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Loukachenko, médiateur ou complice ?

La Biélorussie (1) est l’un des rares pays qui soutiennent la Russie dans son conflit avec l’Ukraine, qui lui fournissent une aide logistique et qui partagent, globalement, la vision officielle russe de la guerre. Même si les forces biélorusses ne participent pas aux combats, le pays a servi de base arrière à la Russie pour lancer ses troupes à l’assaut de l’Ukraine en février 2022.

Depuis le début de l’intervention, Minsk a intensifié sa coopération diplomatique, économique et militaire avec Moscou. Le président Alexandre Loukachenko, âgé de 68 ans et au pouvoir depuis 1994, appuie pratiquement sans réserve son homologue russe Vladimir Poutine. Le 2 mars 2022, la Biélorussie a été l’un des cinq pays — avec la Russie, la Syrie, l’Érythrée et la Corée du Nord — à voter contre la résolution exigeant un retrait complet des forces russes. Par la suite, Loukachenko a réitéré son soutien à plusieurs reprises, affirmant notamment : « Ni juridiquement ni moralement les Biélorusses n’ont le droit de ne pas soutenir la Russie » (2).

Alexandre Loukachenko a de nouveau apporté la preuve de sa loyauté à Vladimir Poutine lors de la stupéfiante mutinerie du puissant groupe militaire privé Wagner (3) du 24 juin 2023, en jouant à la surprise générale un rôle de médiateur et en « convainquant » son chef Evguéni Prigojine de stopper sa marche sur Moscou. « Si la Russie connaît des troubles, si elle s’effondre, nous serons, nous aussi, ensevelis sous les décombres, nous ne tiendrons pas », explique-t-il quelques jours après les événements. L’accord prévoit que Prigojine s’installe en Biélorussie en échange de l’abandon des poursuites pour trahison et rébellion déclenchées par la justice russe. D’après Loukachenko, « les commandants de Wagner qui s’installeront en Biélorussie pourront partager leur savoir-faire avec l’armée biélorusse ».

Les liens qui unissent la Russie et la Biélorussie sont très forts, et ils se sont encore resserrés depuis quelques années. Le processus lancé dans les années 1990, qui consiste à former une union de type confédéral, a franchi une nouvelle étape avec la signature, en novembre 2021, par Loukachenko et Poutine, d’une série de vingt- huit accords portant sur l’intégration des systèmes monétaires, la création d’un espace de paiement commun et l’adoption de nouvelles règles fiscales communes. Ces accords prévoient également l’instauration d’un marché unique de l’énergie, l’harmonisation des règlements et des normes dans de nombreux secteurs d’activité, etc. Au même moment, le président Loukachenko a reconnu la Crimée, annexée par la Russie en 2014, comme territoire légalement russe, ce qu’il refusait de faire auparavant.

D’après plusieurs spécialistes (4), ce rapprochement s’explique en grande partie par les sanctions particulièrement sévères décrétées par les Occidentaux à l’encontre du régime. Rappelons que, en août 2020, Loukachenko a été proclamé vainqueur de l’élection présidentielle, ce qui a été contesté par l’opposition. S’ensuivirent des protestations massives, que le gouvernement a violemment réprimées. L’Occident a alors adopté une série de mesures visant à punir Minsk et à l’isoler sur la scène internationale. La situation est restée très tendue durant plusieurs mois après la présidentielle. De nombreux opposants ayant participé aux manifestations contre Loukachenko ont été jetés en prison. D’autres ont quitté le territoire. Svetlana Tikhanovskaïa, la candidate unique de l’opposition considérée par ses partisans et par certains gouvernements occidentaux comme le véritable vainqueur, a été obligée de fuir en Lituanie, de même que plusieurs membres de son entourage (5). À ce jour, le pays compte près de 1 500 prisonniers politiques (6). Alexandre Loukachenko et ses partisans ont, quant à eux, présenté ces manifestations comme une tentative visant à déstabiliser le pays, une « révolution de couleur » orchestrée par l’étranger.

Dans ce contexte, la grâce accordée au printemps 2023 à deux prisonniers parmi les plus connus — le journaliste biélorusse Roman Protassevitch et sa compagne russe Sofia Sapega — a suscité un grand étonnement. Ancien rédacteur en chef du média d’opposition Nexta, qui avait joué un rôle clé dans la contestation du pouvoir en 2020, Protassevitch était parti en 2019 pour s’installer en Europe de l’Est (d’abord en Pologne, puis en Lituanie). Il a été arrêté avec sa compagne en mai 2021 à l’issue de la spectaculaire interception de l’avion de ligne dans lequel il se trouvait alors qu’il survolait la Biélorussie. Il avait été condamné à huit ans de prison, Sapega, à six ans (7).

L’attaque de l’Ukraine par la Russie n’a fait qu’accentuer la pression occidentale exercée sur Minsk du fait de son alliance stratégique avec Moscou. Sans remettre en question ce lien privilégié, Alexandre Loukachenko essaie régulièrement de se poser en pacificateur et en médiateur, affirmant qu’il est nécessaire d’arrêter le bain de sang au plus vite. Au début du conflit, en mars 2022, la Biélorussie a organisé plusieurs rounds de négociations entre la Russie et l’Ukraine (8). En février 2023, Loukachenko a proposé aux présidents américain et russe de venir à Minsk pour

« mettre fin à la guerre ». Malgré cette volonté manifeste de ne pas être mis dans le même panier que Moscou, une large partie des décideurs occidentaux, ainsi que Kiev, voient la Biélorussie comme un co-agresseur.

De son côté, Loukachenko a eu des mots très durs à l’égard du gouvernement ukrainien, qu’il accuse de fomenter des actes terroristes sur le territoire biélorusse et de vouloir entraîner son peuple dans le conflit armé. Une accusation identique a été adressée à la Pologne voisine, dont la « militarisation excessive » inquiète Minsk. C’est par la nécessité de répondre à ces menaces que Loukachenko justifie la décision prise conjointement avec Poutine en mars 2023 de déployer des armes nucléaires tactiques sur son sol. Le contrôle de ces armes, dont la livraison a commencé en mai, restera cependant entre les mains de Moscou. Ce déploiement préoccupe fortement non seulement les pays occidentaux, mais aussi d’autres pays de la région ainsi que la Chine (9).

Il est important de noter le développement spectaculaire de la présence chinoise en Biélorussie ; aujourd’hui, Pékin est le deuxième partenaire de Minsk après Moscou. Début mars, Alexandre Loukachenko s’est rendu sur place pour conclure une nouvelle série d’accords avec la République populaire, et ses relations personnelles avec Xi Jinping sont excellentes. Il semble que, tout comme la Russie, la Biélorussie opère un revirement important vers l’Asie en développant sa participation dans des structures de coopération alternatives à celles forgées par l’Occident.

Pour mieux comprendre la position et l’évolution de ce petit pays (9,5 millions d’habitants) en plein tumulte géopolitique, Politique Internationale s’est entretenue avec son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Aleïnik. Ce diplomate chevronné fut notamment ambassadeur à Londres de 2013 à 2020. Vice-ministre des Affaires étrangères depuis 2020, il a été propulsé à la tête du ministère à la suite du décès, le 26 novembre 2022, du précédent titulaire du poste, Vladimir Makeï, qui détenait ce portefeuille depuis dix ans.

N. R.

Natalia Routkevitch — Au début du conflit qui ensanglante la région depuis un an et demi, une solution diplomatique semblait encore possible. Plusieurs rounds de négociations entre la Russie et l’Ukraine se sont déroulés en Biélorussie en février- mars 2022. D’après les révélations de l’ex-premier ministre israélien, Naftali Bennett, qui avait à l’époque joué le rôle de médiateur entre Moscou et Kiev (10), un accord était sur le point d’aboutir. Partagez-vous son avis ? Que pouvez-vous dire sur ces négociations et pourquoi ont-elles pris fin ?

Sergueï Aleïnik — La Biélorussie a accueilli trois rounds de négociations. Le premier, le plus difficile à mettre en place, n’a pu être organisé qu’après une conversation téléphonique entre Alexandre Loukachenko et Volodymyr Zelensky. J’attire votre attention sur le fait que, jusqu’à présent, personne n’a réussi à le faire, à l’exception de la Biélorussie et de nos partenaires turcs. Nous ne sommes pas partie prenante de ce conflit, mais, en tant que voisins des belligérants, en tant que pays ayant de longue date des liens étroits avec l’Ukraine et, en même temps, des relations d’alliance avec la Russie, nous sommes profondément impliqués et affectés par ces événements.

Dès le départ, il était essentiel pour nous de tout faire pour mettre un terme à la violence et favoriser une résolution du conflit autour de la table des négociations. À l’époque, il y avait encore de très bonnes chances d’y parvenir. Nous le savions pertinemment.

Nous-mêmes n’avons pas participé à ces négociations, mais nous avons fourni un cadre pour qu’elles puissent avoir lieu dans les meilleures conditions et que la sécurité des délégués russes comme ukrainiens soit assurée. Par la suite, il y a eu beaucoup de spéculations au sujet de cet événement mais — je vous le dis franchement —, à l’époque, tout le monde nous a été reconnaissant.

Je tiens à souligner que, contrairement à certains gouvernements occidentaux, nous n’avons pas besoin de faire de la « communication » sur ce sujet ou de marquer des points politiques. Nous désirions sincèrement — et nous désirons toujours — l’arrêt des pertes humaines et la stabilisation de la situation.

Le premier round a été, comme je vous ai dit, le plus difficile. Mais il a permis de lancer le processus : les parties se sont rencontrées, ont échangé leurs points de vue, ont discuté des options possibles. À la fin, la discussion était purement technique, les parties étaient d’accord sur les points principaux. En outre, dans le cadre de ce règlement, le statu quo territorial était maintenu, ce qui veut dire que si les négociations n’avaient pas été sabordées, toutes les péripéties territoriales auxquelles on a assisté plus tard (11) ne se seraient pas produites.

N. R. — Pourquoi ces négociations se sont-elles finalement soldées par un échec, selon vous ?

S. A. — Naftali Bennett et mon homologue russe Sergueï Lavrov ont, tous les deux, révélé les raisons de ce fiasco. Ils s’accordent à dire que c’est « l’Occident collectif » qui a poussé l’Ukraine …