Géopolitiquement discrète jusqu’ici, la mer Noire est devenue un enjeu stratégique et militaire de premier plan dans la guerre d’anéantissement menée par la Russie contre l’Ukraine. C’est par cette mer que les Russes ont tenté, en vain, d’envahir le sud-ouest de l’Ukraine dès les premières semaines des combats. C’est dans ses fonds marins que repose le gazoduc transportant le gaz russe vers l’Europe. C’est enfin via les corridors maritimes sécurisés mis en place en juillet par la Turquie et les Nations unies, d’Odessa à Istanbul, que les Ukrainiens ont pu exporter des millions de tonnes de céréales restées bloquées dans leurs silos, évitant ainsi une crise alimentaire d’ampleur.
Vaguement caressé lors de l’effondrement de l’URSS en 1991, l’espoir de voir prospérer cette artère du commerce mondial s’est évanoui le 24 février, le jour où les bottes russes sont entrées en Ukraine. Frontière naturelle entre les mondes slave, turc et balkanique, la mer Noire voyait passer avant la guerre 40 % du commerce mondial des céréales ainsi qu’une bonne partie des engrais et du gaz russes. Grosses productrices de blé, d’orge, de maïs et d’huile de tournesol, l’Ukraine et la Russie ont cessé d’exporter, à cause du blocus pour la première, des sanctions pour la seconde.
La circulation des marchandises a été bouleversée. Le flux s’est tari. Naviguer à travers cet espace militarisé est un pari risqué que peu d’armateurs sont prêts à prendre : assurer les navires et leurs cargaisons revient trop cher. Pour l’heure, Kiev et Moscou s’y affrontent avec une intensité renouvelée. Les sous-marins russes sillonnent ses eaux, bourrées de mines. Les grands ports ukrainiens sont dans le viseur des navires militaires russes. Missiles russes et drones iraniens frappent sans relâche les infrastructures et les habitations civiles à Mykolaïv et à Odessa. Toutes les centrales thermiques du pays ont été endommagées, privant la population d’électricité et de chauffage au moment où le froid mord.
Lutte pour les sphères d’influence
Les États riverains sont inquiets. En quelques mois, les perspectives d’avenir se sont assombries. Si la guerre dure, la région risque de se muer en terrain de lutte pour l’influence entre la Russie et les Occidentaux. L’avenir géopolitique de l’Europe est peut-être en train de s’y jouer sous la forme d’une guerre idéologique entre deux modèles, deux modes de vie. Les valeurs et les principes de l’Union européenne s’opposent, en effet, au concept de « monde russe », actuellement mis en pratique par Vladimir Poutine en Ukraine. Ce concept, ouvertement hostile à toute idée de démocratie, est fondé sur le pouvoir absolu et autocratique, l’oppression des opposants politiques, l’absence de contre-pouvoirs (pas de justice, pas de médias libres, pas de société civile), l’utilisation massive des théories du complot, la réécriture de l’Histoire, le discours de haine et la guerre.
La barbarie russe à l’œuvre sur le sol ukrainien — exécutions sommaires, tortures, déportations, destruction des infrastructures vitales — a renforcé le besoin de sécurité, surtout chez les anciens satellites de Moscou. L’attractivité de l’Union européenne est désormais plus grande dans le bassin de la mer Noire. Deux des six États qui le bordent, la Roumanie et la Bulgarie, en sont déjà membres. Trois autres, l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie — qui possède un minuscule accès, 456 mètres de côte — rêvent toujours d’y adhérer.
Les Vingt-Sept ont récemment envoyé un signal positif à Kiev en lui accordant le statut de candidat. En revanche, la Géorgie, faute d’avoir assez progressé sur la voie des réformes, s’est vu refuser ce même statut par le Conseil européen des 23 et 24 juin. Mais tout peut encore changer. La guerre rebat sans cesse les cartes.
Initialement centrée sur un projet de paix intérieure, l’Union voit ses priorités remises en cause ; elle doit davantage songer à sa sécurité extérieure.
Dévoilé à Prague le 9 mai par le président français Emmanuel Macron, le projet de création d’une Communauté politique européenne (vingt-sept membres de l’UE plus dix-sept pays voisins non membres) laisse entière la question de l’élargissement. Est-il encore d’actualité ? Pour le chancelier fédéral allemand, la réponse est oui. Dans un discours prononcé le 29 août à l’Université Charles de Prague, Olaf Scholz a même tracé les contours d’une nouvelle Europe géopolitique comme remède à la prédation russe. Plaidant pour « l’élargissement de l’Union européenne aux États des Balkans occidentaux, à l’Ukraine, à la Moldavie et, dans l’avenir, à la Géorgie », il a proposé des réformes de fond. Le système de prise de décision au sein de l’Union doit être modifié : celui-ci devrait se faire, désormais, à la majorité et non plus à l’unanimité. Partant de là, un nouvel élargissement est envisageable.
Il n’y aura pas d’Europe forte, a-t-il rappelé, sans la création d’un nouveau système commun de défense aérienne européenne.
« Un tel système anti-aérien ne serait pas seulement moins cher et plus efficace que lorsque chaque État membre construit son propre système, coûteux et très complexe. Il serait également un avantage pour la sécurité de l’Europe et un excellent exemple de ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de renforcer le pilier européen de l’Otan. »
Renforcer l’Otan, c’est justement ce que Vladimir Poutine est parvenu à faire alors que son souhait le plus cher est de l’affaiblir ! Grâce à l’adhésion de la Suède et de la Finlande, l’organisation a étendu son empreinte jusqu’au cercle polaire. Toutefois, à ce jour, vingt-huit États membres sur les trente que compte l’Alliance ont ratifié l’entrée des deux pays nordiques, qui doit être approuvée à l’unanimité. Hormis la Turquie, la Hongrie doit encore donner son accord final.
D’autres candidats sont sur les rangs, notamment en mer Noire. Depuis la chute du Mur, les Russes redoutent de voir l’Otan dominer la zone, qu’ils considèrent comme leur sphère d’influence éternelle. Une appréhension renforcée par l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie en 2004.
Soucieuse d’apaiser Moscou, l’Alliance n’a pas jugé bon de répondre positivement aux aspirations euro-atlantistes des deux autres États du pourtour, l’Ukraine et la Géorgie. Reconnues par l’Otan (1) en avril 2008, elles n’ont pas abouti. Dès 2016, l’armée ukrainienne a néanmoins été formée par les Américains et les Britanniques en vue d’une accession qui n’est jamais venue. C’est grâce à cette formation, aux normes de l’Otan, que les forces ukrainiennes ont développé une extraordinaire capacité de résistance face à l’ennemi russe sur le terrain.
La Géorgie, elle aussi, recherchait une intégration rapide. Un rêve qui ne s’est jamais réalisé non plus pour cette ex-république soviétique des bords de la mer Noire. Quelques mois après l’annonce de la candidature de Tbilissi, en août 2008, l’armée russe a envahi l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, deux régions sécessionnistes. Peu après, le Kremlin reconnaissait l’« indépendance » des deux régions géorgiennes, s’empressant d’y installer des bases militaires…
Vers les mers chaudes
La prise de l’Abkhazie a offert à Moscou une belle portion de littoral sur la mer Noire, créant ainsi un continuum avec sa propre côte, plus au nord. Le grignotage russe des littoraux et des eaux s’est ensuite poursuivi avec l’annexion de la Crimée en 2014, la confiscation de la mer d’Azov en 2018 et l’invasion de l’Ukraine assortie du blocus naval d’une bonne partie de la mer Noire en février 2022.
Depuis l’Antiquité, l’ancienne mer Pontique des Grecs est très convoitée, surtout par les tsars qui l’ont toujours vue comme la porte de sortie de la Russie continentale vers les « mers chaudes », libres de glaces. C’est en 1695, sous le règne de Pierre le Grand, le fondateur de la marine impériale, que les Russes ont pris aux Ottomans les embouchures du Don et du Dniepr ainsi que l’accès à la mer d’Azov, où des forteresses russes ont alors été érigées. Le but ultime était de mettre la main sur la Crimée, un protectorat ottoman, ce qui aurait lieu un peu plus tard, à l’époque de la Grande Catherine (2).
Pour Vladimir Poutine, le contrôle de cet espace maritime est primordial, ne serait-ce que pour augmenter les capacités de projection de son armée vers la Méditerranée. C’est ce qui a été fait en Syrie, dans les ports de Tartous et de Lattaquié, où des points d’appui militaires russes ont été durablement installés. Entre ces ports syriens et les ports russes de la mer Noire — Sébastopol et Novorossiisk — les échanges sont continus. Bateaux chargés de denrées alimentaires, navires militaires russes transportant des armes pour le régime de Bachar el-Assad, ces allées et venues durent depuis 2011, quand la révolte de l’opposition syrienne contre le régime de Damas a commencé.
À la différence de la situation actuelle, les industries de défense russe et ukrainienne travaillaient alors main dans la main. L’URSS n’existait plus mais les liens entre les « directeurs rouges » étaient intacts. Cimentée par le passé soviétique commun, la coopération fonctionnait à plein entre les grands chefs des complexes militaro- industriels russe et ukrainien. Les armes étaient très souvent embarquées à destination de la Syrie depuis les ports ukrainiens de la mer Noire, notamment Odessa. Et cela, jusqu’à ce que l’annexion de la Crimée, en 2014, porte un coup fatal à cette entente.
« La guerre a commencé en Crimée, et elle se terminera en Crimée », a martelé le président ukrainien Volodymyr Zelensky, lors d’un sommet régional organisé à Kyiv le 29 août. Le déroulé des faits semble lui donner raison. Chaque jour, la guerre se rapproche un peu plus de la presqu’île, au point que les autorités installées par Moscou en Crimée ont entrepris la construction de fortifications et de tranchées.
Annoncé le 9 novembre, le retrait des forces russes de la ville de Kherson, le verrou stratégique menant à la Crimée, avalise la prédiction de M. Zelensky. Début décembre, le Kremlin a reconnu sa vulnérabilité aux attaques sur la presqu’île (3). Neuf mois après le début de son offensive, Moscou ne parvient pas à consolider ses positions sur le front et s’avère incapable de protéger ses bases arrière.
Ces derniers mois, des aérodromes, des bombardiers, des stocks de carburant et de munitions russes basés sur la presqu’île ont subi des attaques à répétition de la part des forces ukrainiennes. En octobre, le pont de Kertch, reliant la Crimée à la Russie, un ouvrage cher à Vladimir Poutine qui a supervisé sa construction, a subi d’importants dommages après des explosions attribuées à l’Ukraine. Samedi 29 octobre à l’aube, c’est Sébastopol, le bastion de la flotte russe en mer Noire, qui s’est retrouvée sous le feu de drones navals.
Représailles russes
Décrite comme « massive » par la Russie, la frappe n’aurait infligé que des dégâts « insignifiants » à un dragueur de mines, sans faire de victimes, toujours selon Moscou. Des sources ukrainiennes disent au contraire que cette opération, menée grâce à l’utilisation conjointe de drones aériens et maritimes, a endommagé quatre bâtiments russes, dont le nouveau navire amiral de la flotte, la frégate Amiral-Makarov, porteur de missiles Kalibr, lesquels sont largement employés pour détruire les villes ukrainiennes. Un revers humiliant dans la mesure où l’Amiral-Makarov venait de remplacer le croiseur Moskva, l’autre fleuron de la marine russe, coulé par les forces ukrainiennes au mois d’avril.
Stupéfaction et colère à Moscou, où le Kremlin annonce, en représailles, sa sortie de l’accord céréalier, pour une période « indéterminée », précise le ministère de la Défense. En clair, la sécurité des navires commerciaux en transit le long des corridors sécurisés entre l’Ukraine et la Turquie n’est plus assurée.
À l’unisson, les alliés occidentaux et les Nations unies exhortent la Russie à revenir à l’accord. À l’issue d’un entretien avec son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, le président Emmanuel Macron dénonce « une décision unilatérale de la Russie qui nuit de nouveau à la sécurité alimentaire mondiale ». À Ankara et à New York, c’est la consternation. Garants de l’accord céréalier arraché de haute lutte le 22 juillet entre Moscou et Kiev, le président turc Recep Tayyip Erdogan et le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres tentent de convaincre la Russie de revenir sur sa décision.
Seul compromis d’envergure jamais atteint entre les deux belligérants depuis le début des hostilités en février 2022, cet arrangement était un vrai succès : entre août et octobre, dix millions de tonnes de denrées agricoles ukrainiennes ont été acheminées vers les marchés mondiaux, prévenant l’émergence d’une crise alimentaire en Afrique et au Moyen-Orient.
Le président turc est d’autant plus dépité du revirement russe qu’il a mouillé sa chemise pour que l’accord fonctionne, ses diplomates jouant avec beaucoup d’habileté les petits télégraphistes entre Kiev et Moscou. Ce faisant, il a redoré son blason de négociateur impartial entre l’Ukraine, à laquelle la Turquie fournit des drones de combat, et la Russie, dont dépendent les Turcs pour leur sécurité énergétique, étant grands consommateurs de gaz et de pétrole russes.
Sa médiation céréalière, largement saluée par les alliés occidentaux, lui a permis d’apparaître en bon élève de l’Otan. Au passage, elle estompe son rôle d’élément perturbateur au sein de l’Alliance. Un rôle qu’il assume pourtant ouvertement en se montrant résolu à bloquer durablement les adhésions de la Suède et de la Finlande.
Petits arrangements russo-turcs
L’accord s’avère rentable commercialement pour Ankara. Les entreprises turques de logistique tournent à plein régime : un tiers du trafic est assuré par des armateurs turcs et les taxes réclamées aux navires commerciaux qui passent par le détroit du Bosphore ont été multipliées par cinq ces derniers mois. Pour toutes ces raisons, M. Erdogan ne veut pas voir cet accord se défaire. Mardi 1er novembre, il appelle Poutine. Il lui explique que les corridors vont continuer à fonctionner, avec ou sans l’aval de la Russie. Après tout, les convois céréaliers pourraient être escortés militairement par la Turquie. Poutine oserait-il alors se risquer à attaquer des navires turcs en mer Noire ? Toute attaque, même accidentelle, ne manquerait pas d’être perçue comme une agression contre des navires de l’Otan.
Le lendemain, coup de théâtre : la Russie annonce qu’elle revient à l’accord céréalier. « Dans tous les cas, nous n’entraverons pas à l’avenir les livraisons de céréales ukrainiennes vers la République turque », déclare le président russe en référence à son principal allié en mer Noire.
Sa volte-face sur le deal céréalier est le résultat direct des pressions exercées par M. Erdogan. Elle montre à quel point l’influence de la Sublime Porte sur Moscou s’est renforcée ces derniers mois et a modifié radicalement l’équilibre des relations. Maîtresse des détroits, la Turquie détient également la clé du passage du gaz russe vers l’Europe, via le gazoduc TurkStream (4). Elle est aussi une plateforme régionale du contournement des sanctions décidées contre Moscou. Isolé, confronté aux défaites successives accumulées par son armée, M. Poutine a plus que jamais besoin de son « ami » Erdogan, ne serait-ce que pour l’aider à soulager son économie déclinante.
Depuis la guerre, la Turquie s’est affirmée comme une voie d’approvisionnement sûre pour la Russie. Seul pays membre de l’Otan à ne pas appliquer les sanctions occidentales, ses ports, ses aéroports, sa logistique, ses banques sont devenus une bouée de sauvetage pour le régime poutinien. Les échanges commerciaux entre les deux pays ont doublé au cours des neuf premiers mois de 2022 par rapport à l’année précédente (5).
Ils ont lieu essentiellement via la mer Noire, que Moscou et Ankara dominent sur le plan naval. L’Ukraine n’a pas de flotte digne de ce nom, et l’Otan est absente. Certes, ses avions surveillent le ciel, mais aucun navire de l’Alliance ne circule en mer Noire. Et pour cause : aux premiers jours du conflit, Ankara a verrouillé les détroits du Bosphore et des Dardanelles, comme l’autorise la Convention de Montreux de 1936 (6), interdisant le passage aux navires militaires russes ainsi qu’à ceux de l’Otan. Et cela, tant que le conflit durera.
Une fois de plus, la Turquie sait tirer parti de la situation. Refroidis par les sanctions, les géants du transport par conteneurs ont interrompu leurs expéditions à destination de la Russie. Des sociétés turques ont pris le relais. Des milliers de conteneurs venus d’Asie ou d’Europe arrivent désormais à Istanbul, à Mersin, à Izmir pour être ensuite réacheminés vers le port russe de Novorossiisk sur la mer Noire. Et si le gouvernement turc a beaucoup fait pour que le blé ukrainien puisse être exporté, il a aussi fermé les yeux sur le transit par ses ports de milliers de tonnes de blé ukrainien volé par la Russie en Ukraine puis vendu au Liban et à la Syrie comme s’il s’agissait de blé russe.
Le rapprochement économique entre Moscou et Ankara survient au moment où la Russie apparaît durement touchée par les sanctions tandis que la Turquie est confrontée à une grave crise monétaire. L’inflation (7) a atteint son plus haut niveau depuis la Seconde Guerre mondiale, la monnaie turque n’arrête pas de se déprécier, et les réserves en devises de la banque centrale sont au plus bas. Une situation risquée pour M. Erdogan, qui n’aborde pas en favori les élections — présidentielle et législatives — prévues en ce printemps 2023.
Puissances perturbatrices
M. Poutine, qui n’a pas envie de perdre un allié aussi indispensable, ne lui ménage pas son soutien, y compris en devises. Volant au secours du gouvernement turc, il a fait transférer 10 milliards de dollars à une filiale turque de Rosatom, le géant public du nucléaire, chargé de construire la première centrale atomique de Turquie dans la province de Mersin, sur la côte sud.
Détail intéressant, selon l’accord signé, le gouvernement est autorisé à investir une partie de ces fonds dans des obligations en dollars émises par le ministère turc du Trésor et des Finances. D’ores et déjà, les liquidités fournies par Rosatom ont permis d’accroître les réserves de change turques, passées de 98,9 milliards de dollars le 26 juillet à 108 milliards de dollars le 4 août (8).
Le président turc compte aussi sur les offres énergétiques du Kremlin, à savoir une réduction sur le prix du gaz et le paiement en roubles d’un quart des livraisons. Cerise sur le gâteau, Vladimir Poutine lui a proposé récemment la création d’un « hub gazier » à partir duquel Gazprom pourrait exporter son or bleu vers les pays d’Europe les mieux disposés envers la Russie (Italie, Autriche, Hongrie). Un vœu pieux, un projet impossible à réaliser, ne serait- ce qu’à cause des sanctions qui ne manqueraient pas de s’abattre sur les entreprises désireuses d’y contribuer.
À Bruxelles, le jeu d’équilibriste du président turc n’inquiète pas trop les responsables européens. Selon eux, les exportations turques vers la Russie sont infimes, le contournement des sanctions n’est pas avéré. En clair, il n’y a pas lieu de se fâcher avec M. Erdo- gan. Hormis ses petits arrangements avec Moscou, le Reïs (le chef en turc) est sur la même ligne que les alliés occidentaux. Il soutient l’intégrité territoriale de l’Ukraine et n’a jamais cessé de condamner l’annexion russe du Donbass et de la Crimée.
La relation étrange entre MM. Poutine et Erdogan, leur capacité à surmonter leurs divergences ne cessent d’étonner. En Syrie, en Libye, au Caucase, en Ukraine, ils ne sont pas du tout sur la même ligne. La mer Noire, au contraire, leur offre un horizon commun. Ils s’y projettent, la voyant comme un futur condominium sur lequel l’Otan n’aurait pas de prise.
Leurs rencontres ont souvent lieu à Sotchi, sur le littoral de cette mer, dans la résidence d’été du président russe. M. Erdogan y vient en voisin, il ne lui faut qu’une heure de vol depuis Ankara pour rejoindre son hôte. C’est là que les deux autocrates ont décidé, à l’été 2022, de renforcer leur partenariat commun, économique surtout.
Le ressentiment contre l’Occident cimente leur relation. Poutine comme Erdogan estiment que le vieil ordre mondial est dépassé, que les règles du jeu ont changé, que les frontières internationalement reconnues peuvent être redessinées (9).
À terme, l’étrange attelage que constituent la Russie et la Turquie, les deux puissances perturbatrices qui verrouillent la mer Noire — Moscou grâce à son blocus naval, Ankara par son contrôle des détroits — risque de mettre l’Europe à l’épreuve. En cas de victoire de la Russie en Ukraine, toutefois très peu probable au vu des revers subis par son armée, un nouveau rideau de fer pourrait s’abattre sur tout le pourtour du bassin Pontique. Convoitées par Moscou, la Géorgie et la Moldavie, qui abritent contre leur gré des mouvements séparatistes à la solde du Kremlin et des bases militaires russes, sont les premières menacées par la botte russe, après l’Ukraine. N’étant ni dans l’UE ni dans l’Otan, ces États post-soviétiques sont aujourd’hui les ventres mous de l’architecture de sécurité euro-atlantique. À terme, ils pourraient se retrouver prisonniers de l’hégémonie séculaire russe.
Une perspective menaçante pour la sécurité du Vieux Continent, mais également pour la Turquie. Celle-ci se verrait alors enfermée dans un huis-clos avec la Russie, au risque d’en venir aux mains, comme ce fut le cas à onze reprises entre les XVIe et XXe siècles.
(1) Au sommet de l’Otan à Bucarest, du 2 au 4 avril 2008, l’Ukraine et la Géorgie ont fait acte de candidature. L’Alliance était divisée sur le sujet. Le président américain de l’époque, George W. Bush, était favorable à l’adhésion, mais pas la chancelière allemande Angela Merkel ni le président français Nicolas Sarkozy. Leur souci majeur était de ménager Vladimir Poutine, pour qui l’ancien glacis post-soviétique est à jamais la zone d’influence traditionnelle de la Russie. Un compromis fut trouvé. La vocation de l’Ukraine et de la Géorgie à intégrer l’Alliance fut reconnue, mais aucune date précise ne fut donnée pour l’adhésion. Les Alliés « se sont félicités des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie et sont convenus de ce qu’elles deviendraient membres de l’Otan », dit le communiqué final du sommet.
(2) En 1783, l’impératrice Catherine II de Russie annexe le khanat de Crimée, jusqu’alors sous protection ottomane.
(3) La Russie a reconnu être vulnérable à des attaques en Crimée, péninsule ukrainienne annexée en 2014. En Crimée, « il y a des risques, car la partie ukrainienne continue de suivre sa ligne consistant à organiser des attaques terroristes », a indiqué le 8 décembre Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, après qu’un drone dirigé par les forces ukrainiennes a été abattu au-dessus de Sébastopol.
(4) Inauguré en 2020, le gazoduc TurkStream, un double pipeline immergé sous la mer Noire, permet à la Russie d’exporter une trentaine de milliards de mètres cubes de gaz par an vers la Turquie et vers l’Europe centrale, notamment la Hongrie. La Russie exporte aussi son gaz en Turquie depuis une vingtaine d’années via le gazoduc BlueStream, un autre tube sous la mer Noire, d’une capacité annuelle de 16 milliards de mètres cubes.
(5) Depuis le début de la guerre, les importations turques de pétrole brut et de charbon en provenance de Russie ont fortement augmenté. La Turquie raffine le brut russe, dont le prix vient d’être plafonné par l’UE et le G7, et le réexporte ensuite vers l’Europe après l’avoir mélangé à d’autres pétroles (azerbaïdjanais et kazakh). Le brut russe est importé à hauteur de 292 000 barils par jour (moyenne sur six mois de juin à novembre) contre 113 000 barils par jour il y a un an à la même période. Les importations de charbon russe ont également augmenté : 2,1 millions de tonnes par mois entre juin et novembre contre 630 000 tonnes sur la même période l’an dernier.
(6) La Convention de Montreux de 1936 réglemente le trafic à travers les détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles entre la mer Noire et la Méditerranée. Elle confère à la Turquie le contrôle total du détroit, tout en imposant des limitations strictes aux navires militaires des États non littoraux.
(7) L’inflation en Turquie était de 85,5 % sur un an en octobre 2022, 84,4 % en novembre.
(8) « Turkish Foreign Reserves Jump After Russian Money Transfer », Bloomberg, 5 août 2022.
(9) Il est normal que la Russie, signataire en 1994 du mémorandum de Budapest par lequel elle reconnaissait l’intégrité territoriale de l’Ukraine, n’ait pas honoré son engagement, a expliqué récemment Ibrahim Kalin, le conseiller diplomatique du président Erdogan. « La Russie d’alors n’était pas la même que celle d’aujourd’hui », a-t-il avancé lors d’une interview télévisée diffusée le 11 octobre sur la chaîne Canli 24. Il y dresse un parallèle avec le traité de Lausanne de 1923, l’acte qui marque l’établissement de la Turquie dans ses frontières d’aujourd’hui, entre autres en Méditerranée et en Égée, là où le gouvernement actuel conteste la souveraineté de la Grèce sur les îles.