSS comme Cuba ou le Nicaragua, mais aussi de l’Argentine, du Brésil ou de nombreux autres États africains ou arabes. Fait révélateur : deux hommes politiques brésiliens que tout oppose, Lula et Bolsonaro, n’ont pas pris fait et cause contre la Russie. Au contraire, tous deux l’ont plutôt défendue. Il en va de même pour la quasi-totalité des pays latino-américains et africains comme pour le monde arabe. Dans toutes ces régions, le « narratif » américain sur la guerre est contesté, voire rejeté. On a assisté récemment à un cinglant désaveu infligé par le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, au président Biden qui est allé le voir en personne en juillet dernier pour lui demander d’augmenter sa production pétrolière, bien qu’il eût promis antérieurement de faire du royaume un « État paria » après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018 (20).
Quant aux deux géants, la Chine et l’Inde, ils ont besoin d’une Russie suffisamment forte. Pékin va utiliser les ressources russes et ses alliances stratégiques et économiques avec Moscou dans sa lutte contre l’Amérique. New Delhi, qui achète également du pétrole, du gaz et des armes russes, voit en une Russie puissante un contrepoids à la Chine.
N. R. — Vous avez jugé que l’élargissement de l’Otan était une erreur stratégique qui a suscité la crispation de la Russie et le dénouement violent que l’on sait. Or, selon de nombreux observateurs, si l’Ukraine avait été autorisée à adhérer à l’Otan en 2008, la Russie n’aurait jamais osé l’attaquer…
P. L. — En effet, je suis convaincu qu’on a eu tort d’élargir l’Otan. C’était une décision inutile sauf à se mettre le Kremlin à dos et à recréer un adversaire continental plutôt qu’un partenaire. Mais, sous la pression des États-Unis et des pays de l’Europe de l’Est, tout juste sortis du pacte de Varsovie, nous avons pensé à tort que la Russie finirait par accepter cette évolution (comme elle l’a fait pour la réunification allemande dans l’Otan), les échanges économiques devant garantir la paix. Ce faisant, nous avons ignoré les avertissements répétés de Poutine qui contestait depuis des années l’élargissement de l’Otan. L’adhésion des pays d’Europe de l’Est à l’UE constituait, à mon sens, une garantie suffisante, qui aurait préservé des relations apaisées avec Moscou. L’ennui, c’est que ces pays, à commencer par les Baltes et les Polonais, étaient absolument persuadés du contraire. À leurs yeux, il fallait à tout prix élargir l’Otan…
Pour ce qui est de l’Ukraine, Moscou a fait savoir, dès 2007, que c’était là une ligne rouge à ne pas franchir. C’est avec cet avertissement à l’esprit que Nicolas Sarkozy et Angela Merkel réussirent, in extremis, à convaincre George W. Bush de ne pas faire entrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’Otan lors du sommet de Bucarest, en mars 2008. Malheureusement, le compromis qui fut trouvé in fine constituait la pire des options possibles. On ne disait ni « oui » ni « non » mais un vague « peut-être, un jour ». Au mois d’août de cette même année 2008, profitant d’une erreur de calcul du président géorgien d’alors Mikheil Saakachvili, l’armée russe entrait en Géorgie et s’arrêtait à 40 kilomètres de Tbilissi.
Mais si l’on avait dit « oui », cela n’aurait pas pour autant protégé l’Ukraine. Je pense même que cela aurait précipité la guerre. Or, en 2008, la guerre aurait été nettement plus aisée pour les Russes parce que, à l’époque, l’armée ukrainienne était très faible. C’est à partir de 2014 que l’Ukraine a commencé à renforcer et à moderniser son armée, avec l’aide considérable des États-Unis, du Royaume- Uni et du Canada.
N. R. — Quelles seront les répercussions de ce conflit sur le système de sécurité européen ? Le projet d’« Europe de la défense », cher au président Macron, est-il mort ?
P. L. — En 1991, nous nous sommes collectivement trompés en voulant croire que l’Union soviétique s’était définitivement effondrée sans effusion de sang et sans suites. Le prix du sang se paie aujourd’hui, trente ans après. Car la désintégration d’un empire est toujours une affaire longue, douloureuse et porteuse de conflits ultérieurs. Des guerres peuvent surgir bien des années après. Regardez ce qui s’est passé entre l’Inde et le Pakistan après le retrait des Britanniques du sous-continent indien, ou les guerres qui ont résulté des décolonisations en Afrique. À la croyance erronée que l’empire soviétique était mort et enterré pour de bon, on a ajouté d’autres erreurs plus monumentales encore : premièrement, on a élargi l’Otan ; deuxièmement, on a désarmé massivement ; troisièmement, on s’est installé dans une dépendance énergétique majeure vis-à-vis de la Russie. Nous nous sommes créé un nouvel ennemi, sans préparer notre défense ; nous nous sommes drogués au gaz russe, et nous avons prolongé notre dépendance stratégique et militaire totale vis-à-vis des États-Unis.
En France, notre désarmement coïncide avec la chute du mur de Berlin. C’est François Mitterrand qui décide le démantèlement unilatéral de nos missiles sol-sol, tactiques et à moyenne portée, ainsi que l’arrêt de nos essais nucléaires. Depuis, nos budgets militaires n’ont cessé d’être saccagés au nom des « dividendes de la paix » (Laurent Fabius, 1991). Selon les chefs d’état-major des armées françaises, auditionnés en juillet 2022 par l’Assemblée nationale, nos forces souffrent de graves manques de moyens et d’équipements dans l’hypothèse d’un conflit de haute intensité en Europe, comparable à l’Ukraine. Le modèle d’armée expéditionnaire adopté après la première guerre du Golfe, certes de grande qualité mais limité dans ses moyens, doit être repensé de toute urgence, ainsi que notre posture nucléaire. Or, dans l’immédiat, force est de constater que le budget de défense alloué pour 2023 n’augmente que de 3 milliards d’euros — une fraction des sommes consacrées à amortir le choc des nouveaux prix du gaz et du pétrole pour les ménages et les industries.
Dans le même temps, notre économie s’est affaiblie, s’est massivement désindustrialisée et a décroché de l’Allemagne. Tandis que sur le plan énergétique, faute, là encore, de volonté politique et de budget, notre programme électronucléaire n’a pas été entretenu ni modernisé au point que plus de la moitié de nos réacteurs sont aujourd’hui à l’arrêt. Or on va en avoir grandement besoin cet hiver ! Au-delà, les Français et les Européens sont en train de vivre, sans le savoir, une véritable transformation du système de sécurité européen, avec deux caractéristiques principales : en premier lieu, une dépendance accrue à l’égard du protecteur américain au moment même où celui-ci regarde déjà ailleurs, c’est-à-dire vers la Chine — nous avons déjà évoqué ce point ; et, parallèlement, l’enterrement du rêve français de la défense européenne autonome, qui est la victime directe de la guerre en Ukraine.
N. R. — Quel est l’autre aspect de cette grande transformation ?
P. L. — C’est ce que j’appellerai le retour de la question allemande en Europe. Les Français sont en train de découvrir que le fameux « couple franco-allemand » n’a existé que dans leur imagination. Au fur et à mesure du décrochage économique de la France et de la montée en puissance de l’Allemagne réunifiée depuis trente ans, on n’a cessé d’assister à une accumulation de décisions unilatérales majeures de l’Allemagne sur des sujets aussi fondamentaux que la politique monétaire, l’énergie, le nucléaire, l’immigration ou la politique commerciale à l’égard de la Chine. Voilà déjà longtemps que les Allemands agissent en fonction de leurs seuls intérêts nationaux. Désormais, ils n’ont plus besoin de la France pour accomplir leur rédemption démocratique (1945 est très loin !). La guerre en Ukraine leur donne la possibilité de s’affirmer désormais en tant que puissance militaire à part entière (il suffit de voir le plan de réarmement de 100 milliards annoncé par Olaf Scholz depuis le début de la guerre) qui promeut sa propre vision de l’UE, élargie à une quarantaine d’États et gouvernée à la majorité : en vérité, une Europe à l’allemande (21). Cette Europe-là remet l’Allemagne au cœur du système européen : une puissance dominante entourée de petits États trop faibles pour contrebalancer sa puissance avec, à l’Est, une Russie durablement affaiblie, instable, et, à l’Ouest, une Angleterre repartie vers le grand large, et une France en déclin. Voilà l’Europe qui se profile, avec une sorte de retour à 1918 auquel les Français — et les Allemands eux-mêmes — n’ont pas réfléchi.
N. R. — L’Europe est, dites-vous, une grande perdante de ce conflit. Y a-t-il des puissances, à part les États-Unis, qui ont su tirer leur épingle du jeu et accroître leur puissance et leur influence ?
P. L. — Au risque de choquer, je suis forcé de reconnaître que le vrai gaullien dans cette affaire, c’est le dirigeant turc Recep Tayyip Erdogan. Lui, il a su mener habilement sa barque et son pays sortira sans doute renforcé de cette crise qui nous frappera, nous, très durement. Regardez : Ankara vend des armes à l’Ukraine, et ses fameux drones Bayraktar ont dévasté des colonnes de chars russes dans les banlieues de Kiev. C’est Ankara qui a eu le courage de bloquer les détroits du Bosphore. C’est elle qui se confronte quotidiennement à la Russie en Syrie et en Libye. Et pourtant le dialogue avec Moscou n’a jamais cessé car Ankara s’est abstenue de sanctionner économiquement la Russie. Du coup, c’est la Turquie qui est derrière l’accord céréalier (22) ; c’est elle qui, au début du conflit, a hébergé les négociations russo-ukrainiennes à Antalya, etc. Erdogan arrive à profiter de cette situation explosive pour améliorer ses positions stratégiques, son rôle diplomatique et son économie. Ce pays dont on ne veut pas en Europe est parvenu à trouver une voie médiane entre les Russes et les Ukrainiens. Je n’ai aucune sympathie particulière pour M. Erdogan que je connais personnellement mais, là, je dois admettre que lui et son ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavusoglu ont manœuvré de façon très intelligente en réussissant à soutenir l’Ukraine tout en préservant leurs intérêts nationaux. Non sans arrière-pensées de politique intérieure, bien sûr, à l’approche des élections présidentielles prévues en juin 2023…
De son côté, la Chine travaille à la dédollarisation de l’économie mondiale et s’emploie à élargir les BRICs et l’Organisation de coopération de Shanghai. Comme je l’ai déjà dit, je pense que le condominium russo-chinois va devenir très puissant et rayonner dans le « grand Sud » : en Asie, en Amérique latine, en Afrique et au Moyen-Orient.
Les capacités de soft power de l’Occident sont en train de se rétrécir tandis que les grandes puissances du bloc d’en face (les BRICs) sont, elles, très actives. Et le jeu des États qui naviguent entre les deux, comme la Turquie, est très intéressant. Pour ce qui est des puissances continentales européennes, comme elles n’ont pas réussi à s’imposer, elles sont en train de disparaître du tableau…
N. R. — Vous avez déclaré dans l’une de vos dernières tribunes que « la mécanique infernale de la guerre en Ukraine nous entraîne, tels des somnambules, vers une troisième guerre mondiale ». Que peut-on et doit-on faire, concrètement, à Paris ou à Berlin pour sortir de cette mécanique ?
P. L. — Je veux croire qu’il en est encore temps. Le chef d’état- major américain, le général Mark Milley, a dit lui-même qu’il était temps d’arrêter cette guerre… Au grand dam de Zelensky ! Je pense qu’il faut créer d’urgence un groupe de contact discret qui réunirait, loin des projecteurs médiatiques, plusieurs personnes compétentes sur ce dossier et ayant la confiance des chefs d’État. Évidemment, l’initiative que je propose ne va pas plaire à tout le monde. Mais l’intérêt national commande de prendre ce risque politique au plus vite, avant que les choses ne dégénèrent davantage et qu’on ne perde complètement le contrôle de la situation.
Les représentants des principales capitales européennes doivent d’abord s’asseoir autour d’une table avec les Américains, puis avec des représentants de la Russie et de l’Ukraine, et trouver un accord minimal possible pour que les opérations militaires s’arrêtent. De toute manière, chaque guerre se termine, un jour, par un accord ou par un compromis, même si ce mot est devenu aujourd’hui un mot tabou à Kiev et dans plusieurs capitales d’Europe centrale. Il faut du courage pour prendre cette initiative dès aujourd’hui, secouer tout le monde pour sortir de l’intransigeance, de l’obstination et de l’attentisme qui ne présagent rien de bon.
N. R. — Quelles seraient, selon vous, les conditions de l’accord que ce groupe de contact pourrait mettre sur la table ?
P. L. — Il faudrait arriver à l’acceptation, du côté ukrainien, que la Crimée restera russe, que cela ne sera pas remis en cause pour nombre de raisons historiques, démographiques ou stratégiques (la base navale de Sébastopol a une importance capitale pour les Russes). De toute façon, les Russes ne rendront jamais la Crimée. Même Gorbatchev, qui nous a quittés récemment, était favorable à son annexion ! En revanche, Poutine devra accepter que les forces russes reviennent aux frontières du 23 février, en parallèle à l’octroi d’une très large autonomie au Donbass. Cette fois, l’accord devra être contrôlé et garanti par un régime international — par l’UE et par l’ONU — et pas seulement par la Rada d’Ukraine, qui n’a jamais voté les lois nécessaires aux statuts du Donbass.
N. R. — Croyez-vous le président Zelensky capable de signer ce genre de compromis avec Moscou ? Comment évaluez-vous la gestion du conflit par le dirigeant ukrainien depuis son début ?
P. L. — Je pense que Zelensky sera probablement remercié dès que la guerre s’arrêtera. Il ne sera d’ailleurs pas le premier à subir un tel sort : en leur temps, de Gaulle, Churchill ou encore Bush père avaient été, eux aussi, congédiés après avoir gagné « leurs » guerres.
Zelensky, quant à lui, s’est comporté en grand communicant au service de son pays. Bon acteur, il a su se mettre en scène, en chef de guerre, devant tous les auditoires possibles, un nombre incalculable de parlements, d’événements ou de rencontres — de celle du Medef à celle du festival de Cannes en passant par la Biennale de Venise —, sans oublier son apparition, à côté de son épouse, dans le magazine Vogue. Il a su pousser très loin — avec un certain succès d’ailleurs, sauf en Israël — l’argument de la culpabilité occidentale, tançant les gouvernements et même les entreprises engagées en Russie, exigeant toujours plus d’armes et toujours plus d’argent. Et cela a marché ! Force est de constater qu’il a réussi à imposer l’image d’une Ukraine vue comme un « rempart de la démocratie » et des valeurs européennes contre une Russie tyrannique en oubliant l’histoire trouble de la Seconde Guerre mondiale, la division « Galicie » et les crimes commis par les volontaires ukrainiens engagés aux côtés des nazis (23). Il a donc rempli son contrat. Une autre chose est de savoir si les forces qui sont derrière lui et qui préparent l’« après » vont vouloir le garder une fois la guerre terminée. Rien n’est moins sûr, à en juger, par exemple, par des réactions très critiques dans l’opinion ukrainienne après son interview au Washington Post (24). Le système ukrainien n’est pas et n’a jamais été une démocratie fonctionnelle, du moins jusqu’à présent. Aujourd’hui, et on peut le comprendre, le débat politique à l’intérieur du pays est verrouillé, et l’opposition, réduite au silence. En Occident, on ferme les yeux sur tout cela, car le pays est en guerre. Mais, justement, pour sortir de cette guerre, pour conclure un accord avec l’ennemi, il faudra bien, à un certain moment, qu’émerge un consensus interne. Il faudra que les réseaux d’influence ukrainiens se mettent d’accord pour négocier la paix, les frontières, le statut du pays et d’autres points clés avec Moscou. Or je ne suis pas du tout sûr qu’il y ait des personnalités politiques en Ukraine suffisamment incontestables pour réunir autour d’elles les factions antagonistes, les Porochenko (25), Timochenko (26) et autres étant largement compromis. En vingt ans de voyages en Ukraine, j’ai toujours observé une très grande tension entre des groupes aux exigences divergentes, entre des oligarques, entre l’est et l’ouest du pays. Aujourd’hui, il est urgent de trouver un accord sur un plan de sortie de la guerre. Mais laisser aux seuls Ukrainiens le soin de trouver cet accord me paraît peu raisonnable.
N. R. — Quelle doit être aujourd’hui l’attitude de l’UE vis-à-vis de l’Ukraine ?
P. L. — J’observe que, pour l’heure, les pays européens ont donné leur accord de principe à la future inclusion de l’Ukraine dans la famille européenne en lui reconnaissant le statut de candidat. Après, il faudra que le système politique, institutionnel et juridique de l’Ukraine se hisse au niveau des fameux « acquis communautaires ». Ce qui est loin d’être gagné. Quant à l’UE, il faudra que ses membres acceptent de financer la reconstruction. Qui paiera quoi, sachant que, selon les estimations, il s’agira d’une somme comprise entre 400 et 750 milliards d’euros ? Pas sûr que cette perspective suscite l’enthousiasme des citoyens de l’UE (notamment ses agriculteurs et ses industriels) et des autres candidats à l’adhésion, bien plus anciens ! Mais reste le plus difficile : quelles garanties de sécurité l’UE serait-elle disposée à apporter à l’Ukraine ? Car les traités européens prévoient une clause de sécurité commune comparable au fameux article 5 de l’Otan, et donc l’engagement des Européens à assurer la sécurité de l’Ukraine dès lors que cet État deviendra un État membre de l’Union. On voit sans peine qu’un tel engagement ne pourra pas ne pas s’inscrire dans le cadre d’un règlement de paix global pour la région impliquant les États-Unis et la Russie. Là encore, on revient donc, sans le savoir clairement, à la question centrale qui a mené à cette guerre : quel est le statut de l’Ukraine entre l’Europe et la Russie ? Tant que cette question ne sera pas résolue, le risque est que la guerre reprenne à un moment ou à un autre. L’Ukraine ne doit pas devenir l’Afghanistan de l’Europe, c’est-à-dire le champ de bataille d’une guerre d’influence permanente.
N. R. — Selon vous, une évolution de la position européenne dans ce conflit est une urgence absolue…
P. L. — Oui, d’autant que cette guerre nous détourne d’autres défis majeurs qui auraient dû monopoliser notre attention en ce moment (comme la COP 27 qui a eu lieu à Charm el-Cheikh en novembre dernier).
La question qui devrait nous occuper, c’est comment réorganiser tout le fonctionnement de notre économie — notre agriculture, notre industrie, notre consommation d’énergie — pour faire face au défi climatique et comment éviter, en même temps, une récession qui menace des deux côtés de l’Atlantique. Nous devrions être occupés à chercher un consensus avec les grands pollueurs comme l’Inde (où la situation est invivable au sens propre du terme, avec 50 degrés dans les rues de New Delhi), la Chine, etc. La question de la survie de l’humanité est posée. Or on parle de quoi ? De rouvrir les centrales à charbon pour pouvoir tenir l’hiver. Et on ne peut pas blâmer les décideurs parce que l’urgence immédiate, c’est de chauffer les logements et de faire fonctionner nos sociétés. Mais quand, dans cent ans, on regardera notre époque, on verra que l’humanité était en train de se disputer pour un bout de terre aux confins de l’Europe alors que le monde dérivait, à grande vitesse, vers des guerres et des détresses bien plus importantes causées par le manque d’eau et de ressources nécessaires à la vie humaine. C’est ce que pensent déjà un bon nombre des pays du « Sud global » dont la survie est directement menacée par le changement climatique et qui ne comprennent ni l’engagement fervent du monde occidental dans la guerre en Ukraine, ni l’indifférence totale des grands pays face à leurs besoins urgents.
N. R. — Pour qu’elle puisse se pencher sérieusement sur ses défis, l’humanité a besoin d’une plus grande solidarité inter- étatique. Le monde ne semble pas en prendre le chemin…
P. L. — Plus que ça, des fractures irréversibles s’ouvrent entre les différentes parties du monde qui ne se font plus confiance ! Le conflit russo-ukrainien actuel n’est pas sans rappeler le micro-événement qu’a représenté l’assassinat, le 28 juin 1914, de François-Ferdinand de Habsbourg dans une province obscure inconnue du grand public, la Bosnie. Là aussi, l’événement avait été provoqué par des haines ethniques nourries par de hasardeux partages territoriaux… Et puis, soudainement, tout s’enchaîne, la spirale de violence se déroule, et on est entraîné dans un cycle de guerres qui a duré de 1914 jusqu’à 1945, avec 70 millions de morts, le tout suivi par la partition de l’Europe 70 ans durant. En février 2014, on a observé, d’un œil distrait, le renversement du président ukrainien (27), qui a dégénéré en un conflit local limité, puis en une guerre larvée, laquelle a brutalement pris de l’ampleur en février 2022. Allons-nous être capables de nous arrêter là ?
(1) « U.S. wants Russian military “weakened” from Ukraine invasion, Austin says », Washington Post, 25 avril 2022.
(2) On appelle « Donbass » la région industrielle qui recouvre la majeure partie des régions ukrainiennes de Donetsk et de Lougansk ainsi que la partie occidentale de la région russe de Rostov. En 2014, la DNR (République populaire de Donetsk) et la LNR (République populaire de Lougansk) sont auto-proclamées sur une partie des régions administratives ukrainiennes de Donetsk et de Lougansk. Depuis 2014, ces deux entités largement soutenues par la Russie sont en état de conflit armé, plus ou moins violent, avec Kiev. Les accords de Minsk 1 et Minsk 2, visant à établir la paix dans ces régions à travers un ensemble de mesures, n’ont jamais été appliqués. À la suite des référendums organisés par la Russie, fin septembre 2022, dans les régions de Donetsk et de Lougansk, ainsi que dans celles de Kherson et de Zaporijia, elles sont déclarées intégrées à la Russie dans leurs frontières administratives ukrainiennes. Aucun État n’a reconnu la légitimité de ces référendums, à part la Corée du Nord. Fin 2022, la Russie ne contrôlait qu’une partie de ces régions considérées désormais par elle comme territoire russe.
(3) Selon les estimations des États-Unis. « More than 100 000 Russian military casualties in Ukraine, top U.S. general says », Reuters, 10 novembre 2022.
(4) Interview de Volodymyr Zelensky à ABC News, 8 mars 2022.
(5) « Les États-Unis se lancent dans une offensive sur les semi-conducteurs avec le projet Chip 4 », RFI, 19 août 2022.
(6) « Guerre en Ukraine : Lech Walesa suggère de “ramener” la Russie à “moins de 50 millions d’habitants” », Le Figaro, 10 juillet 2022.
(7) « Sur la guerre en Ukraine, il y a un risque d’implosion de l’Europe », Le Figaro, 27 mai 2022.
(8) En Inde, la Russie a remplacé l’Irak et l’Arabie saoudite comme premier fournisseur de pétrole. Voir, par exemple, Nicolas Beau, « Pétrole, la Russie devient le premier fournisseur de l’Inde », Le Monde, 8 novembre 2022.
(9) L’Europe s’est engagée à apporter 9 milliards d’euros d’aide économique à l’Ukraine, et les États-Unis près de 60 milliards de dollars.
(10) « Après avoir ciblé les oligarques, des pays veulent interdire aux touristes russes de venir dans l’UE », Marianne, 17 août 2022. « Mateusz Morawiecki, premier ministre polonais : la guerre en Ukraine a aussi révélé la vérité sur l’Europe », (11) Le Monde, 16 août 2022.
(12) Ancien agent du KGB puis du FSB de 1988 à 1999, Alexandre Litvinenko avait publiquement dénoncé, à partir de 1998, des ordres illégaux qui lui auraient été donnés par sa hiérarchie, y compris des ordres de procéder à des kidnappings et à des assassinats. Renvoyé des services de sécurité russes, il a passé les années suivantes à dénoncer la corruption et les liens présumés des services russes avec le crime organisé. En 2001, il avait obtenu l’asile au Royaume-Uni ainsi qu’un emploi de consultant au service de renseignement britannique MI6. Il est mort le 23 novembre 2006 à la suite d’un empoisonnement au polonium-210, une substance radioactive extrêmement toxique. Les autorités britanniques et la CEDH jugent la Russie — et, personnellement, Andreï Lougovoï, devenu depuis député à la Douma d’État russe responsable de cet assassinat. La Russie a annoncé ne pas reconnaître ce jugement qu’elle estime « infondé ».
Le 4 mars 2018, Sergueï Skripal (ancien agent du renseignement militaire russe devenu agent double pour le MI6) et sa fille Ioulia Skripal sont empoisonnés à Salisbury, en Angleterre, par un agent neurotoxique, le Novitchok. Tous les deux survivent. En mars 2018, le gouvernement britannique accuse la Russie de tentative d’assassinat et annonce des sanctions diplomatiques, notamment l’expulsion de nombreux diplomates. La Russie rejette ces charges et accuse, à son tour, le Royaume- Uni d’être derrière l’empoisonnement des Skripal.
(13) AUKUS (acronyme de l’anglais Australia, United Kingdom et United States) est une alliance militaire tripartite formée par l’Australie, les États-Unis et le Royaume- Uni. Rendue publique le 15 septembre 2021, elle vise à contrer l’expansionnisme chinois dans l’Indo-Pacifique. La première conséquence de la conclusion de l’alliance AUKUS a été l’annulation par l’Australie d’un contrat géant passé avec le français Naval Group sur la fourniture de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle, pour un montant de 56 milliards d’euros.
(14) « Mali : la France remplacée par la Russie », FranceInfo, 1er février 2022. Une conversation téléphonique de neuf minutes entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine a été diffusée, le (15) 30 juin 2022, dans un documentaire de France 2, Un président, l’Europe et la guerre, qui retrace la médiation du président français pour tenter d’empêcher l’embrasement du conflit en Ukraine. La diplomatie russe a mal réagi à cette diffusion. « L’étiquette diplomatique ne prévoit pas de fuites unilatérales de tels enregistrements », a relevé le ministre Sergueï Lavrov.
(16) Voir notamment : « Artistes russes : des boycotts jusqu’à l’absurde ? », Libération, 12 mars 2022 ; « Le CNRS suspend toutes nouvelles formes de collaborations scientifiques avec la Russie », CNRS, 2 mars 2022.
(17) Des violations des droits des minorités russophones en Lettonie et en Estonie ont été relevées, depuis l’obtention par ces pays de l’indépendance, par plusieurs organismes, notamment Human Rights Watch (voir, par exemple, https://www.hrw. org/world-report/2017/country-chapters/latvia). Il s’agit de plusieurs dizaines de milliers de personnes résidant dans ces pays et ayant un statut de « non-citoyens ». Le comité letton des droits de l’homme a répertorié, au milieu des années 2010, 80 cas de discrimination entre citoyens et non-citoyens lettons. Les non-citoyens sont exclus de nombreux droits fondamentaux, comme le droit de vote, le droit à des allocations familiales, les indemnités de chômage, la gratuité des soins, l’accès aux emplois du service public et, dans une certaine mesure, l’accès à la propriété.
(18) « Les leçons d’une tragédie européenne », entretien avec Pierre Lellouche, Politique Internationale, n° 175, printemps 2022.
(19) Les « outlying islands » (îles périphériques) sont, selon la théorie du Heartland de Mackinder, les territoires éloignés, tels que l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud et l’Australie.
(20) Jamal Khashoggi, journaliste saoudien et opposant au prince héritier Mohammed ben Salmane, est assassiné le 2 octobre 2018 au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul par un commando des forces spéciales saoudiennes. Son corps disparaît. Les officiels saoudiens ont d’abord nié l’assassinat, puis l’ont présenté comme un meurtre non prémédité survenu après une rixe. Par la suite, un procureur saoudien a reconnu que le journaliste avait été drogué, tué puis démembré. En 2019, à l’issue du procès organisé à huis clos à Riyad, des exécutants du meurtre, huit agents des services de renseignement saoudiens, sont condamnés à des peines allant de sept à vingt ans de prison.
(21) « À Prague, Olaf Scholz formule sa vision d’une “Europe géopolitique” », Le Monde, 30 août 2022.
(22) « Turquie : l’accord céréalier, un succès diplomatique pour le président Erdogan », Le Monde, 4 août 2022.
(23) La division « Galicie » ou 14e division d’infanterie de la SS (galicienne n°1) est l’une des 38 divisions de la Waffen-SS durant la Seconde Guerre mondiale. Elle était essentiellement composée de volontaires ukrainiens originaires de Galicie. La collaboration active d’une forte minorité d’Ukrainiens des régions de l’Ouest avec les nazis est avérée par de nombreux historiens internationaux, de même que l’implication des nationalistes ukrainiens (Organisation des nationalistes ukrainiens- OUN) dans les pogroms et assassinats de masse de Juifs et de Polonais est accablante. Voir notamment : Stepan Bandera: The Life and Afterlife of a Ukrainian Nationalist, par Grzegorz Rossolinski-Liebe, Parlux, 2014.
(24) « An interview with Ukrainian President Volodymyr Zelensky by Isabelle Khurshudyan », Washington Post, 16 août 2022.
(25) Petro Porochenko est un homme d’affaires et homme d’État ukrainien, président du pays du 7 juin 2014 au 20 mai 2019. Surnommé le « roi du chocolat » pour avoir fait fortune notamment dans l’industrie du chocolat, c’est l’un des hommes les plus riches d’Ukraine. Mêlé à plusieurs scandales de corruption durant sa présidence (Panama Papers, Paradise Papers, etc.), Porochenko a mené une politique intransigeante vis-à-vis de la Russie et des régions sécessionnistes contre lesquelles il a lancé une opération militaire nommée « opération antiterroriste ».
(26) Ioulia Timochenko est une femme d’État ukrainienne, qui fut première ministre du 24 janvier au 8 septembre 2005 et du 18 décembre 2007 au 3 mars 2010. Surnommée dans les années 1990 la « princesse du gaz » pour avoir été à la tête d’une entreprise de distribution d’hydrocarbures, elle est devenue en 2004 l’égérie de la Révolution orange qui a porté au pouvoir des pro-occidentaux. Au cœur de plusieurs procédures judiciaires, elle a été condamnée, en 2011, à sept ans de prison pour abus de pouvoir dans le cadre de contrats gaziers signés avec la Russie. Libérée en 2014, elle est arrivée deuxième à la présidentielle de la même année, et troisième à l’élection de 2019. Elle siège à la Rada où elle préside le groupe parlementaire de son parti « Patrie » (26 sièges sur 450).
(27) Le 22 février 2014, à l’issue d’un long mouvement de protestation appelé « Euro-Maïdan », le régime du président Ianoukovitch est renversé et les forces issues de cette mobilisation, résolument pro-occidentales et très critiques vis-à-vis de la Russie, s’emparent du pouvoir à Kiev.