Ukraine, une guerre transformationnelle

n° 178 - Hiver 2023

Natalia Routkevitch — Vous êtes l’une des rares personnalités européennes à remettre en question la ligne officielle de Bruxelles et de la majorité des gouvernements européens, qui consiste à offrir à l’Ukraine un soutien inconditionnel, notamment militaire, « jusqu’à sa victoire ». Pourquoi cette stratégie vous semble-t-elle erronée ?

Pierre Lellouche — Parce que je pense d’abord en termes d’intérêts nationaux français et de sécurité des Français. Qu’on me comprenne bien : je condamne sans réserve l’agression de Poutine. Je condamne aussi les violations de tous les accords internationaux sur les frontières en Europe. Mais l’indignation morale ne saurait à elle seule tenir lieu de politique étrangère, sinon nous passerions notre temps à guerroyer contre tous les méchants. Dans cette affaire gravissime pour l’avenir de l’Europe, notre intérêt national est-il de nous laisser entraîner inexorablement vers un conflit, désormais présenté comme civilisationnel, contre notre voisin russe ? Est-il de nous aligner docilement derrière les États-Unis, qui pilotent toute cette affaire, alors qu’ils n’ont pas, eux-mêmes, défini clairement leurs buts de guerre et qu’ils semblent les avoir délégués au régime de Kiev ? Ou bien faut-il poser nos propres conditions afin d’empêcher un effondrement économique et social dans nos pays et surtout afin d’éviter que l’engrenage en cours ne conduise à un embrasement généralisé ?

Je constate que ce conflit n’est plus seulement une affaire de territoire à l’est de l’Ukraine, voire de statut de ce pays — à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Otan —, ce qu’il était à l’origine. Au fil des mois, cette guerre est devenue une guerre par procuration, non déclarée, entre d’une part les États-Unis et l’Otan et, d’autre part, la Russie. Une guerre qui se joue certes sur le sol ukrainien et en partie, depuis peu, sur le territoire russe. Mais surtout une guerre qui met en présence pas moins de quatre puissances nucléaires majeures, dont la France. Cette guerre est déjà une guerre à dimension mondiale par ses répercussions économiques, énergétiques ou alimentaires.

Dans cette guerre, vécue en Occident comme une guerre d’abord morale, on peut certes continuer à invoquer à l’envi les grands principes, la démocratie contre la barbarie, le bien contre le mal, le « prix » que chacun est prié de payer pour la liberté des Ukrainiens qui, nous dit-on, conditionne la nôtre, tout en espérant que les combats finiront par s’enliser sans dégénérer à cause de l’hiver — toutes choses que nos dirigeants ont l’air de penser.

Mais on peut craindre aussi, comme c’est mon cas, depuis le début de cette crise, qu’à force d’additionner les erreurs de calcul, de part et d’autre, tout cela ne finisse très mal. En un véritable désastre généralisé et, à tout le moins, en une transformation en profondeur des rapports de force internationaux dont, au final, les Européens risquent d’être les grands perdants. Car, en Ukraine, les erreurs de calcul se sont empilées sans discontinuer depuis des mois, voire des années.

N. R. — Les positions de tous les acteurs de ce drame ont-elles …