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Le pivot turc

L’attitude de la Turquie à l’égard du conflit russo-ukrainien soulève de nombreuses interrogations. Évoluant depuis des décennies dans un environnement géopolitique exceptionnellement troublé, Ankara a décidé, au moment de l’offensive russe, de calculer au plus près de ses intérêts : son choix fondamental a été de rester à équidistance des parties prenantes, dans une neutralité active qui met in fine sous pression tous les protagonistes du drame. Elle a condamné l’offensive russe, mais maintenu et même développé sa relation avec Moscou à la faveur de la guerre ; elle soutient l’Ukraine, mais sous réserve que cela ne déséquilibre pas son jeu d’ensemble ; elle gagne de nouveaux leviers sur l’Otan, alors que les États-Unis espéraient la faire enfin rentrer dans le rang ; elle se permet même de relancer ses prétentions européennes, sans avoir rien concédé sur ce qui bloque traditionnellement ses relations avec l’UE.

En jouant constamment avec les limites, et en ajustant sa position au fil des développements sur le théâtre des opérations, la Turquie fait plus que tirer son épingle du jeu. Elle confirme, dans un voisinage très concurrentiel, son statut de puissance moyenne acquis ces vingt dernières années sous la houlette de l’AKP. Le président Recep Tayyip Erdoğan, élu pour un troisième mandat au mois de mai, peut désormais se concentrer sur les intérêts nationaux turcs sans passer avec ses partenaires occidentaux des compromis que son opinion publique voyait comme des compromissions.

Conscient que la guerre chamboule la distribution des rôles sur la scène mondiale, il a su s’extraire des contraintes qu’elle impose pour saisir les opportunités qu’elle offre et s’ouvrir ainsi des perspectives plus larges.

La Turquie joue son propre jeu

Avant la guerre, la Turquie s’était rapprochée de l’Ukraine tout en partageant de multiples dossiers avec la Russie. Sa réaction n’était donc pas écrite d’avance, mais il y avait cependant un précédent : Ankara avait condamné en 2014 l’annexion de la Crimée par Moscou, qui avait agi comme une piqûre de rappel confirmant la dangerosité russe — la terre des Tatars étant l’objet d’un contentieux historique entre les deux pays. Mais, dans le même temps, les Turcs refusaient d’appliquer les sanctions.

L’Otan retient son souffle

Quelques semaines avant l’offensive russe, le président Erdoğan était à Kiev où il s’affichait en duo avec Volodymyr Zelensky : les deux hommes construisent pas à pas depuis quelques années un « partenariat stratégique » inspiré par une préoccupation commune à l’égard des agissements de la Russie en mer Noire. La dernière étape de ce partenariat était la mise en place d’une coopération dans l’industrie de la défense, secteur hautement stratégique pour Ankara qui cherche à s’autonomiser sur ce plan.

La relation russo-turque semblait se renforcer en parallèle, sous l’œil inquiet des Américains et des Européens. Empreinte de méfiance, cette relation compte néanmoins beaucoup pour les deux parties, qui sont engagées ensemble sur plusieurs terrains géographiques et partagent une même frustration stratégique à l’égard du camp occidental. Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine se connaissent bien car ils se côtoient …