Son histoire personnelle épouse celle de la construction de son petit pays. Et sa généalogie familiale rejoint les grands affrontements de l’histoire universelle. José Ramos-Horta, né le lendemain de Noël de 1949, est le fils d’une Timoraise qui fuyait l’invasion japonaise de l’île lors de la Seconde Guerre mondiale. « La Marine australienne, arrivée pour évacuer ses soldats, embarquait également tous ceux qui les accompagnaient, dont ma mère et ma tante, se souvient l’actuel président du Timor oriental. Il y avait aussi quelques citoyens portugais… dont un monsieur qui épousa ma mère avant de devenir mon père. » Un marin de l’armée portugaise, un mutin qui s’était rebellé contre la dictature de Salazar et exilé à l’autre bout du monde. Un taciturne qui finit par représenter l’administration de la mère patrie dans un village de ce confetti d’empire.
Le Timor oriental, officiellement la République démocratique du Timor-Leste, est le 191e État à avoir intégré, en 2002, l’Organisation des Nations unies. L’antépénultième, avant le Monténégro en 2006 et le Soudan du Sud en 2011. Il fallut s’y prendre à deux fois pour que le territoire, qui couvre la moitié est de l’île de Timor — la moitié occidentale appartient à l’Indonésie — accède pleinement à l’indépendance. La première tentative date de 1975, à l’époque où la métropole portugaise lâchait ses dernières possessions en même temps qu’elle se défaisait de la dictature salazariste par la Révolution des œillets. L’expérience ne dura qu’une semaine avant que l’Indonésie gouvernée par un autre autocrate, Suharto, n’occupe le pays en usant d’un prétexte à même de convaincre alliés américains et australiens : le containment du communisme soupçonné d’inspirer les indépendantistes du Fretilin (1). Jakarta imposa pendant vingt-cinq ans sa chape de plomb à une population dont une partie livra une lutte de guérilla et souffrit la répression brutale du régime.
C’est à cette époque que José Ramos-Horta choisit de poursuivre le combat depuis l’extérieur. Cette décision lui sauva probablement la vie. Elle lui permit, en tout cas, d’engranger les soutiens internationaux, du siège des Nations unies à New York aux grandes capitales européennes, dont Paris et Berlin, où il connaît, dit-il, « tous les dirigeants », en passant par Lisbonne. Autant d’amis personnels qui, par son truchement, devinrent des alliés du Timor et facilitèrent l’accès en 2002 à la vraie indépendance, la définitive, celle dont on a récemment célébré le vingtième anniversaire. Difficile d’imaginer un Timor reconnu par le concert des nations sans le labeur infatigable de ce social-démocrate patient, qui lui valut le prix Nobel de la paix en 1996. Vingt et un ans ont passé depuis l’entrée à l’ONU, vingt-quatre depuis le retrait de l’Indonésie à la suite du référendum qui approuva l’indépendance par 78,5 % des suffrages. Deux décennies de liberté, « la plus grande des justices » selon Ramos-Horta.
Depuis 2002, les jeux de pouvoir tournent autour de cinq hommes (2). Le premier est le grand leader du Fretilin et de la lutte anticoloniale, Xanana Gusmão, prisonnier à Jakarta entre 1992 et 1999 et élu président en 2002. Gusmão a désigné deux premiers ministres, le secrétaire général du Fretilin Mari Alkatiri, puis Ramos-Horta en 2006. Avant que Ramos-Horta ne soit élu président pour un premier mandat en 2007 et nomme à la tête du gouvernement… Xanana Gusmão. Francisco Guterres et José Maria Vasconcelos complètent les jeux d’alliances et de chaises musicales. Des relations de microcosme que dédramatise Ramos- Horta, élu à nouveau président en mai 2022 avec 62 % des voix, et qui dit « parler avec tout le monde, même avec ceux qui ne se parlent pas entre eux ».
En vingt ans de vie politique émancipée, il faut reconnaître au Timor des avancées réelles. Le pays est un champion de la démocratie, d’abord. Freedom House (3) le situe en tête des pays d’Asie du Sud-Est et seul dans la catégorie des États « entièrement libres » de la région. Reporters sans Frontières souligne aussi le respect de la liberté de la presse et lui accorde une belle 17e place mondiale. En termes de développement économique et social, en revanche, le pays continue d’être à la traîne, en 140e position dans l’Indice de développement humain élaboré par le PNUD (4).
Débarrassé de ses complexes, le Timor oriental que son président nous présente n’est plus celui d’un peuple asservi en quête de reconnaissance. Il s’assume désormais en territoire stratégique. Petit Poucet modeste de l’Asie du Sud-Est, certes, mais partenaire stable, loyal et ambitieux, prêt à prendre toute sa place dans le jeu diplomatique international.
Mathieu de Taillac — Monsieur le Président, au cours de votre vie, vous avez connu la colonisation portugaise, l’occupation indonésienne, l’exil et l’indépendance. Commençons par le commencement. À quoi ressemblait le Timor portugais de votre enfance, celui des années 1950 et 1960 ?
José Ramos-Horta — Nous étions douze frères et sœurs, dix d’une mère et deux d’une autre, et nous avons passé notre enfance dans un village rural. Un petit camion chinois venait une fois par an fournir quelques marchandises aux misérables commerces locaux. Un peu de sucre, quelques ustensiles. Mais les étals étaient le plus souvent vides.
Mon père, qui parlait essentiellement portugais, ne nous adressait jamais la parole. Ma mère, qui parlait surtout tétoum (5), assurait seule la conversation. Alors je n’ai pas parlé un mot de portugais avant d’aller à l’école, dans une mission catholique que j’ai intégrée à l’âge de six ans. J’y suis resté sept ans. Tous les jours de la semaine, on mangeait du maïs, du maïs et encore du maïs. Un maïs dur, sec, qui n’avait rien à voir avec le joli maïs que l’on trouve aujourd’hui au supermarché ! Le dimanche, on avait parfois du riz blanc. Et on était content. Je n’ai jamais vu de pain à cette époque. Avec un peu de chance, on pouvait manger du manioc bouilli au petit-déjeuner.
L’éducation était religieuse et très conservatrice, même si à l’époque je ne savais pas ce que ce terme voulait dire. J’étais très pieux, j’allais à la messe tous les jours, je priais sans arrêt, le rosaire en entier. Et puis chaque soir, je me confessais. Mais le prêtre nous disait : « Peu importe que vous ayez été bon pendant toute votre vie. Si vous avez eu une seule pensée mauvaise juste avant de mourir, vous irez tout droit en enfer ! » Alors, pour me protéger de l’enfer et du diable, quand on m’ordonnait de réciter un acte de contrition, j’en disais trois, quatre ou cinq, pour avoir une marge de sécurité. J’avais une vision très pragmatique de la religion !
M. de T. — Quels souvenirs vous a laissés la colonisation portugaise ? A-t-elle contribué à former votre conscience politique ?
J. R.-H. — Quand j’étais enfant, j’étais très sensible aux situations d’injustice. Je me souviens qu’un jour j’ai vu des hommes être punis sans que j’en connaisse le motif. Là où j’habitais, il n’y avait pas de prison, alors on les obligeait à se tenir debout, au soleil, face au drapeau portugais. Pendant des heures. Ils ne subissaient aucune violence, mais j’étais révolté. Je ressentais aussi de la compassion pour ces hommes. Je suis resté là un bon moment, j’essayais de savoir quoi faire. Et puis quelqu’un est arrivé pour les libérer.
L’autorité portugaise donnait parfois lieu à des situations ridicules qu’on ne rencontrait nulle part ailleurs. Dans certains villages il n’y avait qu’un seul représentant de l’administration coloniale. Mon père était l’un d’entre eux. Il n’y avait aucun policier portugais, aucun soldat. Uniquement une …
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