Les Grands de ce monde s'expriment dans

Russie-Ukraine : un affrontement inéluctable

Pour tous ceux qui s’intéressent aux ressorts de la politique russe et à la façon dont Moscou voit le monde, les analyses de Fiodor Loukianov constituent depuis des années une précieuse source de compréhension. Quoique proche du Kremlin, ce politologue expérimenté, âgé aujourd’hui de 56 ans, conserve une certaine liberté de ton et cherche, même dans le contexte actuel, à préserver une position aussi équilibrée et aussi dépassionnée que possible. C’est pour cette raison que, lorsqu’il s’agit de commenter la stratégie internationale de la présidence russe, les médias nationaux et internationaux se tournent très régulièrement vers cet expert dont la notoriété dépasse largement les frontières de son pays.

Diplômé en philologie de la prestigieuse Université Lomonossov de Moscou, polyglotte et passionné de géopolitique, Loukianov a commencé à se faire connaître en tant que journaliste politique en 1991, l’année de la disparition de l’URSS. Il s’est imposé comme une autorité incontournable dans le monde de l’expertise politique à partir de 2002, quand il a pris le poste de rédacteur en chef de la revue La Russie dans la politique globale, fraîchement créée sur le modèle et avec le soutien de la revue américaine de référence Foreign Affairs.

Cette publication très appréciée aussi bien par les experts que par le grand public — en Russie et à l’étranger, grâce à la version en anglais — bénéficie de l’appui du Conseil de politique extérieure et de défense (SVOP), think tank fondé en 1992 (qui se présente comme une organisation non gouvernementale, financée par des dons). Le Conseil se fixe pour objectif de contribuer à l’élaboration et à la mise en œuvre des stratégies de développement de la Fédération de Russie, ainsi qu’à la définition des orientations de sa politique étrangère et de défense ; il réunit de nombreux spécialistes dont l’avis pèse auprès des décideurs politiques. C’est Fiodor Loukianov qui co-préside l’institution, aux côtés de son fondateur Sergueï Karaganov (1).

Le Club Valdaï, fondé en 2004, est l’une des créations les plus fameuses de ce Conseil. Cet événement s’est imposé comme « le » rendez-vous géopolitique annuel pour des experts du monde entier, invités en Russie pour débattre de l’actualité et chercher ensemble « des solutions à des problèmes mondiaux ». C’est aussi l’occasion, pour les autorités russes, de transmettre leur vision du monde : Vladimir Poutine et les responsables politiques de haut rang sont toujours fidèles au rendez-vous et s’expriment longuement face à Fiodor Loukianov, grand ordonnateur de l’événement.

Pris au dépourvu par le déclenchement de l’« opération militaire spéciale » en février 2022 — et, de son propre aveu, très secoué par ce conflit meurtrier —, il continue son travail d’expert qui, aujourd’hui, consiste avant tout à chercher des voies pour sortir de la guerre avec le moins de dégâts possibles pour la Russie. Dans cet entretien exclusif, il livre à Politique Internationale sa vision des causes de la guerre, de son déroulement et de ses conséquences pour la Russie, pour l’Ukraine et pour les équilibres mondiaux.

N. R.

Natalia Routkevitch — Plus d’un an s’est écoulé depuis le début de ce que la Russie continue de qualifier d’« opération militaire spéciale » en Ukraine. Était-il prévisible que les hostilités durent si longtemps ? Les dirigeants russes s’attendaient-ils à un conflit de longue haleine ou bien ont-ils commis une erreur de calcul en croyant à une invasion rapide et victorieuse ?

Fiodor Loukianov — Aujourd’hui, on peut affirmer avec certitude qu’il y a eu une erreur d’appréciation sur la durée de l’opération. Toutes les sources, toutes les fuites d’informations dont nous disposons abondent en ce sens. Personne, au sommet du pouvoir russe, ne prévoyait que les événements puissent prendre la tournure qu’ils ont prise. Ceux qui ont lancé l’opération s’attendaient à une campagne rapide et beaucoup moins meurtrière. Mais très vite — à peine deux ou trois semaines après le 24 février — il est apparu que les choses n’allaient pas se passer comme prévu. Indiscutablement, ce fut une énorme erreur de calcul. Les responsables russes avaient largement sous-estimé le potentiel militaire de l’Ukraine et l’état d’esprit de la population ukrainienne.

N. R. — Pourquoi une erreur aussi grave a-t-elle été commise ?

F. L. — Je n’en connais pas les raisons exactes, je ne peux qu’avancer des hypothèses. Sans doute nos responsables ont-ils été insuffisamment informés, ou mal informés, ou les deux. Quoi qu’il en soit, le tableau que notre commandement se faisait de la situation en Ukraine était manifestement inexact, c’est le moins que l’on puisse dire. D’ailleurs, le président Poutine l’a fait comprendre indirectement dans quelques interventions plus tardives (2). La guerre s’est déroulée selon un scénario imprévu — d’ailleurs, les guerres se déroulent rarement selon un schéma préétabli. Notre commandement a dû improviser en prenant en compte des facteurs multiples : la situation sur le front, la situation à l’intérieur du pays, la situation à l’extérieur... La campagne a pris le caractère d’une guerre d’attrition, d’une guerre longue dans laquelle aucune des parties n’est prête à faire des compromis.

N. R. — Après le choc que la société russe a subi il y a un an avec le déclenchement des hostilités, peut-on dire qu’elle s’est globalement accommodée de la situation ?

F. L. — Oui, on peut dire qu’après le choc initial et une période assez fiévreuse où l’on vivait dans l’attente des nouvelles tous les jours la société s’y est globalement habituée. Beaucoup de ceux qui ont été profondément scandalisés par l’attaque russe contre l’Ukraine ont quitté le pays. Ceux qui étaient indifférents depuis le départ sont restés indifférents. Même si, plus la guerre dure, moins on peut rester à l’écart, car des franges de plus en plus larges de la population sont directement touchées par ses conséquences. Enfin, de nombreux Russes voient ce qui se passe comme une tragédie, mais restent fidèles à leur pays.

N. R. — Il y a donc, chez la plupart de ceux qui sont restés en Russie, une sorte de « ralliement autour du drapeau » ? C’est …