Depuis le 24 février 2022, Alexeï Tchadaïev (né en 1978), politiste, blogueur, philosophe et ex-conseiller politique auprès de nombreuses instances dirigeantes du pays, a acquis une grande visibilité dans l’espace public russe. Devenu l’un des penseurs favoris du camp de la guerre en Ukraine, il est parfois qualifié par ses collègues de « philosophe de cour » ou de « nouvel Alexandre Douguine » (1). L’intellectuel, qui se décrit comme patriote souverainiste, multiplie les apparitions sur les plateaux de télévision et remplit les salles à Moscou, dans des villes de province ou dans le Donbass, près de la ligne de front. Très actif et très suivi sur les réseaux sociaux, Tchadaïev a pris position en faveur de l’« opération militaire spéciale » dès son déclenchement. Il la soutient non seulement en paroles, mais aussi très concrètement en organisant des collectes et des livraisons d’équipements à l’armée russe.
Engagé très jeune dans la vie politique, il peut se prévaloir, à seulement 44 ans, d’une carrière riche et variée. On peut citer sa participation aux travaux de la Chambre civique de la Fédération de Russie (2005-2009), son travail de consultant auprès de l’administration présidentielle, ainsi que son passage — bref mais remarqué — au parti du pouvoir « Russie unie » qu’il a quitté en 2011 après avoir critiqué la position du président de l’époque Dmitri Medvedev sur la Libye de Kadhafi, qu’il jugeait trop proche de celle des Occidentaux.
Tchadaïev, qui a suivi de près les péripéties de la Russie post- soviétique, dresse un bilan très négatif de ce cycle qui a commencé en 1991 et qu’il considère comme une période de colonisation par l’Occident. Il appelle à une reconstruction totale du pays : une reconstruction économique, sociale mais, avant tout, idéologique. À ses yeux, la guerre actuelle est un « combat pour la libération nationale » qui permettra à la Russie de se débarrasser du « joug colonial occidental ».
Tchadaïev a consacré deux livres à Vladimir Poutine : Poutine, son idéologie (2006) et Poutine, nos valeurs (2018). Il y présente « des valeurs et des croyances qui caractérisent le peuple russe et le distinguent des autres peuples » ; critique la « modernité occidentale » ; explique pourquoi « les Russes ne parviennent pas à s’entendre avec l’Occident » et comment « Vladimir Poutine est devenu le principal défenseur et porte-parole des valeurs russes ».
Politique Internationale a rencontré cet influent faiseur d’opinion pour mieux saisir l’état d’esprit de cette Russie qui voit le conflit actuel et le rôle de l’Occident dans l’évolution de l’espace post-soviétique d’une manière radicalement opposée à celle des opinions publiques occidentales.
N. R.
Natalia Routkevitch — Vous présentez l’opération déclenchée par Vladimir Poutine en février comme une guerre de libération nationale visant à affranchir la Russie de l’emprise coloniale de l’Occident. À l’inverse, en Ukraine et en Occident, on voit cette entreprise guerrière comme une manifestation évidente de l’impérialisme agressif d’une Russie prête à tout pour reprendre le contrôle d’un territoire sur lequel elle n’a aucun droit. Comment justifiez-vous votre vision des choses ?
Alexeï Tchadaïev — Pour vous répondre, il faut commencer par présenter la structure de ce colonialisme moderne que l’on appelle parfois « post-colonialisme » — le préfixe « post » servant à atténuer la réalité. Pour ma part, je trouve que le colonialisme moderne n’est pas très différent des colonialismes d’antan, dont les mécanismes sont parfaitement décrits par l’anthropologue américain David Graeber dans son ouvrage Dette, 5 000 ans d’histoire (2). L’un des traits essentiels du colonialisme — comme le montre Graeber — est la corruption, la dégradation intentionnelle des mœurs, ainsi que l’ascension, au sein des sociétés colonisées, des individus les plus abjects et les plus méprisables. Ce sont ceux qui étaient prêts à vendre leurs compatriotes aux marchands d’esclaves que les colonisateurs plaçaient au sommet de la pyramide sociale, et à qui ils donnaient en priorité accès aux « bienfaits de la civilisation ». Cette promotion des personnes les plus indignes, les plus méprisées au sein de leur propre communauté, a été un grand traumatisme pour les peuples colonisés. Cela a créé un profond antagonisme social : les élites étaient considérées comme étrangères, car parvenues au pouvoir uniquement grâce aux faveurs de leurs protecteurs extérieurs.
En Chine, on appelle ces parvenus les « gens-bananes » : jaunes à l’extérieur, blancs à l’intérieur. Ce sont des indigènes qui, par carriérisme, ont adopté une culture étrangère qu’ils s’efforcent de diffuser au sein de leur propre société.
Je vous raconte tout ça pour que vous compreniez bien ce qui s’est passé après 1991. Après avoir perdu la guerre froide, la Russie n’a pas subi de colonisation ou d’occupation formelle, mais les conséquences de sa défaite ont été comparables, par leurs effets tragiques, aux effets du colonialisme. Je ne parle pas seulement de l’appauvrissement et de la déchéance terrible d’un grand nombre de Russes. Le plus grave à mes yeux, c’est que le phénomène décrit par Graeber s’est vérifié dans toute sa splendeur : des personnes vues en Russie comme des traîtres, des gens infréquentables, des escrocs se sont emparées des leviers du pouvoir et se sont enrichies au-delà de toute limite, tout en obtenant un brevet de respectabilité aux yeux de l’Occident.
N. R. — Cette ouverture vers l’Occident n’était-elle pas souhaitée à l’époque par les forces vives du pays ? Les gens qui ont accédé au pouvoir dans les années 1990 ne croyaient-ils pas sincèrement dans la nécessité de démocratiser la Russie en s’inspirant du modèle occidental
A. T. — Dans leur grande majorité, ces gens-là n’étaient pas des pro- occidentaux ou des libéraux convaincus ; ils n’étaient pas …
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