Les Grands de ce monde s'expriment dans

Aider l'Ukraine coûte que coûte

Isabelle Lasserre — Vous avez toujours clairement dénoncé la menace russe. Depuis l’invasion du 24 février 2022, votre position a été, au sein de l’Europe, l’une des plus courageuses et des plus clairvoyantes, avec celles de la Pologne et des deux autres pays baltes. D’où vient cette force, cette conviction ?

Kaja Kallas — Du fait que, pour nous, les choses sont très claires. Elles sont claires depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et même depuis l’attaque de la Géorgie en 2008. Qu’est-ce qui est si clair ? Le fait que l’Histoire se répète. C’est la même pièce qui se joue année après année. C’était déjà le cas pendant l’occupation soviétique des pays baltes jusqu’à ce que nous recouvrions notre indépendance il y a trente ans. Les jeunes Estoniens, ceux qui sont nés depuis, ont toujours considéré, comme d’ailleurs les jeunes Allemands et les jeunes Français, que la liberté leur était due. Contrairement à ma génération qui a vécu l’histoire douloureuse de l’occupation, ils n’avaient peur ni du présent ni de l’avenir. Mais aujourd’hui, brusquement, ils voient que tout ce qu’ils ont appris dans les livres d’Histoire se reproduit en Ukraine.

I. L. — Pensez-vous que les pays occidentaux ont suffisamment et assez rapidement aidé l’Ukraine ?

K. K. — L’objectif de tous les Occidentaux doit être de faire triompher la liberté sur la tyrannie et je pense que nous avons fait beaucoup pour avancer dans cette direction. Mais avons-nous fait assez ? Non. Nous aurons « fait assez » le jour où cette guerre sera terminée. Pas avant. Je me dis souvent que si les pays occidentaux avaient débloqué dès le début toute l’aide qu’ils fournissent aujourd’hui à l’Ukraine, les choses auraient pu être différentes. Elles auraient pu être encore plus différentes si cette aide avait été acheminée, comme nous l’avons fait nous les Estoniens, en janvier 2022, avant que la guerre ne commence. En signifiant à la Russie que l’Occident était massivement derrière les Ukrainiens et qu’elle ne pourrait pas l’emporter, on aurait peut-être pu dissuader Vladimir Poutine. Mais nos partenaires, malheureusement, ne croyaient pas à l’invasion russe. Or chaque hésitation, chaque délai dans le soutien à l’Ukraine a encouragé la Russie. Je sais qu’il est plus facile de prendre des décisions et de les prendre vite dans de petits pays comme l’Estonie. Les grands pays bougent plus lentement. A fortiori lorsqu’il s’agit de démocraties. Mais le plus important, c’est qu’à la fin tout le monde soit d’accord pour envoyer des armes à l’Ukraine.

I. L. — Comment comprenez-vous les réticences de certains pays, y compris des États-Unis, à livrer certaines armes aux Ukrainiens ? Pourquoi la décision d’envoyer les avions de chasse, qui pourtant paraissait inéluctable, et avant cela les chars et les missiles anti-aériens, a-t-elle pris tant de temps ?

K. K. — Bien sûr, il est facile pour moi, la première ministre d’un pays qui n’a pas d’avions, d’invectiver les autres en leur demandant de livrer des avions de chasse ! Mais je suis …