Les Grands de ce monde s'expriment dans

Jérusalem, capitale introuvable

Catherine Dupeyron — Jérusalem, dix-huit fois détruite, incarne-t- elle le conflit israélo-palestinien mieux que la colonisation ou la question des réfugiés ?

Vincent Lemire — Jérusalem représente bien plus que cela. La ville est aussi le théâtre majeur d’une conflictualité interne à l’État d’Israël : celle de la confrontation entre laïcs et religieux, ce qui a peu à voir avec le conflit israélo-palestinien. Plus fondamentalement, je n’adhère pas au postulat selon lequel Jérusalem serait le dossier le plus complexe de ce conflit. D’après moi, l’une des erreurs des accords d’Oslo a précisément été de laisser Jérusalem de côté au prétexte que ce problème aurait été trop compliqué : la question des réfugiés et celle des colonies sont en réalité beaucoup plus difficiles à résoudre.

En revanche, penser Jérusalem comme la capitale de deux États est un schéma viable pour peu que les conditions politiques soient réunies. Dans cette perspective, Jérusalem serait une ville ouverte, sans frontière ni checkpoint, avec une municipalité partagée où tous les habitants, Israéliens et Palestiniens, auraient des cartes d’identité différentes mais paieraient tous leur taxe d’habitation à la même entité municipale. Rien ne s’oppose à cette solution, ni sur un plan théorique ni sur un plan pratique. Ce sont les perspectives politiques qui manquent. Or l’histoire de la municipalité mixte de Jérusalem, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, permet justement d’envisager une telle coexistence entre les différentes communautés.

C. D. — En quoi consistait cette « municipalité mixte » ?

V. L. — Fondée en 1863, cette municipalité est l’une des premières de l’Empire ottoman ; elle va servir de modèle pour les autres villes cosmopolites de l’Empire, grâce à une loi votée au parlement d’Istanbul en 1877. Jérusalem se modernise considérablement durant cette période. Il existe bien sûr des tensions entre sionistes et arabes, mais elles ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui.

Le moment inaugural d’une conflictualité explicite entre sionistes et arabes de Jérusalem date de 1920 avec les émeutes de Nabi Moussa (1) qui font plusieurs morts des deux côtés. Le pèlerinage annuel de Nabi Moussa vers Jérusalem est en effet réactivé cette année-là par les autorités islamiques afin de concurrencer la pâque juive et la pâque chrétienne par une grande fête musulmane. Le maire de Jérusalem, Moussa Qazem al-Husseini, est révoqué pour avoir participé aux manifestations. Dès lors, la municipalité est prise dans le tourbillon du conflit politique.

L’étape suivante, ce sont les émeutes d’août 1929 au Mur occidental — Mur des lamentations dans la terminologie chrétienne. Elles commencent par un conflit d’usage, fait banal dans la plupart des sanctuaires de Jérusalem — les Juifs apportent des chaises à côté du Mur contrairement à la réglementation des Britanniques—, mais elles dégénèrent pour des raisons politiques et entraînent des centaines de morts dans toute la Palestine, avec notamment les massacres d’Hébron et de Safed (2). Le premier grand affrontement  physique armé entre nationalistes palestiniens et sionistes démarre donc à Jérusalem, à propos d’un lieu saint. On a là tous …