Un rideau de fer sur la mer Noire ?

n° 178 - Hiver 2023

Géopolitiquement discrète jusqu’ici, la mer Noire est devenue un enjeu stratégique et militaire de premier plan dans la guerre d’anéantissement menée par la Russie contre l’Ukraine. C’est par cette mer que les Russes ont tenté, en vain, d’envahir le sud-ouest de l’Ukraine dès les premières semaines des combats. C’est dans ses fonds marins que repose le gazoduc transportant le gaz russe vers l’Europe. C’est enfin via les corridors maritimes sécurisés mis en place en juillet par la Turquie et les Nations unies, d’Odessa à Istanbul, que les Ukrainiens ont pu exporter des millions de tonnes de céréales restées bloquées dans leurs silos, évitant ainsi une crise alimentaire d’ampleur.

Vaguement caressé lors de l’effondrement de l’URSS en 1991, l’espoir de voir prospérer cette artère du commerce mondial s’est évanoui le 24 février, le jour où les bottes russes sont entrées en Ukraine. Frontière naturelle entre les mondes slave, turc et balkanique, la mer Noire voyait passer avant la guerre 40 % du commerce mondial des céréales ainsi qu’une bonne partie des engrais et du gaz russes. Grosses productrices de blé, d’orge, de maïs et d’huile de tournesol, l’Ukraine et la Russie ont cessé d’exporter, à cause du blocus pour la première, des sanctions pour la seconde.

La circulation des marchandises a été bouleversée. Le flux s’est tari. Naviguer à travers cet espace militarisé est un pari risqué que peu d’armateurs sont prêts à prendre : assurer les navires et leurs cargaisons revient trop cher. Pour l’heure, Kiev et Moscou s’y affrontent avec une intensité renouvelée. Les sous-marins russes sillonnent ses eaux, bourrées de mines. Les grands ports ukrainiens sont dans le viseur des navires militaires russes. Missiles russes et drones iraniens frappent sans relâche les infrastructures et les habitations civiles à Mykolaïv et à Odessa. Toutes les centrales thermiques du pays ont été endommagées, privant la population d’électricité et de chauffage au moment où le froid mord.

Lutte pour les sphères d’influence

Les États riverains sont inquiets. En quelques mois, les perspectives d’avenir se sont assombries. Si la guerre dure, la région risque de se muer en terrain de lutte pour l’influence entre la Russie et les Occidentaux. L’avenir géopolitique de l’Europe est peut-être en train de s’y jouer sous la forme d’une guerre idéologique entre deux modèles, deux modes de vie. Les valeurs et les principes de l’Union européenne s’opposent, en effet, au concept de « monde russe », actuellement mis en pratique par Vladimir Poutine en Ukraine. Ce concept, ouvertement hostile à toute idée de démocratie, est fondé sur le pouvoir absolu et autocratique, l’oppression des opposants politiques, l’absence de contre-pouvoirs (pas de justice, pas de médias libres, pas de société civile), l’utilisation massive des théories du complot, la réécriture de l’Histoire, le discours de haine et la guerre.

La barbarie russe à l’œuvre sur le sol ukrainien — exécutions sommaires, tortures, déportations, destruction des infrastructures vitales — a renforcé le besoin de sécurité, surtout chez les anciens satellites de Moscou. L’attractivité de l’Union européenne est désormais plus grande …